« Seven Hundred Acre Island ( Maine ), 1945 »

Remarques à propos de l’absolu et de la contingence

 

Claude-Pierre Pérez

Université de Provence - Aix Marseille I

perezc@up.univ-aix.fr

 

Il est assez courant de trouver, après la dernière ligne d’un poème de Perse, une indication de date et de lieu. Dans l’édition Pléiade originale, c’est le cas d’« Exil » (« Long Beach Island (New Jersey) 1941 ») ; de « Pluies » (« Savannah, 1943 ») ; de « Neiges » (« New York, 1944 ») ; du « Poème à l’étrangère » (« ‘Georgetown’, Washington, 1942 ») ; de Vents (« Seven Hundred Acre Island (Maine), 1945 ») ; de Chronique (« Presqu’île de Giens, Septembre, 1959 ») ; enfin de Oiseaux (« Washington, mars 1962 »).

Des indications de ce type ne sont évidemment pas propres à cet auteur. Elles sont monnaie courante à la fin d’une œuvre littéraire. On pourrait citer de très nombreux exemples de Hugo à Cendrars, Lévi-Strauss et Beckett (qui met des dates, mais pas de lieu). On pourrait demander aussi depuis quand cet usage s’est répandu. Je sais bien qu’il y a l’avis au lecteur en tête des Essais : « de Montaigne, ce premier de mars mille cinq cent quatre-vingts ». Mais imagine-t-on à la fin de Bérénice : « Paris, 1670 » ?

Mal.

Il est évident que ces indications qui renseignent le lecteur (ou sont censées le renseigner, parce qu’elles sont parfois fallacieuses) sur les circonstances dans lesquelles le texte qui les précède a été composé supposent un certain rapport, ou un certain type de rapports, entre l’auteur, le texte et le lecteur. Elles supposent que les circonstances de composition ne sont pas purement et simplement indifférentes ; que l’œuvre est rapportée à un auteur, et que cette personne (ou ce personnage) intéresse suffisamment pour que des informations de ce genre ne soient pas jugées superflues, voire outrecuidantes. Bref, pour tout dire en peu de mots, ces indications sont étroitement solidaires de ce que Michel Foucault appelait « la fonction auteur » ; elles sont même solidaires de ce qu’il nomme son « renforcement ».

Tous ces récits, tous ces poèmes, tous ces drames ou ces comédies qu’on laissait circuler dans un anonymat au moins relatif, voilà que, maintenant, on leur demande (et on exige d’eux qu’ils disent) d’où ils viennent, qui les a écrits ; on demande que l’auteur rende compte de l’unité du texte qu’on met sous son nom […] On lui demande de les articuler sur sa vie personnelle et sur ses expériences vécues, sur l’histoire réelle qui les a vus naître.

(Ai-je besoin de souligner à quel point ceci, et cette dernière phrase en particulier, convient précisément aux indications dont je parle ? Foucault poursuit :)

L’auteur est ce qui donne à l’inquiétant langage de la fiction, ses unités, ses nœuds de cohérence, son insertion dans le réel. [1]

Revenons maintenant à Saint-John Perse. Cette question de l’auteur, et du rapport auteur/lecteur ne lui est évidemment pas indifférente. Il y revient à maintes reprises dans ses lettres, dans ses conversations privées, dans ses notes pour la Pléiade. Sa doctrine sur ce point est bien connue : elle réclame (ou exige) une séparation rigoureuse entre la personne (Alexis Leger) et la fonction exercée par ce personnage qui dans la période qui nous intéresse se nomme Saint-John Perse. La critique doit donc se maintenir sur « un plan tout à fait impersonnel » (963) ; prescription que, soit dit en passant, Perse ne met pas du tout en œuvre dans ses propres essais critiques qui, par défiance (dit-il) envers l’abstraction, ne dédaignent pas l’anecdote, ni les choses vues, ni les souvenirs de la personne. Je renvoie à ses écrits sur Gide, sur Rivière, sur Claudel, sur Fargue…

