Le verset de Vents de Saint-John Perse

 

Carla van den Bergh

Fondation Thiers

CarlavandenBergh@yahoo.fr

 

Je remercie chaleureusement M. Michel Murat de ses remarques et suggestions particulièrement éclairantes

 

On est en droit de se demander si quelque chose comme le verset de Saint-John Perse existe. Tout le monde le reconnaît intuitivement, mais peu le définissent exhaustivement, à commencer par son auteur. De fait, le verset de Saint-John Perse n’a été l’objet d’aucune étude d’ensemble. Il s’agira de partir du peu d’indications laissées par le poète afin d’encadrer les définitions de strophe et de verset. Par rapport aux œuvres de jeunesse, Vents paraît le recueil de la strophe et du verset stabilisés. Dans une perspective progressive, qui part du macro texte du recueil pour aller jusqu’au niveau du verset, nous tenterons de voir comment la strophe peut avoir un rôle métrique[1] dans une économie plus générale de la répétition. Or dans la mesure où l’organisation syntaxique du verset reprend pour partie celle de la strophe, il faudra tenter de discerner ce qui relève du stylistique et du métrique à ces deux niveaux. Le verset comme niveau le plus élémentaire typographique demeure à cette fin une unité spécifique. Une typologie des versets de Vents pourra alors être envisagée au terme de ce parcours.

I De la strophe dans Vents

Du flou artistique au sujet du verset

 

En 1955, Saint-John Perse évoque dans une lettre à Katherine Biddle, à l’occasion de la traduction de ses poèmes en anglais, une « métrique interne[2] », qui serait « rigoureusement traitée dans la distribution générale et l’articulation de grandes masses prosodiques (où sont bloqués, par strophes ou laisses, dans une même et large contraction, avec la même fatalité, tous éléments particuliers, traités comme des vers réguliers – ce qu’ils sont en réalité). » Ainsi Saint-John Perse oppose-t-il sa « versification précise encore qu’inapparente » aux « conceptions courantes du “ vers libre ”, du “ poème en prose ” ou de la “ grande prose poétique ” ». Mais nulle trace du « verset » dans cette lettre. Pourtant il apparaît dans une missive de Saint-John Perse, en 1949, à Jean Paulhan, au sujet de la contribution d’Allan Tate à l’Hommage des Cahiers de la Pléiade. Saint-John Perse y conseille d’ « ajouter, au début du verset cité, pour le rendre compréhensible, la phrase initiale de la strophe (207) :

« Guidez ô chances, vers l’eau verte les grandes îles alluviales arrachées à leur fange !… qu’elles descendent, tertres sacrés, etc.[3] ».

Enfin, il emploie, dans une visée méta poétique, le terme dès le chant liminaire de Vents :

Flairant la pourpre, le cilice, flairant l’ivoire et le tesson, flairant le monde entier des choses,

Et qui couraient à leur office sur nos plus grands versets d’athlètes, de poètes,

C’étaient de très grands vents en quête sur toutes pistes de ce monde,

Sur toutes choses périssables, sur toutes choses saisissables, parmi le monde entier des choses… (179)

On peut imaginer que métaphoriquement, le terme de versets renvoie aux pistes des vents, soit la forme dans laquelle l’inspiration poétique suscitée par les vents se déploie. Le verset est bien la mesure d’un souffle, à la hauteur de la célébration de son sujet. Saint-John Perse n’était pas réfractaire à l’appellation de « verset » pour sa forme, contrairement à Claudel. L’ethos épidictique du verset convient à sa poésie, comme le suggère la citation précédente. De plus, le terme de « verset » présente l’avantage de ne pas figer l’analyse. Car si Saint-John Perse admet une métrique cachée, il demeure attaché à la perception de sa poésie comme une poésie du mouvement. La définition très libre du verset dans le sillage de Claudel, seul maître qu’il se reconnaisse, n’est donc pas pour lui déplaire. Elle lui déplaît d’autant moins qu’il est fort de son originalité stylistique : son verset se distingue radicalement du verset de Claudel. Or la forme s’est nettement stabilisée depuis Exil. Premier fait significatif ; le verset comporte une majuscule à son initiale. Absente parfois au brouillon, elle est rétablie par l’auteur pour l’impression. Ce trait typographique assure une autonomie à la forme dont elle ne disposait pas avant Exil. La majuscule confère un statut unifié et équivalent à tous les versets, comme dans le cadre du vers. Elle permet également de parler de « strophe de versets[4] », selon une configuration qui rappelle le système du vers. Il est à noter que déjà dans « Pluies », dont le début de Vents reprend le verset un peu plus long que la ligne, le tercet s’imposait visuellement, ainsi que dans Exil, où le septain de versets alternait avec le tercet.

Le second fait réside dans une prise de distance par rapport à la tendance à l’enjambement et aux rejets d’éloges et d’Anabase. Le verset de Vents est toujours complet sémantiquement. Si les limites de la phrase ne sont pas forcément celles du verset, du moins ce dernier coïncide-t-il avec des propositions grammaticales, à défaut, des syntagmes. Par extension, le verset concordant au moins au niveau local de la phrase, implique des strophes concordantes au niveau global de la phrase. Cependant, afin d’introduire un peu de variété dans cette concordance, Saint-John Perse aménage parfois des effets d’enjambement comme dans le Chant 5 du livre III :

« Interrogeant la terre entière sur son aire, pour connaître le sens de ce très grand désordre – interrogeant

« Le lit, les eaux du ciel et les relais du fleuve d’ombre sur la terre – peut-être même s’irritant de n’avoir pas réponse… (227)

Le parallélisme morpho-syntaxique, au lieu de constituer le dernier verset du quatrain, est redistribué sur deux versets par un contre-rejet[5]. Dans sa pratique de poète, Saint-John Perse dispose sur le manuscrit en lignes parallèles des propositions parallèles, elles aussi, mais sur le plan grammatical, et de fait, souvent iso numériques. Puis d’une part, il recompose les versets en fonction de leur chiffre interne. D’autre part, pour ne pas créer une concordance grammaticale trop monotone, il rompt les parallélismes comme il le fait déjà depuis éloges, à cette différence près que dans éloges, ce déplacement des parallélismes, par un rejet ou un enjambement, introduisait parfois une mesure impaire. La discordance syntaxique s’accompagnait de discordance métrique. Ici, les cellules syllabiques demeurent souvent paires dans ces cas de discordance syntaxique, à l’image de leur environnement globalement pair. Ainsi cette pratique du détachement [6] se retrouve-t-elle au niveau supérieur du chant, dans la mise en scène isolée par du blanc de la conclusion de certains chants. Elle transparaît également au niveau du recueil, dans le détachement observable au brouillon du dernier chant du dernier livre, par rapport au chant précédent. Cela ne contredit pas la concordance syntaxique de la phrase ou de la proposition avec la strophe et le verset dans Vents, concordance massive qui structure le chant autour d’ensembles, généralement strophiques.

Vérifier à partir d’ici le positionnement des sauts de pages et des inter-titres

D’un usage ambigu du terme de « strophe » et de la confusion résultante

L’absence ou la présence de majuscule peut jouer dans la perception des versets longs : verset, strophe ? Les versets longs de « Neiges » ne comportaient pas tous de majuscule initiale. Mais le soin pris par Saint-John Perse pour discriminer typographiquement les ensembles de « Neiges » du paragraphe prosaïque faisait index vers la poésie : la possibilité exploitée de l’enjambement de verset à verset, corrélée à l’absence de majuscule pour le verset où s’effectue l’enjambement. Toutefois, en dépit de ces indices, plusieurs critiques[7] voient dans les versets compacts de « Neiges » des laisses ou des regroupements de versets. Ce problème va se poser a fortiori avec plus d’acuité pour les versets longs de Vents. Comment distinguer une strophe ou laisse du verset, dans la mesure où ce dernier se fondrait dans un ensemble supérieur, avec lequel il partage désormais l’emploi de la majuscule[8] ? Le problème semble posé par Saint-John Perse lui-même, qui emploie, au sujet d’une section de « Pluies », non composées en tercets, le terme de « strophe », à laquelle il invite Caillois, dans une lettre, à rajouter une ligne[9]:

Au titre VII, 3ème strophe : (souligné) :

Lavez le doute et la prudence au pas de l’action, lavez le doute et la décence au champ de la vision. Lavez, ô Pluies ! la taie sur l’œil de l’homme de bien, sur l’œil de l’homme bien-pensant ; lavez la taie sur l’œil de l’homme de bon goût, lavez la taie sur l’œil de l’homme de bon ton ; la taie de l’homme de mérite, la taie de l’homme de talent ; lavez l’écaille sur l’œil [etc.] 

Seul le Chant VII de « Pluies » comporte six versets plus compacts, se distinguant des cinq tercets des autres chants. Il semblerait donc que Saint-John Perse dénomme « strophes » ses versets les plus longs, mettant l’accent sur leur métrique interne. En cela, il se conforme à sa lettre à K. Biddle, où il n’évoque pas des versets cachés, mais des éléments particuliers, traités comme des vers. Faut-il pour autant abandonner le terme de « verset » ? Cela reviendrait à adopter la seule mesure syllabique du vers interne, comme Saint-John Perse. Or il faut bien mettre à part cette pratique du métronome intérieur du créateur. Pour le lecteur, la distinction typographique des strophes de versets et des versets prend sens, quel que soit le formatage de la page imprimée. Un long verset ne laisse percevoir, ni visuellement ni auditivement, qu’il est une strophe ou un regroupement de vers cachés. En revanche, une strophe se distingue du verset par le blanc restant à la fin de chacun de ses versets sur la partie droite de la page, et par le blanc entre les strophes[10].

L’ambiguïté réside dans cet usage particulier du terme de « strophe ». Or Saint-John Perse l’emploie également dans son sens habituel, pour le regroupement de versets. Dans sa lettre à Paulhan, citée plus haut, Saint-John Perse distingue bien strophe et verset[11]. Dans la suite de sa missive à Roger Caillois, Saint-John Perse use aussi du terme de « strophe » pour le regroupement par distiques de « Poème à l’étrangère ». Certes, l’on pourrait parler d’une scission du même verset, puisque le second verset du distique poursuit le premier pour la syntaxe et le sens. Mais visuellement, la forme, en dépit de l’absence de majuscule du second verset, se présente comme un distique et sera d’ailleurs réutilisée dans « Chant pour un équinoxe ».

L’usage aléatoire des termes de « strophe » et de « verset » par Saint-John Perse ne pose plus problème dès lors que l’on considère que Saint-John Perse mentionne les lignes de ces strophes, et non le verset. Dans ces lettres de pratique éditoriale, les termes de « page », de « strophe » et de « ligne » ne renvoient qu’à la seule présentation matérielle de ses manuscrits. Ils n’engagent pas forcément de définition stylistique ou métrique. Toutefois, on ne peut éluder cette différence pratique qu’établit Saint-John Perse entre ses versets courts et ses longs versets. Dans le dernier cas, il semblerait que le terme de « strophe » serve à distinguer de la prose poétique ce qui se présente visuellement sous la forme du paragraphe. De plus, cette confusion des niveaux par le poète implique une unité d’organisation de la pseudo-strophe, long paragraphe, et du regroupement de versets, au niveau de la métrique interne, mais aussi au niveau de l’organisation syntaxique, comme nous le verrons ultérieurement. Toutefois, la différence rythmique induite par la présentation typographique spécifique des paragraphes longs et des versets regroupés en strophe est telle que l’on ne peut conserver le terme de strophe pour la première occurrence.