Ceci ne l’empêche pas à la faveur d’une conversation sur la question du pseudonyme de déclarer qu’il convient aux auteurs

d’être (en littérature) comme ces navires à quai qui offrent seulement leur poupe à la curiosité des passants : un nom, un port d’attache, c’est là tout leur état civil. Le reste est aventure et n’appartient qu’à eux. (1094)

Où l’on voit clairement que le motif critique qui est indiqué, esquissé ici, n’est pas du tout celui de l’œuvre « sans auteur » (comme on dit parfois rapidement). Mais celui de l’auteur qui est comme le Dieu de Pascal : caché.

Dans une lettre à Caillois de 1953, où il faut voir une réponse à l’étude de Maurice Saillet, qui venait de paraître en volume l’année précédente, Leger poussant à la limite cette logique de disjonction écrit cette phrase qui devait nécessairement passer pour une provocation dans un siècle où il est admis que « tout est historique » :

Mon œuvre tout entière, de recréation, a toujours évolué hors du lieu et du temps. (562)

Le lieu ; le temps : c’est précisément ce que marquent ces deux petites lignes qu’on trouve, en italiques à la fin du poème, juste avant de refermer le livre. Et alors que font-elles là ? A quoi servent-elles ? Si l’œuvre vise à créer un « plan absolu » (comme le dit encore la même lettre), si elle évolue hors du lieu et du temps, si elle en est détachée, pourquoi en terminant mentionner son lieu et son temps ?

On me dira que j’épile les chenilles ; on demandera s’il est vraiment nécessaire de s’attarder sur ces lambeaux hors-texte, ou en limite du hors-texte (comme on est limite du hors-jeu) quand le texte lui-même a bien besoin d’être éclairé… S’agit-il de prendre Leger en flagrant délit de contradiction ? Non. Je ne me soucie d’aucun délit. On a trop fait le procès de Leger, après l’avoir trop encensé. Le ressentiment ne fait pas de la bonne critique, pas plus que la complaisance. Les amoureux déçus sont difficilement équitables. On a vu, à propos de Perse, une critique hagiographique ; on a vu, ou l’on voit, une critique du soupçon. Je voudrais me garder de l’une comme de l’autre.

Reprenons : l’œuvre qui « évolue hors du lieu et du temps » est imprimée avec une date et un nom de lieu. Incohérence ? Non. évoluer veut dire faire mouvement. L’œuvre, évidemment, nécessairement, est produite en un certain point du lieu et du temps. Comment pourrait-il en être autrement ? Mais en tant qu’œuvre, en tant qu’elle est une œuvre, elle est ce qui fait mouvement hors du lieu et hors du temps. Comment ne pas songer ici à Baudelaire : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable »[2]. Il y a chez Perse une convoitise évidente de cette seconde moitié : un désir évident de porter l’œuvre hors du temps (de l’éterniser) et hors du lieu (de la rendre immuable). Ce désir a soulevé toute une série d’objections adressées à la fois à l’œuvre et à sa poétique. Je me borne à noter que le temps et le lieu, le transitoire et le contingent, insistent ; et pas seulement, j’y viendrai, dans les péritextes.

La même lettre à Caillois que j’ai citée tout à l’heure apporte du reste des précisions à cet égard :

Aussi allusive et mémorable qu’elle soit pour moi dans ses incarnations, [mon oeuvre] entend échapper à toute référence historique aussi bien que géographique ; aussi « vécue » qu’elle soit pour moi contre l’abstraction, elle entend échapper à toute incidence personnelle. (562)

Il y aurait donc une œuvre, un poème, « pour moi » : incarné, allusif, mémorable, qui se développe selon un plan de contingence. Mais cette œuvre, cette même œuvre est aussi traversée par un désir et un vouloir, elle veut «échapper » à la référence, à « toute référence », elle veut échapper à « l’incidence personnelle ».

Que veut dire incidence ? Le TLF suggère deux acceptions qui peuvent convenir : dans le domaine des sciences physiques et mathématiques (et l’on sait que Leger affectionne le lexique des sciences) le mot s’emploie en parlant d'une ligne, d'une trajectoire, pour désigner la « rencontre avec une surface en fonction d'une certaine orientation ». Ce qui est suggéré ici, c’est donc à nouveau l’idée d’un « plan » (de l’œuvre) qui est et doit être absolu, et que ne doit heurter aucune « ligne personnelle » adventice. D’autre part dans un emploi Vieux ou littéraire une incidence désigne « ce qui arrive, survient fortuitement » (avec un exemple de Chateaubriand). L’incidence, c’est donc le hasard –qui est le mistigri de toutes les esthétiques modernes.

On pourrait continuer avec ces quatre lignes, qui soulèvent de nombreuses questions. Ainsi, la formulation choisie par Leger : l’œuvre « entend échapper à toute incidence personnelle ». Il ne dit pas qu’elle échappe, mais qu’elle entend échapper, c'est-à-dire qu’elle a la ferme intention, la volonté arrêtée d’échapper ; il ne garantit pas qu’elle y parvienne ; on pourrait aller jusqu’à dire que la formulation choisie suggère qu’elle n’y parvient pas, ou pas entièrement.

D’autre part, il est permis de penser que cette volonté, ce désir du plan absolu, ne répond pas à l’esthétique de ce poète seulement : mais, plus généralement, à cette absolutisation de la littérature, et spécialement de la poésie, qui a commencé à la fin du XVIIIème siècle avec le romantisme allemand et qui peut-être s’achève en ce moment même sous nos yeux. Entre le « plan absolu » dont parle Leger, et sur lequel l’œuvre doit se déployer, et ce que Nancy et Lacoue-Labarthe ont appelé « l’absolu littéraire » (qui est la théorie de la littérature du romantisme) il y a évidemment bien plus qu’une simple rencontre verbale.

Reste à comprendre (j’y reviens) pourquoi cet auteur inscrit au bout de son poème précisément ces références historiques et géographiques à quoi l’œuvre entend échapper. Pourquoi laisser ainsi apercevoir « l’incidence personnelle » à quoi elle prétend se soustraire ? Pourquoi cette boutonnière de contingence ménagée dans « le plan absolu » ?

Plaidoyer pour la contingence

A ceci, on pourrait répondre que, entre les deux options, il n’y a pas une opposition (une contradiction) mais plutôt un rapport et un écart[3]. Une montagne est d’autant plus haute qu’on aperçoit en bas la plaine. L’absolu du plan absolu est d’autant plus sensible (d’autant plus saisissant) que l’on peut soupçonner le plan de contingence qu’il traverse et qu’il transcende. Ce qui est suggéré, c’est une distance et un écartement : cet écartement s’obtient par un travail, c'est-à-dire en oeuvrant, c’est-à-dire en faisant une œuvre. L’œuvre (et cette notion, on le sait, demeure essentielle pour Perse, à rebours du motif du désoeuvrement mis en œuvre par les avant-gardes des années soixante) est ce qui convertit le relatif en absolu.

Elle le convertit, elle ne le détruit pas. D’une certaine manière, convertir, c’est conserver. Le relatif persiste discrètement, secrètement au sein de l’œuvre absolue. C’est une des raisons pour lesquelles on peut en détournant légèrement une formule d’Amers définir le poème « un propos secret ».

Je rappelle le contexte dans lequel l’expression paraît. C’est dans l’Invocation, le début de la 5° séquence :

Or il y avait un si long temps que j’avais goût de ce poème, mêlant à mes propos du jour toute cette alliance, au loin, d’un grand éclat de mer –comme en bordure de forêt, entre les feuilles de laque noire, le gisement soudain d’azur et de ciel gemme : écaille vive entre les mailles d’un grand poisson pris par les ouïes !