Par conséquent, je réserve le terme de « strophe » au seul regroupement supérieur, périodique et réglé de versets. Priorité est donnée à la perception visuelle sur la perception syllabique. De facto, la première s’impose face à un décompte syllabique malaisé, passées les huit syllabes, loi de Cornulier à l’appui[12]. Il est d’usage, à la suite d’Albert Henry, d’appeler « laisses » les strophes de versets. J’établis pour ma part entre les deux termes de « strophe » et de « laisse » une distinction d’ordre métrique et stylistique. En effet, le terme de « strophe » conviendrait pour des ensembles présentant de manière systématique et périodique le même nombre de versets, d’où une consistance métrique, alors que les ensembles aléatoires de versets seraient des laisses[13]. A ce terme qui me gêne un peu pour ses connotations médiévales et pour les assonances qu’il implique entre vers, dont il faut rappeler qu’elles ne sont pas encore systématiques dans Vents, je préfère celui, plus neutre, de « séquence ». D’une certaine façon, depuis Exil, on peut dire que le regroupement ordonné de la strophe fait le verset. A partir du moment où le regroupement par strophes est perçu, même les développements plus longs peuvent, avant toute analyse, être lus comme des versets.

La strophe : un niveau métrique supplémentaire

Vents expérimente en effet, à la suite de « Pluies », un lien entre la nécessité de la strophe et celle du verset, plus encore qu’Amers, qui prétextera la liberté des schémas des strophes et antistrophes du modèle pindarique pour revenir à plus de souplesse. Il est vrai que la strophe n’y paraît plus nécessaire en vue d’assurer une métrique de substitution au système classique du vers. Cette absence de strophe sera palliée par une hypermétrification du verset dans Amers. Dans Vents, Saint-John Perse se crée des contraintes supplémentaires, alors que sa stylistique de la répétition se complexifie.

Dans la majorité des chants, on peut parler d’un type dominant de strophe, soit dix-sept chants sur vingt-six, ou de strophes mêlées sur le modèle des vers mêlés de La Fontaine, soit cinq chants sur vingt-six. Cela a des répercussions sur la perception du souffle de chacun des livres. Le livre I, aux strophes plutôt longues, quatrains, sizains, quintils, huitains et douzains, procède d’un rythme que l’on pourrait qualifier sur l’ensemble du livre de « cadence majeure ». Le livre II, qui présente essentiellement des tercets et des distiques de versets, relève d’un rythme ample constant. Le livre III, organisé en tercets et quatrains, aurait tendance à décroître globalement. Dans le livre IV, la domination du tercet produirait, par sa démultiplication dans chacun des chants successifs, une cadence majeure, avant de connaître un decrescendo, dans les deux derniers chants-clausules. A cet égard, cette impression d’un rythme qui se renforce, retombe pour connaître un regain, est en stricte adéquation avec le phénomène des vents. Elle transparaît également dans la répartition des quatre livres en sept, six, six, puis sept chants, qui met en valeur les livres- seuils. Mais elle suggère également, à l’instar des chants résiduels où le verset n’est pas regroupé en strophes reconnaissables, une volonté de variation du rythme de la part du poète.

La strophe a une réelle pertinence pour comprendre le souffle du verset qui s’y déploie. Grossièrement, le nombre de versets par strophe est inversement proportionnel au volume des versets. C’est-à-dire que les versets de tercets seront souvent plus amples que les versets de sizains. On peut-on parler d’un rééquilibrage ; les versets longs sont appariés en des strophes brèves afin de permettre la perception de l’ensemble, alors que les versets brefs peuvent être enchaînés en des séquences plus longues, et demeurer perceptibles. Les strophes les plus nettes se trouvent en début de livre, Saint-John Perse attachant une grande importance à l’incipit de ses chants, tout comme à celui de ses livres. Ces chants liminaires se trouvent également être les plus brefs du livre. L’on voit très bien sur le brouillon qu’au début du tout premier chant, c’est la ligne qui s’impose dans la prise en compte du verset, et qu’au fur et à mesure que la cadence s’amplifie, le quatrain prend le pas comme unité poétique.

Or dès le premier chant de Vents, la structuration du poème en cinq quatrains de versets saute aux yeux. Cette forme équilibrée du quatrain rappelle la chanson. Mais le quatrain ne réapparaît de manière nette qu’au livre III, Chant 3, et Chant 5. Par ailleurs, lorsqu’il apparaît au livre I, Chant sept, c’est en combinaison avec d’autres types de strophes. Le quatrain dans Vents est donc secondaire par rapport au tercet particulièrement bien représenté. Cette présence du tercet s’inscrit dans la continuité d’Exil, et surtout de « Pluies ». Elle concerne un tiers des chants de Vents, soit au livre I, le Chant 4, au livre II, les Chants 1, 3, et 4, au livre III, le Chant 1, 2, au livre IV, le Chant 1, 3 et 6, ou en juxtaposition avec d’autres types de strophes, dans tous les autres chants du livre III. Le tercet est concurrencé par le distique au livre II notamment, dans les Chants 5 et 6, alors que les quintils et sizains ne composent exclusivement et respectivement que le Chant 3 et le Chant 2 du livre I, apparaissant sinon en compagnie d’autres types de strophes.

Il existe cependant des chants où aucune strophe ne parvient véritablement à se dessiner ; il s’agit du Chant 6 du livre I, du Chant 2 du livre II, des Chants 4 et 6 du livre III. Ces chants sont le plus souvent polyphoniques, parfois dialogiques, avec des prises de parole encadrées par des guillemets, ou des ébauches de listes, quand il ne s’agit pas de la litanie de l’hiver, pour le Chant 2 du livre II. Cependant, la liste, dont l’organisation est souvent indépendante, peut parfois se plier au régime typographique et syntaxique de la strophe, comme dans le Chant 4 du livre III. En effet, dans le brouillon manuscrit, Saint-John Perse note, devant chaque verset des sizains, les chiffres 1, 2, 3, 4, 5, 6, afin de garantir le compte, sur une page resserrée qui rend la lecture de la répartition difficile. Plus le chant est long, moins le modèle de strophe est identifiable. De facto, les chants longs présentent souvent des strophes mêlées ou de simples séquences de versets.

Le caractère métrique de la strophe est donc assuré d’une part, par le nombre constant de versets de la strophe, qui crée un patron identifiable pour le reste du chant, à condition qu’il s’agisse d’un chant à strophe exclusive, et non à strophes mêlées. D’autre part, il détermine le volume syllabique du verset dans chaque strophe. Ce volume syllabique est en effet, globalement homogène, avec quelques exemples de cadences majeures, notamment dans le cas des tercets. En cela, le système persien reprend des caractéristiques de l’ancien système du vers, mais en les assouplissant. Les équivalences d’ordre syllabique entre versets ne sont pas strictes ; elles relèvent de l’ordre de grandeur. De plus, les versets des strophes ne riment pas entre eux, généralement.

Pour une stylistique de la strophe dans Vents

La strophe de Vents représente un réemploi de l’ancien système du vers, soit une superstructure qui confère un caractère a priori poétique aux unités typographiques de niveau inférieur que sont les versets. Dans la mesure où les versets sont trop longs pour rendre sensible leur nombre syllabique pair, l’unité visuelle et rythmique de la strophe, au nombre de versets et au volume globalement constant, pallie cette imperceptibilité. Elle en assure l’homogénéisation, à défaut de l’équivalence stricte en nombre de syllabes.

Cependant, Saint-John Perse ne recourt pas encore à la rime pour souligner le décompte métrique de son verset. Il dissocie strophe et rime dans Vents. Certes, le retour régulier de certaines rimes, telles que « vivant / dans le vent / instant », ou le motif secondaire « esprit / cri », notamment aux premier et troisième livres, en position liminaire ou en conclusion du chant produit un phénomène d’assonance et d’allitération démultiplié. La majorité des rimes tournent autour des nasales telles que « an », et « on », ou du « i », des consonnes « v » et « r ». Mais la dissémination aléatoire de ces rimes ne plaide pas pour leur caractère métrique, même si elles apparaissent en germe dans le paradigme sonore de la première strophe du premier chant. Certes, il existe bien une assonance généralisée des distiques de III, 6 (229-230) : terre / transhumance, radiolaires / nouvelle, dièdres / busaigles, éprise / schistes, ardentes / présence. Mais ce procédé, qui accentue le caractère métrique du distique, demeure l’exception. Saint-John Perse avance dans Vents une alternative à la rime, soit une construction syntaxique serrée de la strophe. Or cette construction syntaxique relève du stylistique, dans la mesure où elle est, d’une part, variable et multiforme, et d’autre part non métrique, à rebours de la rime, propre au système du vers. De plus, il semble difficile de la distinguer d’une stylistique globale de la répétition.

On renverra au livre de Madeleine Frédéric, La Répétition et ses structures dans l’œuvre poétique de Saint-John Perse[14], pour l’étude globale de ce qui relève d’une poétique dans l’œuvre de Saint-John Perse. La nouveauté depuis Exil réside dans l’intervention de la répétition au niveau de la strophe et du verset. Néanmoins, s’il faut distinguer ces deux niveaux métriques des niveaux supérieurs, plus proprement stylistiques, car non soumis à des règles de récurrence, il faut rappeler rapidement comment se construit l’unité architecturale d’une poésie pensée à tous les niveaux : celui du recueil, du chant, de la strophe et du verset.

Ainsi le premier chant de Vents pose-t-il la première matrice de répétition, soit la construction syntaxique initiale qui va être reprise au niveau des chants et des livres, comme le repère Madeleine Frédéric[15]. A ce sujet, Nebil Radhouane, dans la lignée de La Poétique de Saint-John Perse de Roger Caillois, évoque des parallélismes productifs[16]. On pourrait citer encore de nombreux exemples de ce genre de leitmotive[17]. L’effet notamment de reprise du thème des vents et de l’arbre du premier chant aux deux derniers chants du recueil donne l’impression d’un cycle de la nature parcouru.

Le premier chant est également exemplaire de la liaison entre strophes par le biais de la répétition. Ainsi les deux derniers quatrains s’enchaînent-ils, sur l’expression « le désir encore va chanter » (180), en anadiplose, alors que les premiers versets de chacun de ces deux quatrains assonent : « frémissantes / bruissante » (179-180)[18]. Cette unité de la strophe est corroborée également par des liens thématiques entre strophes, comme dans le Chant 2 et le Chant 4 du livre III qui, par la mention et la spécification des hommes évoqués, tissent une longue liste sur plusieurs strophes. Les exemples pullulent de ces répétitions, qui n’ont pourtant pas de fonction métrique en soi. De fait, leur récurrence n’est pas soumise à une prédictibilité statistique. Tous ces jeux de reprise, et notamment les anaphores, assurent la cohérence textuelle par thème constant entre les strophes. Cet entrelacement des motifs de reprise syntaxique entre strophes se produit le plus souvent en début ou en fin de strophe, soit les positions marquées rythmiquement et sémantiquement.