Et qui donc m’eût surpris dans mon propos secret ?gardé par le sourire et par la courtoisie ; parlant, parlant langue d’aubain parmi les hommes de mon sang –à l’angle peut-être d’un Jardin public, ou bien aux grilles effilées d’or de quelque Chancellerie ; la face peut-être de profil et le regard au loin, entre mes phrases, à tel oiseau chantant son lai sur la Capitainerie du Port. (263)

On connaît bien tous ces motifs du saisissement poétique (ces fragments de Vents, par exemple, qui évoquent le poète « assailli du dieu », 190), tout ce sublime de l’enthousiasme, qui situe Perse dans la lignée de Pindare et le droit fil du Romantisme. Perse, on le sait, on l’a souvent dit, s’est plu à inscrire la naissance du poème dans le registre du sublime ; à définir, pourrait-on dire, son origine comme « point sublime » conformément à une thématique qui relève à l’évidence de ce que j’ai appelé tout à l’heure l’absolutisation de la poésie.

Mais le passage que j’ai cité rapporte non pas la conception du poème, non pas du tout le jaillissement de l’inspiration, non ce que Perse nomme dans un morceau qui fait assez précisément écho au début de la quatrième ode de Claudel, « l’invasion » poétique. Ce qu’on voit ici, ce n’est pas la ruée du souffle prophétique, mais autre chose : une sorte de préhistoire ou de proto-histoire du poème, ce que Perse nomme un « goût », qu’il nomme également « alliance » (alliance avec la mer, mais alliance aussi avec le poème consacré à la mer). Ce passage nous installe non pas absolument sur le plan absolu, mais en ce point où le plan absolu et le plan de contingence se coupent. Ce qui nous est montré, c’est précisément ce qu’il appelait dans le texte cité plus haut l’incidence : c'est-à-dire, je le rappelle, la rencontre d'une ligne ou d'une trajectoire avec une surface, la rencontre d’une ligne de contingence avec le plan absolu.

Ce que montre ce texte, c’est le plan de coupe de l’absolu et du relatif : c’est l’absolu considéré depuis le plan de contingence. Et à cet égard, il n’est pas unique.

On lit par exemple, dans la préface aux Œuvres de Fargue :

il suivait, l’œil mi-clos et lucide, l’envol de ses images dans la montée du soir et s’avançait, de nuit, dans l’amitié des hommes et choses de son temps (527)

ou dans Vents II, assez brièvement :

Ah ! oui, que d’autres zestes nous trahissent dans nos boissons de limons verts ; d’autres essences dans nos songes, sur les galeries d’attente des aéroports ! (211)

et encore dans Chronique :

…Comme celui, la main au col de sa monture, qui songe au loin et rêve haut (398)

Ces fragments, encore une fois, ne décrivent pas un saisissement ni un rituel, ils ne disent pas l’ivresse dionysiaque, l’envol chamanique, le rapt sublime de l’inspiré ; mais ils montrent un homme (un poète) au milieu des siens, au milieu « des hommes de son temps » (229), jouant le jeu social, pris dans les contingences d’une vie professionnelle (la Chancellerie) et dans le décor trivial de chaque jour : Paris nocturne, aéroport... Le « moi social », comme disait Proust, n’étouffe pas le « moi profond » : il l’enveloppe plutôt comme porteur d’un secret (encore), ou d’un germe que le sujet s’emploie à préserver de la curiosité et de l’indiscrétion d’autrui. Ce qui est montré ici, c’est le retrait d’un for intérieur, la persistance discrète, secrète, au sein même du jeu social et préservés par le « sourire », d’une liberté et d’une intimité, d’un « soi » qui se donne dans le « songe », d’une étrangeté préservée au sein même du plus familier, d’un regard porté au-delà du proche au moyen de ce qu’on a souvent appelé « l’œil intérieur », qui est l’oculus imaginationis des vieilles gravures et qui est nommé dans Vents I « l’œil occulte » (190).

*

Je viens d’évoquer la manière dont Perse représente l’homme imaginant, dont il figure la préhistoire ou le pressentiment du poème, la persistance du lien entre le poète et le poétique au sein même de la vie de chaque jour –ce qu’il appelle dans Nocturne « le long souci », « le long désir » (1395, c’est la « paziente, disperata sollecitazione » de son traducteur Ungaretti). En continuant sur la même ligne, je voudrais observer ce qu’il nous dit de ce qui se passe un peu plus tard, au moment où cédant à son « goût », le poète écrit le poème.

Là encore, je laisserai de côté tout ce qui a été dit sur la dimension sublime et sacrée de l’inspiration, et je m’attacherai à ce qui nous est dit du lieu de la création.

C’est une chose qu’on peut remarquer : la plupart des poèmes de Perse sont domiciliés. Perse est un poète « nomade », ou qui se veut tel. Mais ce nomade n’écrit pas à cheval, ou en caravane. Il écrit (il dit qu’il écrit) dans une île, ou dans une presqu’île, et en tout cas dans un lieu clos. Le poème nomade s’écrit à la maison. On pourrait presque dire que chaque poème a sa maison.

Sur ces îles et sur ces maisons, le poème lui-même et plusieurs de ses paratextes nous donnent des indications. Il y a bien sûr la maison des Vigneaux, d’où est daté Chronique et qui est évoquée dans Chant pour un équinoxe. Il y a aussi la « maison de verre dans les sables » mentionnée dans le texte d’Exil (123), et qui est « cette villa d’été, face à l’Atlantique » à Long Beach Island, dans le New Jersey, appartenant à Francis et Katherine Biddle, et dans laquelle, selon la notice Pléiade, le poème a été écrit (1109). Elle ressemble à Yellow Sands, qui est le nom de la propriété où Perse habite sur Seven Hundred Acre Island, Ce nom est, nous le savons désormais grâce à la notice de la Pléiade, au témoignage de la correspondance et aux recherches des érudits, celui d’une « petite île privée du Penobscot Bay », propriété de la famille Astor Chanler, et dans laquelle Leger « écrit » (selon la notice) ou « achève » (selon la biographie) la rédaction de Vents.

Ajoutons encore à ces lieux la chambre d’hôtel de Savannah où « Pluies » fut « écrit », une nuit d’orage, paraît-il, non loin d’une piscine au fond de laquelle une jeune femme s’était écrasée. Plus anciennement encore, on songe au « petit temple taoïste désaffecté » où (si l’on s’en rapporte à la biographie) aurait été écrite Anabase.

Les biographes pointilleux regardent évidemment ces affirmations avec prudence, et même avec méfiance. Leger corrige un peu, c’est sûr ; il simplifie ; ou comme disait selon lui Dugay-Trouin (à ce que rapporte Pierre Guerre) pour désigner la manœuvre qui permet de garder un navire dans l’axe, il rectifie. On n’oubliera pas qu’il n’est pas le seul ; nous savons ce qu’il faut penser des dates inscrites par Hugo au bas des poèmes des Contemplations ; de la prétendue « nuit de Gênes » de Valéry, pas moins illuminée d’éclairs que la « nuit de Savannah » de Leger. Beckett lui-même se plaisait à faire croire qu’il était né un vendredi 13… La vie des grands artistes disait Claudel, est symbolique d’un bout à l’autre.

Le contingent et l’absolu.

Les lieux que je viens de mentionner sont à la fois parfaitement réels et entièrement fabuleux. Ils sont aussi très singuliers et (pour cette raison même) pleins de charme, délicieusement romanesques. On le vérifiera en relisant la lettre à Katherine Biddle du 20 septembre 1942, qui décrit les singularités de Seven Hundred Acre Island.