Saint-John Perse use de procédés syntaxiques et rhétoriques pour conforter l’autonomie de la strophe, mais sur un plan stylistique, et non métrique. Le procédé proche de l’antépiphore, qui consiste à clore la strophe sur un élément reprenant le premier verset, est flagrant dans les premiers quatrains du chant liminaire où les grands vents apparaissent dans le premier et dernier verset de la première strophe, alors que le premier et le dernier verset de la seconde strophe s’achèvent sur le même syntagme, et que les premier et dernier versets de la troisième strophe assonent. La répétition n’implique pas forcément toute une structure syntaxique ; elle peut se borner à la lexie ou au son, mais va rarement jusqu’à la rime sur deux versets consécutifs. La temporalité du récit en devient cyclique, suggérant un éternel retour, et parfois un effet de déjà vu. Il y a une unité syntaxique et thématique de la strophe, souvent soulignée par un réseau d’allitérations et d’assonances. On retrouve ainsi une dérivation sur le thème « l’homme » qui devient l’hyperthème de rhèmes successifs dans le premier tercet du Chant 2 du livre IV :

Et l’homme encore fait son ombre sur la chaussée des hommes,

Et la fumée de l’homme est sur les toits, le mouvement des hommes sur la route,

Et la saison de l’homme sur nos lèvres comme un thème nouveau… (235)

Cette variation n’est qu’une introduction au procédé qui assure à la strophe sa visibilité maximale, soit la construction anaphorique par parallélismes[19]. C’est qui se produit dans la suite du Chant 2 du livre IV :

Je me souviens d’un lieu de pierre […]

Je me souviens du haut pays sans nom […]

Je me souviens du haut pays de pierre […]

Une civilisation du maïs – non, violet : Offrandes d’œufs de flamants roses […]

Une civilisation de la laine et du suint : Offrandes de graisse sauvage […]

Une civilisation de la pierre et de l’aérolithe : Offrandes de pyrites et de pierre à feu […] (235-238)

Ces tercets construits sur le principe du parallélisme anaphorique se développent en des substrats narratifs dont la syntaxe est très proche : phrases nominales et phrases brèves parataxiques. Pour une analyse détaillée du passage au point de vue de la répétition, je renvoie à l’ouvrage de Madeleine Frédéric[20]. Ce procédé de structuration anaphorique des versets pour chaque strophe s’étend ici exceptionnellement à la portée même du chant. Mais dans les autres chants, il n’apparaît pas comme le procédé exclusif de construction strophique et ne peut donc à ce titre être interprété comme un constituant du système persien. Il en est un trait stylistique marquant, qui ne relève pas du métrique[21].

Cependant, dans le cas des strophes mêlées, la reconnaissance des patrons de strophe peut s’appuyer intuitivement sur la reconnaissance de ces parallélismes de construction. Or par un principe d’analogie, le relais de la structuration métrique en strophes est transposé dans les séquences au plan syntaxique, par la structuration anaphorique par parallélismes. De la sorte, la structure globalement anaphorique des versets pour plusieurs séquences du Chant 2 du livre IV ou du Chant 2 du livre II, donne l’impression de strophes. De facto, comme le rappellent Joëlle Gardes-Tamine et Colette Camelin dans La Rhétorique profonde de Saint-John Perse[22], le parallélisme constitue le procédé de base des listes. Cela apparaît bien évidemment à la puissance n dans la litanie de l’hiver du Chant 2 du livre II (203). Mais si la construction syntaxique des strophes peut venir souligner cette impression de régularité de la strophe métrique, jusqu’à créer une « impression de strophe » pour des séquences, elle peut aussi la contrarier.

Couplage des versets et polysyndète

La liaison de deux, voire trois versets entre eux, notamment sur le mode du couplage[23] et du parallélisme[24], peut diluer l’unité de la strophe pour mettre l’accent sur cette sous-unité sémantico-rythmique du duo ou trio de versets. On a souvent relevé cette pratique du parallélisme externe au verset, dans l’œuvre persienne. Or il peut coupler ainsi deux, parfois trois versets, et décentrer le point d’équilibre de la strophe. Pour n’en citer que quelques exemples[25] :

Car tout un siècle s’ébruitait dans la sécheresse de sa paille, parmi d’étranges désinences : à bout de cosses, de siliques, à bout de choses frémissantes.

Comme un grand arbre sous ses hardes et ses haillons de l’autre hiver, portant livrée de l’année morte ;

Comme un grand arbre tressaillant dans ses crécelles de bois mort et ses corolles de terre cuite –

Très grand arbre mendiant qui a fripé son patrimoine, face brûlée d’amour et de violence où le désir encore va chanter. (I, 1, 179)

Le décentrement de la strophe est ici atténué par la reprise du thème de l’arbre en conclusion du quatrain. Cependant, le parallélisme externe entre deux versets sert souvent d’attaque à une strophe comme dans le second quintil du Chant 3 du livre I : « Par elles […], Par elles » (183). L’on trouve souvent un tercet, construit initialement sur deux versets couplés par un parallélisme et un verset de conclusion en cadence majeure, comme au Chant 2 du livre III :

…Des hommes encore, dans le vent, ont eu cette façon de vivre et de gravir.

Des hommes de fortune menant, en pays neuf, leurs yeux fertiles comme des fleuves.

Mais leur enquête ne fut que de richesses et de titres… Les buses sur les cols, prises aux courbes de leur vol, élargissaient le cirque et la mesure de l’avoir humain. Et le loisir encore, riche d’ombres, étendait ses audiences au bord des campements. La nuit des sources hébergeait l’argenterie des Vice-Rois… (219)

Cette fréquence accentue l’impression d’un modèle stylistique du tercet dans Vents. Toutefois, il ne faut pas confondre cette présence du parallélisme externe en initiale de strophe ou de séquence, avec la réduplication de ce type particulier de tercet. Cela reviendrait à construire l’enchaînement des strophes sur un parallélisme global, comme dans le premier chant du livre II (199-201). Les parallélismes externes y constituent, non seulement l’ossature du tercet, mais celle du chant tout entier, dans une construction proche du pantoum, avec notamment la répétition de « Toute la terre aux arbres », conclusion de deux tercets, qui se retrouve comme développement d’un parallélisme initial de tercet. Le couplage y est dépassé par la série étendue au chant tout entier.

Par ailleurs, l’articulation de la strophe en distiques peut également s’appuyer sur une polysyndète en « et » qui couple ainsi les versets, à l’instar du modèle biblique. La répartition syntaxique dans les strophes est alors proche de la période, avec l’accent mis sur les versets s’enchaînant par coordination. Cette polysyndète apparaît dans de nombreux chants, notamment dans le Chant 6 du livre IV (249)[26], qui apparaît comme le chant bilan du poème, celui qui en reprend et reconfigure tous les motifs. Il n’y a pas de strophe dans ce chant qui ne comporte au moins un verset introduit par cette copule. Ce «Et » d’introduction de verset se détache particulièrement au brouillon, dont l’alinéa de vers est l’inverse de l’alinéa de prose, adopté dans le texte final, selon le modèle claudélien. La polysyndète en «et », remarquable dans ce chant, illustrerait la représentativité de Vents[27] par rapport à ce phénomène. Selon Nebil Radhouane[28], il y aurait 246 « Et » avec majuscule dans l’œuvre. On peut voir cette polysyndète à l’œuvre au Chant 1 du livre II (199-201), créant un pendant à la structure par parallélismes des strophes une et trois. En effet, les strophes deux et quatre se répondent par ce « Et » d’ouverture de verset et de strophe. La polysyndète en « et » apparaît ainsi comme l’amorce minimale d’un parallélisme anaphorique de construction.

Ce procédé de polysyndète en « Et » clôt généralement les strophes, tout comme les chants, tels les Chants 1, 3 et 6 du livre II. A contrario, il peut servir de jonction avec ce qui précède, en position liminaire de chant. Il est le pendant grammatical de la super- rime relevée plus haut. Nebil Radhouane a raison d’insister sur un phénomène de retour similaire à celui du versus[29]. Il voit plus globalement dans ce « et » l’élément qui rattache le verset persien au verset biblique[30]. Effectivement, la polysyndète en « et » est une liaison textuelle narrative fréquente, par exemple, dans l’incipit de la Genèse[31]. Mais la sur-représentation de ce phénomène affecte tous les niveaux, ceux du livre, du chant, de la strophe et du verset. Les endroits cités permettent de percevoir que cette polysyndète en « et » ne se borne pas aux liaisons entre versets, mais gagne l’ensemble du verset. Or ce « Et biblique», comme le relève Gérald Antoine, cité par Nebil Radhouane, a une fonction rythmique. Les récurrences du couplage et de la polysyndète en « et » relèvent donc de l’ordre stylistique. Certes, elles peuvent être interprétées comme des marqueurs du style biblique. Mais même dans le texte biblique, que Saint-John Perse fréquente en français, elles n’ont pas de fonction métrique. En conséquence, elles auraient fonction de cohésion textuelle, de relance rythmique, de pierre d’attente, mais ne peuvent jouer le rôle d’une équivalence métrique dans le système analogique au vers que Perse construit.

 

II Le verset ne peut être réduit à une mini-strophe

 

Les principes syntaxiques qui président à l’organisation des strophes semblent se répercuter au niveau du verset. Tout le problème en découle : le verset a-t-il une existence propre ou n’est-il que le sous-produit d’une structure généralisée de répétitions, étayée par des cellules syllabiques paires ? La réponse est à chercher du côté de la réception. Ainsi la différence principale entre les paragraphes longs et les versets plus brefs réside-t-elle dans le découpage, comme si les premiers avaient sauté un niveau de différenciation. Or la longueur implique une prise en compte différente de la structuration syntaxique, dont Saint-John Perse est conscient en termes de perception. Quand bien même le verset ne serait qu’un avatar de la strophe, ce procédé de découpage fait autorité, comme pour le vers libre[32]. Il fait la forme, il lui donne visibilité et lisibilité. L’unité typographique de base demeure le verset, qu’il soit bref ou long.

Certes, nous ne sommes pas tout à fait dans du vers libre. Saint-John Perse a repris les cellules métriques paires du système ancien du vers, adoptant la lecture du vers pour le décompte syllabique. Mais si l’on a pu parler d’hypermètres[33] persiens, soit par exemple, le quatorze syllabes ou le double ou triple octosyllabe, ceux-ci ne déterminent pas le découpage en première instance. La récurrence de la combinaison des mètres peut se calculer statistiquement sans être prédite exactement, dans le cadre d’une équivalence grossière des versets.

Le décompte métrique

Certains critiques[34] ont proposé une lecture ultramétrique du verset de Saint-John Perse. La pratique de Saint-John Perse au moment de « Neiges » va dans ce sens si l’on en croit les corrections qu’il prie Caillois de porter à l’édition de « Neiges »[35] :

« Page 6, strophe 11, ligne 7 : ‘…où la lampe est frugale et l’abeille est divine.’ (La restitution du mot ‘est’, omis par la dactylographe, a un intérêt métrique).

[…] page 8, strophe 15, ligne : ‘…Détacherai-je mon lit bas’ (l’omission du mot ‘bas’ rompt d’une syllabe la rigueur métrique). »

Mais une note de Joëlle Gardes-Tamine nous confirme que la plupart de ces corrections n’ont pas été portées à l’édition de la Pléiade. Il semblerait donc que soit par désir de faire pièce aux lectures ultramétriques parues depuis sur son œuvre, soit désir d’assouplir cette pratique métrique, soit les deux, Saint-John Perse ait délibérément laissé passer des cellules syllabiques impaires dans les éditions ultérieures de « Pluies ».

Il faut néanmoins adopter une scansion de vers pour la lecture de Vents, même dans les versets plus longs. A cet égard, le terme de Saint-John Perse de « strophes » se justifie : la présentation en paragraphes plus longs ne doit pas faire adopter une lecture prosaïque. Il est évident que le ressenti du rythme est différent face à des unités graphiques dont le volume et le blanchiment diffèrent. Mais la lecture ne doit pas en tenir compte, soutenue par une hauteur de ton[36]. Même dans les ensembles plus longs, la répartition en propositions syntaxiques concorde avec des mesures syllabiques paires, avec prononciation du [e] muet devant consonne, sauf devant ponctuation, telle que la virgule, point-virgule, deux points et point. En ce cas, il est apocopé. En revanche, en ce qui concerne les diérèses, il semblerait que la pratique de Saint-John Perse soit proche de celle de sa génération, qui l’ignorait pour son vers libéré. Je me conformerai donc à une lecture métrique, aujourd’hui relativement consensuelle au sujet de la poésie de Saint-John Perse postérieure à Anabase. A cet égard, une lecture ultramétrique paraît inappropriée, puisqu’il est possible d’observer des syntagmes de mesure impaire dans les versets de Vents. Ces résidus hétérométriques ressortent de la même esthétique de variation que les détachements ou enjambements, que les chants non composés en strophes, ou les livres au nombre inégal de chants. Ces irrégularités délibérées se produisent souvent dans des positions saillantes. A l’intérieur d’un système stable et relativement régulier, Saint-John Perse introduit du jeu, conforme en cela à une éthique du mouvement. Toutefois le versus ou le retour d’une certaine combinaison de mètres dans le verset l’emporte sur l’irrégularité du souffle poétique. Comme le rappelle Molino[37], le texte de Vents présente des vagues d’hexasyllabes, d’octosyllabes, de décasyllabes, trop récurrentes pour figurer les caprices d’éole. Paradoxalement, le verset de Vents est une forme stable. Par stable, il ne s’agit pas seulement d’entendre la consistance métrique mais aussi une consistance syntaxique[38].

Syntaxe et métrique du verset[39]

Certaines particularités syntaxiques structurantes du verset persien n’ont pas été mises suffisamment en lumière. Je propose d’inverser les paramètres habituels de lecture : non point de repérer d’abord les cellules métriques mais de se fonder sur une distribution syntaxique pour établir des mesures syllabiques. D’une part, le verset de Saint John Perse est binaire ; il peut se découper dans la majorité des cas en deux propositions ou deux syntagmes. Occasionnellement, il est ternaire. Certes, dans les versets sans ponctuation, la binarité se fonde à la fois sur l’analyse syntaxique et sur le découpage syllabique. Mais le verset binaire, découpé par une ponctuation forte, au moins une virgule, l’emporte sur ces versets-agrégats de cellules syllabiques, qui sont souvent des hypermètres. Cette bipartition syntaxique n’implique pas forcément l’isonumérisme syllabique des parties. Si Saint-John Perse récupère la diction de vers et la parité globale des syllabes, il n’instaure pas forcément de césure entre deux hémistiches dans ses versets. Les distorsions d’ordre syllabique entre les mesures des deux propositions ou syntagmes, qui composent un verset, vont parfois au-delà des variations réglées d’une césure. Elles permettent d’introduire de la variété dans ce rythme qui est globalement perçu comme binaire mais non strictement isonumérique. En revanche, la tripartition[40] implique davantage l’isonumérisme dans la mesure où elle s’appuie plus souvent sur la pratique du parallélisme interne au verset. A l’appui de cette bipartition et parfois de la tripartition, la liaison interne par « et » des propositions dans le verset est fréquente, même si elle est moins fréquente que la polysyndète en « Et » qui couple les versets entre eux[41]. Lorsqu’elle est suffisamment représentée, elle joue un rôle proche de celui de la césure, notamment dans les versets brefs qui se suivent en effet de liste, comme dans les Chants 4 et 6 du livre III.

D’autre part, le verset de Saint-John Perse repose souvent dans sa binarité, sur le parallélisme interne. Pour Caillois, « le compte des syllabes, le parallélisme des formules, la distribution des sonorités, les métagrammes ou rimes accessoires contraignent l’auteur qui se sert d’une pareille prose à plus que de servitude que la métrique classique n’en imposa jamais à un versificateur[42] ». On le voit, Caillois place sur le même plan les deux procédés du compte syllabique et du parallélisme. C’est ce parallélisme qui justifie l’appellation de « verset » par rapprochement avec le verset psalmique[43]. On retrouve notamment dans la présentation des Psaumes annotés par Saint-John Perse, dans sa Bible Crampon, ce procédé du parallélisme transposé aux deux niveaux du couplage inter-versets et interne au verset. Non que Saint-John Perse soit forcément exclusivement redevable de la forme du parallélisme à la Bible ; il a pu s’en imprégner aussi dans ses lectures de traductions de poésie chinoise. Mais si la pratique du vers blanc est première dans la poésie de Saint-John Perse, comme le notait déjà Larbaud au sujet d’éloges, du moins est-ce l’emploi récurrent du balancement syntaxique interne au verset qui lui donne son assise rythmique. Nonobstant, comment une construction syntaxique, qui n’avait d’impact que stylistique aux niveaux supérieurs du chant et de la strophe, peut-elle s’avérer métrifiante au niveau de l’unité typographique du verset ?

Le parallélisme interne : un procédé métrique par substitution

Le parallélisme interne fait preuve d’une efficacité rythmique supérieure à sa participation effective à la structuration syntaxique du verset en général, soit 165 versets sur 650, en rajoutant les parallélismes partiels aux parallélismes intégraux, majoritaires[44]. En termes de présence statistique, le parallélisme vient toujours après le mètre. Mais en termes de réception, la hiérarchie est inversée. Si l’on entend tant le décompte métrique de Saint-John Perse, c’est qu’il est souligné par le parallélisme interne au verset. Le parallélisme interne au verset possède donc dans Vents un double statut. Saint-John Perse ne s’est jamais autant approché dans « Pluies », Vents, Amers, d’un verset hypervers dont il reproduit le caractère métrique et rimé, en renouvelant les ressources du mètre et de la rime. Le parallélisme a un rôle de substitution métrique en soulignant le décompte et parfois l’assonance, puisque le parallélisme peut être sonore. Dans Amers, la systématisation du parallélisme interne assonancé sera corrélée à une hypermétrification du verset. Dans Vents, le procédé n’atteint pas de telles proportions. Certes, dans les versets brefs, le parallélisme paraît redondant par rapport au vers où la concordance syntaxique suffit. Mais au-delà de huit syllabes, des appuis supplémentaires, telle la césure dans le système métrique classique, sont requis pour entendre la mesure syllabique. Partant du principe qu’un lecteur ne décompte pas les syllabes d’un verset plus long qu’un hypermètre, des relais rythmiques doivent se superposer, et en quelque sorte, se substituer pour l’oreille interne, au rythme syllabique. Au niveau du verset, Saint-John Perse propose comme substitut à la césure, soit un parallélisme interne, soit au moins un balancement binaire de propositions, pour soutenir la perception d’un équilibre global du verset.

De surcroît, le parallélisme occupe un statut métrique par analogie avec son statut de substitut du mètre, dans les poésies antiques et modernes. Judith Kopenhagen-Urian place sur le plan prosodique « le trait le plus saillant de la poésie biblique, à savoir le parallélisme du verset ». « Cette symétrie structurale du modèle biblique produit un effet de miroir [...]. Cette formule idéo-rythmique du parallélisme à l’intérieur de l’unité prosodique, d’usage courant, du reste, dans les épopées antiques, principalement celles à caractère religieux, le poète s’en sert donc souvent, mais prend soin de ne la mettre guère en relief typographiquement, la camouflant, pour ainsi dire. Toutefois, l’organisation régulière du temps transmis en battements rythmiques est fortement présente[45]. »

Comment expliquer la différence rythmique essentielle entre la structuration globale des chants par parallélismes entre strophes et le parallélisme qui intervient au cœur même de la définition du verset ? Le parallélisme morpho-syntaxique interne permet de fonder le verset comme une unité rythmique. Ce parallélisme agit à la fois comme une structure et une chambre d’écho. Il permet au lecteur de percevoir simultanément l’unité du verset et son caractère binaire fondamental. On passe de la dimension syntaxique du parallélisme à son statut rythmique dans cette structuration particulière du verset, propre à Saint-John Perse. A rebours de la polysyndète en « et », plus présente entre les versets qu’au niveau interne du verset, le parallélisme interne est davantage marqué que le parallélisme externe. Toutefois, la reconnaissance du principe ne l’empêche pas d’être occulté au niveau interne du verset, lorsque la perception se fait à un niveau supérieur.

C’est le cas du Chant 1 du livre II, qui repose entièrement sur le parallélisme entre strophes et versets, et ne va pas jusqu’à le reproduire au niveau interne du verset. C’est le cas aussi des versets connaissant un parallélisme à deux niveaux, soit un parallélisme interne et un parallélisme externe. Ils semblent soumettre à un double régime de contraintes les rapprochements avec le verset biblique. Cette redondance de parallélismes induit une perception quaternaire. Le verset ne peut être cité seul, sous peine de perdre sa valeur rythmique ; Saint-John Perse construit ainsi, par des couplages, des micro-strophes. Cela inviterait d’ailleurs à voir aussi dans la strophe chinoise[46] la trouvaille du parallélisme persien dans la mesure où le parallélisme y intervient à plusieurs niveaux, plus systématiquement encore que dans les Psaumes[47].

C’étaient de très grandes forces en croissance sur toutes pistes de ce monde, et qui prenaient source plus haute qu’en nos chants, en lieu d’insulte et de discorde ;

Qui se donnaient licence par le monde – ô monde entier des choses – et qui vivaient aux crêtes du futur comme aux versants de glaise du potier… (183).

Ce double parallélisme ou parallélisme quaternaire sera un trait stylistique marquant d’Amers[48]. Pour l’heure, il s’efface encore devant le parallélisme interne au verset. Cependant le transfert du parallélisme du niveau inter-versets au niveau interne du verset ne produit pas le même effet aux deux niveaux. Le parallélisme quaternaire peut être miniaturisé au niveau du verset ; mais par analogie avec la série environnante de versets, en ressort surtout la binarité du verset[49]. On retrouve de même au niveau du verset les pendants aux strophes constituées d’un couplage anaphorique des versets par un parallèle externe et d’un appendice, qu’il s’agisse des versets parallèles internes à deux propositions avec introduction ou de versets parallèles internes à deux propositions plus cauda[50]. Là aussi, ces parallélismes partiels se retrouvent pris dans une perception généralisée de la binarité du verset.