Si la contingence se définit comme la manière d'être d'une réalité (être ou chose) susceptible de ne pas être, alors il est clair que ces lieux, dont tout le charme tient à ce qu’il entre en eux de caprice, ou encore de fantaisie au sens que Baudelaire (parmi d’autres) a pu donner à ce mot, et qui fait référence à ce qu’il appelle à propos d’Ingres hétéroclitisme –ces lieux, donc, sont entièrement contingents. Leur séduction n’est pas séparable de leur contingence ; elle est en proportion directe de celle-ci.

Or cela ne vaut pas seulement pour ces lieux. Il y a dans les poèmes de Perse quantité d’objets ou de personnages dont la contingence est si je puis dire exhibée. C’est vrai tout particulièrement des objets ou des personnages présentés dans ces énumérations fameuses, qu’on trouve par exemple dans Anabase, X, dans « Exil », 6, et en plusieurs endroits de Vents : les « Gouverneurs en violet prune », les chapelains qui rêvent « de beaux diocèses jaune paille », et aussi « les hommes de lubie », « et quelques hommes encore sans dessein –de ceux-là qui conversent avec l’écureuil gris et la grenouille d’arbre » (219-20), et plus bas « les tatoueurs de Reines en exil et les berceurs de singes moribonds dans les bas-fonds des grands hôtels » et les « raconteurs d’histoires en forêt parmi leur audience de chanterelles, de bolets » (225).

On a là quelque chose que Caillois appelait un « répertoire » et qui relève de la poétique des listes laquelle est à la fois très ancienne (Sei Shonagon, Notes de chevet, Xème/XIème siècles) et très moderne (Pascal Quignard, passim). Perse y a très probablement été introduit par Francis Jammes qui a fait lui aussi des listes : par exemple, « Ce sont les travaux… » dans De l’Angélus de l’aube à l’angélus du soir, où l’on trouve une série de « celui qui… » (« celui qui met le lait dans les vases de bois… celui qui recueille les œufs tièdes ») vraiment très semblable à ce qu’on peut lire sous la plume de Perse[4].

Or qu’est-ce qu’une liste sinon un jet ou un jeu de singularités? qu’est-ce que la poétique des listes, sinon une poétique des singularités, une poétique des événements, des choses et des gens qu’on rencontre une fois, et une seule, et qu’on pourrait très bien ne pas rencontrer ? Qu’est-ce d’autre, par conséquent, qu’une poétique du contingent ? de l’éphémère ? de la finitude ?

En ce sens on peut bien dire que la poésie de Perse est une présentation de la contingence, ou du moins : qu’elle comporte une présentation de la contingence, une présentation souvent bienveillante, affectueuse, souriante, c’est le mot de Perse, de la contingence.

Cependant, il est évident que l’œuvre n’est pas que cela ; qu’elle ne fait pas cela seulement. La contingence n’est que la moitié de l’art (de cet art) ; l’autre moitié est l’absolu, et l’œuvre qui veut être une œuvre doit aussi s’orienter vers l’absolu, elle doit aussi s’arracher à la séduction, si forte, si fragile, si touchante, de la contingence. Elle doit exactement la sacrifier. Elle la présente si je puis dire sous le couteau, et dans la séduction émouvante de sa vanité, et d’une « douceur qui va mourir » (196).

On peut lire Vents (et c’est ainsi que Leger incitait à le lire) comme une épopée de l’innovation et de l’affranchissement : affranchissement du poids de la culture et de l’histoire, manifestation d’un pouvoir d’ouverture et d’inauguration qui renverse routines et coutumes. Mais il est remarquable que ce pouvoir se manifeste de manière toute négative, comme pouvoir de déliaison (et l’absolu : absolutum, c’est exactement cela, le non lié, le délié). De l’action du Novateur, on ne doit pas attendre une époque meilleure, des lendemains qui chantent, une fin de Satan, une Cité idéale quelconque, l’accomplissement d’une Promesse, la destruction « des choses imparfaites », comme dans saint Paul, et la venue de « ce qui est parfait ». C’est l’élan, c’est l’affranchissement, la résiliation qui ont une valeur, l’arrachement vaut par lui-même, et non pas le dessein de celui qui s’arrache (« Mais le Vent, ah ! le Vent ! sa force est sans dessein et d’elle-même éprise », 214, je souligne) non le but vers lequel il marche. Le but en effet est connu d’avance, puisque les hommes ne vont jamais que là «où vont les hommes, à leurs tombes » (196).