La binarité du verset permet de fonder sa diction poétique et métrique, alors que la strophe ne nécessite aucune binarité pour définir son caractère métrique. Le parallélisme y apparaît davantage comme une contrainte supplémentaire, non un constituant fondamental. Quant au couplage des versets par deux, il ne conforte l’unité de la strophe que dans les cas de distique, voire de tercet, et encore cet effet est-il stylistique. Le parallélisme, au niveau interne du verset, recrée un effet de césure et souligne son analogie avec le vers. De surcroît, ce parallélisme interne convoque à la mémoire le verset psalmique structuré également par un parallélisme d’ordre métrique. L’on peut supposer qu’en acceptant le terme de « versets », Saint-John Perse acceptait corrélativement la tradition historique qui le reliait aux grands textes sacrés. La Bible qu’il relit dans les années vingt-trente[51], et les poésies chinoises, traduites en français, apparaissent alors comme des révélateurs du caractère métrique d’un procédé dont il était déjà coutumier, dans une moindre mesure.

 

III Vers une typologie des versets de Vents

 

Désormais, il est possible d’établir une typologie des versets qui correspond plus ou moins à celle dégagée par Caillois. Il relève ainsi[52] trois modes principaux, celui des exclamations lyriques correspondant aux versets courts, celui des séquences lyriques plus étoffées, et celui des séries homologiques, qui se déploie dans des pages massives aux rares alinéas. Nous avons ajouté des critères d’ordre syntaxique et métrique à cette définition :

- un verset bref bipartite, rarement tripartite, de dix à dix-huit syllabes, auquel on peut rajouter le triple octosyllabe pour sa lisibilité rythmique. Le critère déterminant demeure la perception du caractère métrique du verset, facilitée par la brièveté. Ce verset peut entrer en combinaison, soit avec des séries anaphoriques, soit avec des versets bipartites plus longs. Le parallélisme interne ne lui est pas nécessaire mais n’est pas exclu, comme le montre la litanie de l’hiver, livre II, Chant 2. En revanche, il rentre peu dans l’organisation par strophes de Vents, ou alors comme incipit ou clausule.

- un verset moyen bipartite d’environ trente-deux syllabes, mais entre vingt et quarante, très souvent structuré par un parallélisme. Celui-ci est majoritairement l’objet des regroupements strophiques. Mais à partir de vingt-quatre syllabes, on ne perçoit plus le décompte.

- un verset long supérieur à quarante syllabes, reposant, soit sur une liste elle-même fondée sur le binarisme des parallélismes, soit sur une bipartition, avec très souvent liaison interne par « et » des énoncés distincts, phrases plutôt que propositions. La longueur du verset peut être compensée par son insertion dans un réseau anaphorique de versets, voire dans des strophes.

Les versets courts : des hypermètres

Dès l’édition d’Anabase, Albert Henry propose plusieurs fonctions pour les versets courts, et notamment celle d’introduire et de conclure des chants (qu’il appelle suites). Il souligne ainsi le fait[53] que dans les états manuscrits, souvent le début et la fin de la suite étaient posés très tôt, même dans leur formulation définitive. Selon lui, le « verset initial, dans nombre de cas, commande tout le développement de la suite elle-même (verset terminal non compris en général). »[54] Ces versets ont une valeur symbolique mise en valeur par leur isolement typographique :

Tout à reprendre. Tout à redire. Et la faux du regard sur tout l’avoir menée ! (186)

éâ, dieu de l’abîme, ton bâillement n’est pas plus vaste. (188)

Avec vous, et le Vent avec nous, sur la chaussée des hommes de ma race ! (244)

Les versets liminaires apparaissent comme moins réguliers que les versets isolés de fins de chants. Ces derniers s’apparentent à des détachements formulaires, de mesure dodécasyllabique ou décasyllabique, ou encore de quatorze syllabes.

Et c’est conseil encore de force et de violence. (189)

S’en aller ! s’en aller ! Parole de vivant. (196)

Je t’interroge, plénitude ! – Et c’est un tel mutisme…(204)

– « Le cri ! le cri perçant du dieu sur nous. » (229)

Nous reprenions un soir la route des humains. (234)

« … Et vous aviez si peu de temps pour naître à cet instant. ». (248)

Jusqu’aux rives lointaines où déserte la mort… (250)

Un seul verset se démarque par son isolement dans le Chant 4 du livre III :                                                                                                           « Se hâter ! se hâter ! témoignage pour l’homme ! » (224)

Cette formule imite la structure syntaxique d’un autre leitmotiv : « S’en aller, s’en aller, parole de vivant ! » (187 et 196) et reprend donc la force rythmique de persuasion de l’alexandrin. Le verset bref n’est pas la règle dans Vents, il est davantage présent dans Exil. Mais son isolement, sa présence en des endroits stratégiques, sa reprise, lui donnent une grande visibilité. De plus, sa mesure inférieure ou égale à seize syllabes lui permet d’occuper grosso modo une ligne, dans les éditions de poche. Cette mesure visuelle souligne sa parenté avec le vers régulier, dont il adopte la cadence métrique. Dans les séquences longues qu’il étire verticalement, au livre I, Chant 5, la période se répartit en modules oscillant entre douze et seize syllabes (189)[55] :

Ainsi quand l’Enchanteur, / par les chemins et par les rues, 6-8

Va chez les hommes de son temps, / en habit du commun, 8-6

Et qu’il a dépouillé / toute charge publique, 12

Homme très libre et de loisir, / dans le sourire et la bonne gce,88

Le ciel pour lui tient son écart / et sa version des choses. 14

Et c’est par un matin, / peut-être, pareil à celui-ci, 14

Lorsque le ciel en Ouest / est à l’image des grandes crues, 16

Qu’il prend conseil de ces menées nouvelles / au lit du vent. 14

Cependant, il peut se combiner, parfois, en une série homologique[56], qui n’est pas sans rappeler la simplicité du procédé dans la poésie moderne, où parfois elle peut structurer tout un poème comme chez Apollinaire, éluard ou Prévert, au Chant 4 du livre III (224)[57] :

… Et le Poète lui-même sort de ses chambres millénaires : 16

Avec la guêpe terrière, // et l’Hôte occulte de ses nuits, 7-8

Avec son peuple de servants, // avec son peuple de suivants – 8-8

Le Puisatier et l’Astrologue, // le Bûcheron et le Saunier, 8-8

Le Savetier, le Financier, // les Animaux malades de la peste, 8-10

L’Alouette et ses petits et le Maître du champ, // et le Lion amoureux, et le Singe montreur de lanterne magique. 13-12

Dans ces séries homologiques, son caractère apparenté au vers peut être encore accentué par des rimes internes, ici « servants/suivants », plus loin dans le chant, « douceur/erreur », toutes rimes internes mises en valeur par le parallélisme. Cependant, il ne s’agit pas de vers réguliers dans la mesure où des irrégularités se font entendre, au sein d’une série régulière. L’oreille perçoit l’effet de déséquilibre sans pour autant décompter les syllabes, alors que la binarité du parallélisme interne l’emporte comme impression dominante. La brièveté du verset fait résonner les assonances comme au début du Chant 5 du livre III (227) :

« Je t’ignore, litige. Et mon avis est que l’on vive ! » 6-8

Ce caractère assonancé, quasi léonin, lui donne une résonance particulièrement dramatique comme dans le Chant 1 du livre IV (233) :

Et les capsules encore du néant dans notre bouche de vivants. 10-8,

 

ou au Chant 6, du livre I (191) :

« La condition des morts n’est point notre souci, ni celle du failli. » 12-6

Ce verset bref apparaît volontiers dans les chants-incipits, comme l’introduction de Vents, qui multiplie les repères pour l’oreille, de la répétition au parallélisme, en passant par la cellule métrique octosyllabique, et ne comporte qu’un seul verset moyen :

C’étaient de très grands vents / sur toutes faces de ce monde, 6-8

De très grands vents en liesse par le monde, / qui n’avaient d’aire ni de gîte, 10-8

Qui n’avaient garde ni mesure / et nous laissaient, hommes de paille, 8-8

En l’an de paille sur leur erre… / Ah ! oui, de très grands vents sur toutes faces de vivants ! 8-6-8

 

Flairant la pourpre, le cilice, // flairant l’ivoire et le tesson, // flairant le monde entier des choses, 8-8-8

Et qui couraient à leur office / sur nos plus grands versets d’athlètes, de poètes, 8-10

C’étaient de très grands vents en quête / sur toutes pistes de ce monde, 8-8

Sur toutes choses périssables, // sur toutes choses saisissables, // parmi le monde entier des choses 8-8-8

Le verset moyen : un prototype élargi

La lecture par modules métriques ne s’impose pas forcément pour tous les échantillons de verset persien, et notamment pour le verset moyen qui en est le prototype. S’il est le plus représenté, c’est à condition d’élargir son empan par rapport à Exil. Il dépasse bien évidemment la ligne, correspondant ainsi à une définition typographique circonstancielle, mais largement acceptée du verset. Hormis rare cas de quadruple octosyllabe dont la perception est favorisée par des parallélismes, son décompte syllabique est malaisé, en raison de sa longueur. Le caractère métrique de ce verset se fond dans la masse. Il nécessite l’appui d’un parallélisme interne pour l’ordonner en sous-cellules métriques, autrement imperceptibles à l’oreille. Ce parallélisme peut même faire entendre parfois des rimes, donnant l’impression d’un verset léonin. Mais on est loin de la systématisation du procédé qui aura lieu dans Amers.[58]

Le plus souvent, il est associé à des versets longs, dans Vents. Le chant liminaire de Vents nous avertissait qu’il s’agissait de longs versets d’athlètes, qui nécessiteraient un souffle puissant pour pouvoir être déclamés en une seule respiration. Mais Saint-John Perse sait ménager la ponctuation rythmique dans ses versets. Le parangon du verset de Vents[59] pourrait se présenter sous la forme des tercets du Chant 6 du livre IV (249):

C’étaient de très grands vents sur la terre des hommes // – de très grands vents à l’œuvre parmi nous, 12-10

Qui nous chantaient l’horreur de vivre //, et nous chantaient l’honneur de vivre, / ah ! nous chantaient // et nous chantaient, au plus haut faîte du péril, 8-8-8-8

Et sur les flûtes sauvages du malheur nous conduisaient, / hommes nouveaux, // à nos façons nouvelles. 16-10

C’étaient de très grandes forces en travail, sur la chaussée des hommes – // de très grandes forces à la peine.12-6-9

Qui nous tenaient hors de coutume // et nous tenaient hors de saison, // parmi les hommes coutumiers, / parmi les hommes saisonniers, 8-8-8-8

Et sur la pierre sauvage du malheur / nous restituaient la terre vendangée / pour de nouvelles épousailles. 10-10-8

Les versets longs

Le verset long excède quarante-deux syllabes, il est impossible de le décompter. Il est relativement bien représenté dans Vents, davantage que dans « Pluies », moins que dans « Neiges ». Il relève du second ordre de représentativité, avant les versets brefs. Deux phénomènes interviennent dans cette longueur. Soit le verset tout entier repose sur une réduplication de parallélismes[60], c’est l’effet liste. On peut citer l’énumération des tercets du Chant 2 du livre III, où l’on voit dès le deuxième verset que l’on ne peut compter les syllabes de la seconde proposition appositive aux chapelains. D’autres principes rythmiques prennent donc le relais du décompte syllabique, et notamment la conjonction de coordination « et » qui marque la bipartition du verset :

Et puis vinrent les hommes d’échange et de négoce. // Les hommes de grand parcours gantés de buffles pour l’abus. // Et tous les hommes de justice, assembleurs de police et leveurs de milices. // Les Gouverneurs en violet prune avec leurs filles de chair rousse au parfum de furet.

Et puis les gens de Papauté en quête de grands Vicariats ; // les Chapelains en selle et qui rêvaient, le soir venu, de beaux diocèses jaune paille aux hémicycles de pierre rose :

« Ça ! nous rêvions, parmi ces dieux camus ! Qu’un bref déglise nous ordonne tout ce chaos de pierre le, comme chantier de grandes orgues à reprendre ! / et le vent des Sierras n’empruntera plus aux lèvres des cavernes, pour d’inquiétants grimoires, ces nuées d’oiseaux-rats qu’on voit flotter avant la nuit comme mémoires d’alchimistes… (219)

Soit la bipartition du verset se fonde sur un parallélisme quasi- réduplication, suivi d’un nouvel énoncé complémentaire. Le parallélisme n’occupe que la moitié du verset mais suffit à structurer rythmiquement un verset relativement long. On peut citer pour exemple, au Chant 4 du livre I, le verset médian :

A quelles fêtes du Printemps vert nous faudra-t-il laver ce doigt souillé aux poudres des archives / – dans cette pruine de vieillesse, // dans tout ce fard de Reines mortes, de flamines – / comme aux gisements des villes saintes de poterie blanche, mortes de trop de lune et d’attrition ?

Ha ! qu’on m’évente tout ce loess ! // Ha ! qu’on m’évente tout ce leurre ! / Sécheresse et supercherie d’autels… Les livres tristes, innombrables, sur leur tranche de craie pâle…

Et qu’est-ce encore, à mon doigt d’os, que tout ce talc d’usure et de sagesse, // et tout cet attouchement des poudres du savoir ? / comme aux fins de saison poussière et poudre de pollen, // spores et sporules de lichen, un émiettement d’ailes de piérides, // d’écailles aux volves des lactaires… / toutes choses faveuses, à la limite de l’infime, // dépôts d’abîmes sur leurs fèces, // limons et lies à bout d’avilissement – // cendres et squames de l’esprit (186-187).

La construction de ces longs versets est équilibrée, la bipartition est souvent rendue sensible par une ponctuation forte de fin de phrase. Dans le premier verset, l’équilibre ternaire est soutenu visuellement par l’usage du tiret long, qui rappelle la manière de citer des vers.

Le long verset est parfois regroupé en strophes brèves, distiques, tercets, quatrains, rarement plus, car sinon le caractère de regroupement se dissout complètement dans le volume conséquent des versets. Quel lecteur a identifié comme strophes les tercets du premier chant du troisième livre ? L’analogie avec le vers du verset de Saint-John Perse trouve là sa limite visuelle. Mais dans la mesure où d’une part, le verset est toujours structuré par le parallélisme interne et que d’autre part, ces versets sont regroupés en strophe, je propose de conserver le terme de « verset ». Des strophes de strophes me paraissent introduire un niveau superfétatoire dans l’architecture symétrique voulue par Saint-John Perse.

Une typologie des versets de Vents est commode. Mais son intérêt pratique réside bien sûr dans son application à l’explication d’un chant. J’espère avoir démontré qu’elle ne peut être dissociée d’un réseau structuré de répétitions, qui court de chant en chant, de strophe en strophe, de verset en verset. A cet égard, les catégories de la répétition mises en évidence par Madeleine Frédéric sont fort utiles mais elles doivent être associées aux figures de style classique d’ordre microtextuel, telles que les anaphores, parallélismes, épiphores, appliquées notamment par Nebil Radhouane au texte persien, et aux procédés d’enchaînement tels que les anadiploses, épanalepses, etc. Surtout, ces répétitions sont signifiantes et demandent à être interprétées à chaque fois dans la cohérence et la cohésion du texte. Il ne pouvait en être question ici, faute de place.

L’ambition était autre. Il s’agissait de démontrer non seulement que Saint-John Perse emploie des cellules métriques paires, phénomène déjà amplement commenté, mais qu’il construit une métrique de substitutions et de compensations. Cette métrique, par analogie avec le système du vers, se définit dans Vents, sur deux niveaux, celui de la strophe et du verset. Il s’agit de substitutions dans la mesure où il reprend le niveau de la strophe, inusité auparavant dans le cadre des versets moyens et longs. Cependant, Saint-John Perse ne reprend pas la rime au niveau métrique de la strophe mais la généralise au niveau du recueil. De même, Saint-John Perse reprend bien le décompte syllabique pair du vers mais substitue à la césure une bipartition du verset. Enfin, on peut parler de compensation dès lors que, pour pallier les différences d’ordre de grandeur avec le vers, impliquées par son souffle plus ample, Saint-John Perse construit d’autres niveaux de mesure que le mètre, à l’intérieur du verset. Ainsi le parallélisme interne vient-il soutenir la binarité du verset, par nécessité rythmique. De surcroît, l’analogie avec le verset psalmique conforte le caractère métrique de ce parallélisme. Or la structure d’échos créée par Saint-John Perse voile et dévoile en même temps le caractère métrique de cette poésie. Demeure néanmoins le caractère très structuré du verset fondé sur le parallélisme interne, qui agit comme un interprétant culturel du verset de Saint-John Perse. Aux lecteurs qui connaissent moins la poésie chinoise, et pour qui la strophe de Vents n’est rien moins qu’imperceptible, vient à l’esprit surtout le rapprochement avec le verset biblique et psalmique.

 

 

 


Glossaire pour mémoire

 

Verset : l’unité typographique et rythmique de base dans Vents, qui se distingue par sa majuscule et son alinéa. Sa construction syntaxique majoritairement bipartite, parfois tripartite, soutient le décompte syllabique généralement pair, de dix à plus d’une centaine de syllabes. Cette binarité structurelle est rendue sensible par un parallélisme interne fréquent, qui se substitue à la césure du vers classique et motive le rapprochement avec le verset psalmique.

Strophe : l’unité typographique supérieure qui regroupe les versets par nombre constant et périodique, et se distingue par un blanc des autres unités de même ordre dans un chant. Lorsqu’il n’y a pas de strophes identifiables dans un chant, on dénomme l’unité typographique qui regroupe les versets, « séquence ». La fin de strophe concorde dans Vents avec une fin de phrase.

Chant : ce qu’Albert Henry dénomme suite, et Saint-John Perse parfois chant. L’unité typographique de l’ordre de la page, de une à cinq ou six, selon le format de l’édition, introduite par un chiffre arabe. En tant qu’équivalent d’un poème, elle est constituée le plus souvent de strophes dans Vents. Mais en tant qu’unité de composition minimale du recueil, elle est vouée à s’inscrire dans un ensemble supérieur.

Livre : unité de composition, qui regroupe les chants, au niveau macrotextuel du recueil, introduite par des chiffres romains isolés par du blanc sur une page d’introduction au livre.

 

 

 

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[1] J’entends par métrique, non une transposition telle quelle du système du vers, mais une organisation hiérarchisée en niveaux aux propriétés réglées, analogique au système du vers. La poésie de Saint-John Perse reprend, à l’instar d’autres œuvres, certaines des composantes de ce système métrique, comme l’a suggéré Michel Murat dans son travail sur le vers libre, et dans son article sur « Gustave Kahn, l’initiateur du vers libre » à paraître dans les actes du colloque « Gustave Kahn », organisé par Sophie Basch, Poitiers-IUF, Paris IV, les 4 et 5 février 2005. Mais ses contraintes syntaxiques et typographiques propres créent une alternative sans précédent au système du vers classique.

[2] Lettre de Saint-John Perse à Katherine Biddle du 12 décembre 1955 (921-922), lettre dont l’original n’a pas été retrouvé par Carol Rigolot lors de l’édition de Saint-John Perse et ses amis américains, Courrier d’exil 1940-1970, Gallimard, Les cahiers de la nrf, 2001, mais dont la source aurait été un passage d’une lettre de Katherine Biddle citant son article au sujet de Perse et notamment de sa métrique.

[3] Lettre de Saint-John Perse à Jean Paulhan, Washington, 1er novembre 1949, Joëlle Gardes–Tamine (éd.), Correspondance Saint-John Perse-Jean Paulhan 1925-1966, Gallimard, Cahiers Saint-John Perse, n° 10, 1991, p. 69.

[4] Par strophe de versets, il faut entendre une superstructure récurrente qui comporte un nombre réglé de versets. Cela implique que le verset soit perçu comme unité typographique autonome, pour être perçu dans le regroupement de la strophe.

[5] On trouve un autre exemple de contre-rejet au premier chant, qui vient en second lieu sur le brouillon alors que la présentation initiale portait « Et le cœur nous levait » au même plan que le second verset, (179). Par ailleurs, le rejet du Chant 3 du livre I crée un effet de clausule fréquent dans la poésie persienne :

Ivre, plus ivre, disais-tu, d’avoir renié l’ivresse… Ivre, plus ivre d’habiter
La mésintelligence.
(185).

[6] Le dernier verset du Chant 1, livre III, s’isole aussi par son absence de majuscule : « les grands itinéraires encore s’illuminent au revers de l’esprit, comme traces de l’ongle au vif des plats d’argent » (218).

[7] Henriette Levillain parle de « strophe » dans « ‘Neiges’ de Saint-John Perse », Danièle Chauvin, André Siganos (éd.) Poétique de la neige, Iris, n°20, Université de Grenoble, 2000, p.55-64. Madeleine Frédéric évoque la « laisse » dans « Douceur et continuité dans ‘Neiges’ », Saint-John Perse et les États-Unis, Actes du colloque de 1980, Espaces de Saint-John Perse 3, Presses de l’Université de Provence, 1981, p. 53-79.

[8] On voit bien toute l’ambiguïté de la formulation dans l’ouvrage de Joëlle Gardes-Tamine (dir.), Colette Camelin, Joëlle Gardes-Tamine, Catherine Mayaux, Renée Ventresque, Saint-John Perse sans masque, Lecture philologique de l’œuvre, La Licorne, Poitiers, 2002. Page 231, les auteurs évoquent les cinq laisses de trois versets des chants de « Pluies », avec l’exception du Chant VII, « sous la forme de six laisses constituées d’un seul verset. »

[9] Lettre à Roger Caillois, Washington, 1er Août 1943, Joëlle Gardes-Tamine, Correspondance Roger Caillois-Saint-John Perse, 1942-1975, Gallimard, 1996, p. 72.

[10] Dans la strophe de versets, seuls les alinéas et majuscules de verset sont alignés avec leur décalage à droite. Pour rendre cet alignement perceptible, l’intervalle du verset ne doit pas être trop long.

[11] Il faut voir qu’en ce qui concerne la notion de chant et de livres, la pratique de Saint-John Perse est tout aussi déconcertante. Tantôt il intitule chant ce que nous appelons livre, tantôt il dénomme « chant » les sections internes de ses livres ou leur donne une appellation neutre, « au titre », dans sa lettre à Caillois, citée supra.

[12] Benoît de Cornulier, Théorie du vers, Editions du Seuil, 1982, notamment chapitre 1, « Testez votre capacité métrique », p. 11-67, et surtout p. 34-38, où Cornulier démontre que « la limite des 8 syllabes caractérise directement la capacité de différenciation perceptive du nombre. ».

[13] D’ailleurs Saint-John Perse l’emploie au Chant premier du livre II : « Et la terre à longs traits, sur ses plus longues laisses, courant, de mer à mer, à de plus hautes écritures, dans le déroulement lointain des plus beaux textes de ce monde. » (200). Mais cela nous renseigne sur la connaissance de Saint-John Perse en matière de termes techniques poétiques, non sur le sens qu’il leur donnait. Par ailleurs au Chant 5 du premier livre, Saint-John Perse évoque la stance : « Notre stance est légère sur le charroi des ans ! » (188). S’agit-il pour lui d’évoquer la pratique des strophes mêlées de Corneille ? Ici, cette citation du terme « stance » apparaît dans un douzain, suivi d’un autre douzain puis d’un huitain.

[14] Madeleine Frédéric, La Répétition et ses structures dans l’œuvre poétique de Saint-John Perse, Gallimard, 1984.

[15] Op. cit., p. 65-66. Madeleine Frédéric note que l’expression « C’étaient de très grands vents » (179) est reprise au Chant 6 du livre IV (249), avec variation au Chant 3 du premier livre, « C’étaient de très grandes forces… » (183), qui vient se joindre à la répétition de la première structure.

[16] Nebil Radhouane, La Syntaxe dans l’œuvre poétique de Saint-John Perse, Tunis, Université de Tunis I, Faculté des Sciences humaines et sociales, série 8, tome 7, 2002, p. 86-87.

[17] On signale pour exemple, « Ô vous que rafraîchit l’orage… Fraîcheur et gage de fraîcheur » au Chant 2 du livre I (181), au Chant 6 du même livre (192), et au Chant 6 du livre IV (250), ou encore l’expression « Des hommes dans le temps ont eu cette façon de se tenir face au vent », au Chant 1 du livre III (217), reprise avec variation au Chant 2 du même livre : « …Des hommes encore dans le vent, ont eu cette façon de vivre et de gravir. » (219), ou l’expression du Chant 1 du livre IV, « Si vivre est tel… » (233), reprise au chant suivant (235). Est mentionné dans Saint-John Perse sans masque, op. cit. p. 263, le leitmotiv « S’en aller, s’en aller, parole de vivant » du Chant 4 du livre I (187), repris au Chant 7 du livre I (196), avec variation au Chant 4 du livre II (209).

[18] On peut en citer d’autres exemples. Au Chant 3 du livre I, l’anaphore « Ainsi croissantes et sifflantes » (184) lie deux quintils. Au Chant 1 du livre II, la structure « Des terres neuves par là haut » (199) lie, en une espèce d’épanalepse, en début de strophe, les tercets premier et troisième, alors que ce tercet troisième est relié au quatrième par la répétition de l’expression « montée des hommes de tout âge, chantant l’insigne mésalliance ». Par ailleurs, le noyau grammatical « plus x de ce monde » est repris de la première strophe à la troisième strophe, avec spécification, « le déroulement des plus beaux textes de ce monde », et à la cinquième strophe : « le déroulement lointain des plus beaux textes de ce monde » (200).

[19] Madeleine Frédéric l’identifie à « la reprise en attelage : composée d’une reprise lexicale couvrant la totalité d’un groupe rythmique, qui constitue, si l’on veut, le timon, et à laquelle viennent s’accrocher des moules syntaxiques identiques ou fort semblables, qui dessinent un attelage. », Op. cit., p. 92.

[20] Op. cit., p. 206-208. Elle voit dans ce passage l’exemple même de la répétition gigogne, c’est-à-dire une succession de triades répétitives (structure fondée sur la triple présence partielle ou totale, d’un/de mêmes éléments formels, d’un/de mêmes éléments sémantiques, ou d’un/de mêmes éléments morpho-sémantiques. », Op. cit., p. 15.), encore unies à un niveau supérieur par ce refrain ou parallélismes du verset final de chaque tercet : « Qu’irais-tu chercher là ? […] Qu’irais-tu sceller là ? […] Qu’irais-tu clore là ? » (236).

[21] La récurrence des faits de styles n’est pas en soi un critère déterminant de leur caractère métrique. La propriété considérée comme métrique, par analogie avec le système du vers, doit être présente systématiquement, c’est-à-dire avec une périodicité réglée. Sont métriques en soi les strophes et versets dans la mesure où ils représentent des niveaux analogiques à ceux des strophes de vers et du vers. A l’intérieur de ces niveaux, des variations de construction d’ordre stylistique peuvent être envisagées.

[22] Colette Camelin Colette, Joëlle Gardes-Tamine, La « rhétorique profonde » de Saint-John Perse, Honoré Champion, 2002, p. 126-130.

[23] Par couplage, j’entends l’appariement d’unités qui se distinguent l’une de l’autre, appariement non limité au cadre du duo. Je privilégie donc le niveau inter-versets pour le couplage, alors que les membres des versets apparaissent déjà solidaires dans le cadre de leur unité typographique. Cet appariement se produit sur un plan sémantique, reposant sur des relations d’ordre logique, de type cause-conséquence, etc., mais aussi sur un plan phonique, ou syntaxique. Le procédé du parallélisme, qui lierait les versets dans une suite anaphorique, n’est donc qu’une modalité possible du couplage.

[24] Joëlle Gardes-Tamine et Jean Molino définissent le parallélisme comme la « reprise, dans 2 ou n séquences successives, d’un même schéma morpho-syntaxique, accompagné de répétitions ou de différences rythmiques, phoniques, lexico-sémantiques. », Introduction à l’analyse de la poésie, Vers et figures, I, PUF, [1982], 1992, p. 209.

[25] On en trouve dans I, 6 (193-194), II, 2 (202-203), etc.

[26] La place du « Et » en ouverture de strophe, dans les premiers tercets, passe à la position conclusive dans les quatrième, cinquième et sixième tercets, puis en position intermédiaire dans les deux derniers tercets.

[27] Elle apparaît surtout dans les Chants 1, 2 et 6 du livre II, 1 et 2 du livre III et 1, 2, 4 et 6 du livre IV.

[28] Radhouane Nebil, La Syntaxe dans l’œuvre poétique de Saint-John Perse, Tunis, Université de Tunis I, Faculté des sciences humaines et sociales, Série 8, Tome 7, 2002, p. 137.

[29] Nebil Radhouane, op. cit., p. 149 : « Or dans le poème persien le ‘Et’ initial se constitue en marqueur de retour constant et, par là-même, en principal indice de reconnaissance du verset, ce ‘Et’ est aussi, comme nous l’avons souligné précédemment, un retour à une référence supposée connue dans le texte et avant le texte (de texte en texte). » Il rajoute en note : « de verset à verset (et de verset en verset) ».

[30] Ibid., p. 140 : « A l’évidence, le ‘Et’ initial persien participe de toutes les valeurs stylistiques, formelles et psychologiques répertoriées par Antoine [dans La Coordination en français, éditions d’Artrey, 2 volumes, 1958] : outil de charpente et d’architecture, connecteur de souffle continu, indice de mouvement épique et lyrique ; ses inlassables répétitions et les parallélismes qu’il produit, et où il se produit, le rapprochent enfin du ‘Et’ biblique. »

[31] Je cite l’édition Crampon en possession de Saint-John Perse : « 1. Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. 2. La terre était informe et vide ; les ténèbres couvraient l’abîme, et l’Esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. 3, 4 et 5. Dieu dit : ‘Que la lumière soit !’ et la lumière fut. Et Dieu vit que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière et les ténèbres. Dieu appela la lumière Jour, et les ténèbres Nuit. Et il y eut un soir, et il y eut un matin ; ce fut le premier jour. »

[32] Je reprends ici une thèse forte de Michel Murat dans son travail sur Le Vers libre, Champion, à paraître (fin 2007). Voir aussi les articles de Michel Murat, « Métrique et formes versifiées », Jarrety Michel (éd.), Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, PUF, 2000, p. 500-502 ; « Le vers libre rimé », Murat Michel, Dangel Jacqueline (éd.), Poétique de la rime, Champion, 2005, p. 381-411 ; « Le vers libre de Barnabooth : un style international du modernisme », Chaudier Stéphane, Lioure Françoise, Les Langages de Larbaud, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2006, p. 23-42.

[33] Par hypermètres, nous entendons des extensions de mètres connus, soit par démultiplication comme le double ou triple octosyllabe, soit par développement, comme le 8-6 vu comme une variante de l’alexandrin, alors qu’il serait probablement une variante du décasyllabe, avec équivalence des coupes 8-6 et 6-8. Mais la présence d’hypermètres n’implique pas forcément de lecture ultramétrique.

[34] Noulet Emilie, Le Ton poétique, Mallarmé, Verlaine, Rimbaud, Valéry, Saint-John Perse, José Corti, 1971. Dessons Gérard, Rythmique de Saint-John Perse, thèse soutenue sous la direction d’Henri Meschonnic, Paris VIII, 1988. Par lecture ultramétrique, il faut comprendre une lecture qui privilégie les cellules paires métriques, quitte à ne pas observer des règles de décompte constantes.

[35] Correspondance Roger Caillois-Saint-John Perse, 1942-1975, op. cit. p. 83-84. Le lit « bas » a bien été rajouté.

[36] D’où peut-être la réticence de Perse envers toute lecture publique de sa poésie.

[37] Jean Molino, « La houle et l’éclair à propos de Vents de Saint-John Perse », Saint-John Perse et les  États-Unis, Actes du colloque de 1980, Espaces de Saint-John Perse 3, Presses de l’Université de Provence, 1981, p. 247-266, p. 263.

[38] En ce sens, Saint-John Perse ne se contente pas d’aligner des groupes syllabiques pairs, contrairement à Paul Fort qui accumule, dans ses Ballades, les vers blancs.

[39] En ce qui concerne le verset, ce n’est pas le nombre de modules syllabiques qui fait sa consistance métrique mais sa bipartition, analogue en cela à la composition du vers long. Cette bipartition s’appuie de plus, sur un parallélisme interne, qui est métrique, par recours à d’autres traditions. Les mêmes procédés de construction syntaxique n’ont pas les mêmes propriétés selon le niveau auquel on les envisage.

[40] Quelques exemples de versets ternaires :

I, 1 (179) : Flairant la pourpre, le cilice, flairant l’ivoire et le tesson, flairant le monde entier des choses

I, 6 (190) : Hommes imprévisibles. Hommes assaillis du dieu. Hommes nourris au vin nouveau et comme percés d’éclairs.

III, 4 (225) : Les enchanteurs de bouges prophétiques, et les meneurs secrets de foules à venir, les signataires en chambre de chartes révolutionnaires,

[41] Statistiquement, le « Et » d’ouverture de verset et le « et » interne au verset se retrouvent souvent dans les mêmes chants, I, 5 et 7, II, 1 et 6, III, 2 et IV, 2 et 5.

[42] Poétique de Saint-John Perse, op. cit., nouvelle édition revue et augmentée, 1972, p. 70.

[43] L’édition de la Bible Crampon de 1923, en possession de Saint-John Perse, présente le livre des Psaumes en fonction des parallélismes internes, dont chaque membre est distribué sur une ligne. Chaque verset occupe ainsi deux à trois lignes, voire quatre et prend l’allure d’un distique, d’un tercet ou d’un quatrain. Le premier des Psaumes apparie, par le biais des blancs, sous forme de couplage externe, les versets 1 et 2, versets 4 et 5, et assimile, par la présentation, les membres des parallèles grammaticaux internes à des vers :

1 Heureux l’homme qui ne marche pas dans le conseil des impies,

qui ne se tient pas dans la voie des pécheurs,

et qui ne s’assied pas dans la compagnie des moqueurs,

2 mais qui a son plaisir dans la loi de Yahweh,

et qui la médite jour et nuit !

3 Il est comme un arbre planté prés d’un cours d’eau,

qui donne son fruit en son temps,

et dont le feuillage ne se flétrit pas :

tout ce qu’il fait réussit.

4 Il n’en est pas ainsi des impies :

ils sont comme paille que chasse le vent.

5Aussi les impies ne resteront-ils pas debout au jour du jugement,

ni les pécheurs dans l’assemblée des justes.

6 Car Yahweh connaît la voie du juste,

 mais la voie des pécheurs mène à la ruine.

[44] Statistiquement, le parallélisme interne représente plus d’un verset sur six dans les deux tiers des chants. Alors que dans le tiers restant, sa représentativité est faible. Les chants qui présentent le plus de versets à parallélisme interne sont les Chants 1 et 4 du livre I, les Chants 2, 4, 5 et 6 du livre II, les Chants 2 et 4 du livre III et enfin, les Chants 2, 5 et 6 du IV. Parmi ces chants, trois proposent des séries, les Chants 2 du livre II, 2 et 4 du livre III. Les autres proposent des strophes plutôt brèves, notamment dans les effets de liste. On en donne ici quelques exemples :

I, 1 (180) : Berçant dépouilles et spectres de locustes ; léguant, liant au vent du ciel filiales d’ailes et d’essaims, lais et relais du plus haut verbe –

I, 6 (191) : L’intempérance est notre règle, l’acrimonie du sang notre bien-être.

I, 7 (196) : Je mènerai au lit du vent l’hydre vivace de ma force, je fréquenterai le lit du vent comme un vivier de force et de croissance.

II, 2 (204) : Au seuil d’un grand pays nouveau sans titre ni devise, au seuil d’un grand pays de bronze vert sans dédicace ni millésime.

III, 3 (222) : Crépitant au croisement de toutes répliques lumineuses, et brûlant tous alliages dans l’indicible bleu lavande d’une essence future !

III, 5 (227) : Avec la torche dans le vent, avec la flamme dans le vent

III, 6 (229) : Allant le train de notre temps, allant le train de ce grand vent

[45] Judith Kopenhaguen-Urian, « Le rapatriement des références bibliques en langue hébraïque », Etudes Arts et littérature, IX, Université de Jérusalem, 1992, p. 23-35 (p. 33-34). La thèse de l’auteur reste à traduire de l’hébreu en anglais ou en français.

[46] Cf. mon article « Segalen et Saint-John Perse, poètes chinois ? », Anne-Elisabeth Halpern et Christian Doumet éditeurs, Ce que le poème dit du poème, PUV, Saint-Denis, 2005, p. 52-69, où je donne comme exemple de quatrain chinois fondé sur des parallélismes avec simple variation du complément, une poésie traduite en français, lue par Saint-John Perse dans Fêtes et chansons anciennes (1919) de Marcel Granet :

« Cette fille qui se marie, / J’en voudrais nourrir les chevaux ! / Cette fille qui se marie, / J’en voudrais nourrir les poulains ! »

[47] Quelques exemples de versets couplés par deux, à parallélisme interne :

I, 3 (185) : Voici qu’elles nous rafraîchissaient d’un songe de promesses, et qu’elles éveillaient pour nous, sur leurs couches soyeuses,

Comme prêtresses au sommeil et filles d’ailes dans leur nue, ah !, comme nymphes en nymphose parmi les rites d’abeillage – lingerie d’ailes dans leurs gaines et faisceaux d’ailes au carquois –

I, 6 (194) : …Jusqu’à ce point d’écart et de silence où le temps fait son nid dans un casque de fer – et trois feuilles errantes autour d’un osselet de Reine morte mènent leur dernière ronde

…Jusqu’à ce point d’eaux mortes et d’oubli, en lieu d’asile et d’ambre, où l’Océan limpide lustre son herbe d’or parmi de saintes huiles – et le Poète tient son œil sous de plus pures laminaires.

III, 6 (230) :

Comme celui qui a dormi dans le lit d’une stigmatisée, et il en est tout entaché,

Comme celui qui a marché dans une libation renversée, et il en est comme souillé,

[48] Dans Amers, Saint-John Perse multipliera les parallélismes couplés deux à deux. D’où l’ambiguïté d’un tel choix qui fait valoir davantage le caractère hypermétrique du verset d’Amers, métrique au sens du vers classique, et non des Psaumes, dont le mode d’être métrique n’est ni syllabique ni rimé. Mais Saint-John Perse ne substitue pas complètement au modèle de la strophe du système versifié, celui de l’Ode antique, dans la mesure où ce dernier se place au niveau de structuration supérieur. Au niveau du verset, le modèle des Psaumes continue donc de concurrencer ce pseudo-modèle antique, non actualisé dans le détail du rythme.

[49] Quelques exemples de versets parallèles internes à quatre propositions :

I, 2 (181) : Il a mangé le riz des morts ; dans leurs suaires de coton il s’est taillé droit d’usager. Mais sa parole est aux vivants ; ses mains aux vasques du futur.

III, 3 (222) : Ce sont noces d’hiver au feu des glaives de l’esprit, au feu des grandes roses de diamant noir, comme lances de gel au foyer des lentilles, comme au tranchant du verre décharge d’aubes nouvelles :

III, 5 (228) : Ou comme l’Initié, aux fêtes close de la mi-nuit, qui entend céder tout à coup le haut vantail de cèdre à la ruée du vent- et toutes torches versées, dans la dispersion des tables rituelles s’aventurent ses pas, et le filet du dieu d’en bas s’est abattu sur lui, et de toutes parts l’aile multiple de l’erreur, s’affolant comme un sphex, lui démêle mieux sa voie –

IV, 4 (240) : Et l’exigence en nous ne s’est point tue ; ni la créance n’a décru. Notre grief est sans accommodement, et l’échéance ne sera point reportée.

[50] Exemples de versets à parallélisme partiel, avec appendice :

I, 3 (183) : Au chant des hautes narrations du large, elles promenaient leur goût d’enchères, de faillites ; elles disposaient, sur toutes grèves, des grands désastres intellectuels,

I, 3 (184) : Achève, Narrateur !… Elles sifflaient aux portes des Curies… Elles couchaient les dieux de pierre sur leur face, les baptistères sous l’ortie, et sous la jungle, le Bayon.

[51] Deux exemplaires de l’édition de 1923 de la Bible Crampon résident dans la bibliothèque privée du poète à la Fondation Saint-John Perse en Aix. L’un d’eux porte un tampon de 1930, qui semble reculer la date possible de lecture des exemplaires, sachant que Saint-John Perse avait l’habitude de se procurer deux exemplaires d’un même ouvrage pour n’en annoter qu’un. Cependant les deux sont annotés en des endroits différents. La date de relecture de la Bible doit donc être supputée à partir des allusions bibliques de l’œuvre de Saint-John Perse. T.S. Eliot ne voyait-il pas nombre d’allusions bibliques dès Anabase (1924) ? En tout cas, cette relecture semble effectuée avant Vents.

[52] Poétique de Saint-John Perse, op. cit., édition revue et augmentée, 1972, p. 117-118.

[53] Albert Henry, Anabase de Saint-John Perse, Edition critique, transcription d’états manuscrits, études, Gallimard, nrf, 1983, p. 278-280.

[54] Ibid., p. 282.

[55] On place en gras les assonances et allitérations. S’il y a peu de versets léonins, ou versets dont les hémistiches riment, les modulations de phonèmes tissent une trame sonore. On souligne les répétitions lexicales. Pour des raisons matérielles, on ne place pas les accents de fin de groupe syntaxique, mais la barre de la bipartition indique au moins un accent de fin de groupe syntaxique sur la dernière syllabe non muette la précédant.

[56] La série homologique, révélée par Caillois, comme le rappelle Madeleine Frédéric, « est une série continue rattachée à un même noyau formel et sémantique ». La principale différence avec l’énumération réside dans l’autonomie des éléments de la série homologique, dont la parenté dérive d’une construction logique les plaçant sur le même plan, alors que l’énumération litanique serait caractérisée par une anaphore. Une différence secondaire réside dans l’absence de clôture formelle de la série, sauf quand intervient dans un verset final le verbe en facteur commun de la principale. Madeleine Frédéric, op. cit., p. 130-131 et 168.

[57] Les barres obliques simples indiquent les coupes de la bipartition ou tripartition du verset, les barres obliques doubles représentent les parallélismes internes.

[58] Le parallélisme est parfois soutenu par des effets redondants de rime comme :

I, 3 (183) : Elles infestaient d’idées nouvelles la laine noire des typhons, le ciel bas où voyagent les beaux édits de proscription.

II, 3 (205) : Je te connais, ô Sud pareil au lit des fleuves infatués, et l’impatience de ta vigne au flanc des vierges cariées.

III, 3 (223) : Aux grandes tables interdites où plus fugaces vont les signes ; dans les miroirs lointains où glisse la face de l’Errant- face d’hélianthe qui ne cille,

[59] Dans Amers, l’on retrouve le tercet de versets, mais aussi un verset plus long, notamment dans le dialogue d’« Etroits sont les vaisseaux », IX (341) : « … A ton côté rangée, comme la rame à fond de barque ; à ton côté roulée, comme la voile avec la vergue, au bas du mât liée… Un million de bulles plus qu’heureuses, dans le sillage et sous la quille… Et la mer elle-même, notre songe, comme une seule et vaste ombelle… Et son million de capitules, de florules en voie de dissémination. »

[60] Le paragraphe d’Oiseaux, par exemple, ne repose plus autant sur le parallélisme. La poésie, plus didactique, s’en retrouve prosifiée ; l’imperceptibilité relative des cellules métriques pourtant présentes amène à parler de « paragraphe ».

 

 

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