L’activisme (le « mal des ardents » (213) : locution ambiguë à souhait puisque c’est à la fois l’ergotisme gangréneux et le mal des passionnés) des héros persiens ne doit donc pas cacher que l’histoire n’est jamais que le retour du Même : une suite cyclique d’arrachements et d’enkystements, d’accumulations et de tables rases. L’innovation revient tôt ou tard au Même, après des « accidents extraordinaires » (196) : extraordinaires, mais des accidents, qui ne peuvent donc pas construire un Progrès, ni paver la route d’une quelconque promesse. Rien à attendre au bout du compte que le retour de la routine et le creusement de nouvelles ornières : le grand arbre reprendra le fil de ses maximes. C’est en se fondant sur des observations analogues qu’Alain Badiou (dans un texte qui est loin d’être uniquement à charge) parlait il y a peu à propos d’Anabase d’une « épopée pour rien » [5]. Je reprendrais volontiers pour ma part cette locution pour l’appliquer à Vents. Comme Chateaubriand autrefois, Perse tresse l’épopée avec la vanité : « Des civilisations s’en furent aux feux des glaces » (188)… « Insanité du jour », « emphase immense de la mort » (233), hommes assombris, comme les bêtes, « du mal d’être mortels » (237), il n’est pas jusqu’au poète qui ne soit « de peu de poids » (195). « Et révérence au Soleil noir d’en bas » (228) : ce soleil là est-il, comme on l’a dit, l’inconscient freudien ? On peut songer avec de plus solides arguments, me semble-t-il, au dieu des morts, à Thanatos, ou à la mélancolie (comme dans le vers fameux de Nerval). Comme par hasard, le vers qui précède immédiatement nomme l’ennui, et l’associe au geste d’invention des figures d’une manière qui peut faire songer plus qu’à tel ou tel professeur d’énergie à des Esseintes et aux décadents fin-de-siècle (avec lesquels Perse a plus d’affinités qu’il ne lui plaît de le reconnaître) :

Au fronton de nos veilles soient vingt figures nouvelles arrachées à l’ennui, comme Vierges enchâssées au bourbier des falaises ! (228)

Il y a là comme un revers (ou un moteur ?) du vitalisme et de l’énergétisme de Perse. C’est bien parce que « vivre est tel », comme on peut le lire dans le 4° chant, qu’il convient de pousser à sa limite le mouvement (233). Il arrive –plus d’une fois– que Perse donne à son lecteur le droit de se souvenir du verset 14 du premier chapitre de l’Ecclésiaste : « J'ai regardé toutes les œuvres qui se font sous le soleil : eh bien, tout est vanité et poursuite de vent! ». De vent, précisément : le Qohelet nous rappelle cette valeur allégorique (devenue classique) du météore. Perse encore :

Et qu’il fut vain, toujours, entre vos douces phrases familières, d’épier au très lointain des choses ce grondement, toujours, de grandes eaux en marche vers quelque Zambézie !... (234)

Ce qui est inscrire dans le poème la vanité de cet acte : épier, épier le lointain depuis le proche, épier l’auratique depuis le sans aura –ce qui est insérer dans le poème un vers dans lequel s’énonce la vanité de l’acte qui est l’acte même du poète. Et sans doute n’est-ce pas là le dernier mot de Perse. Sans doute n’est-ce qu’une des positions possibles, qu’un des gestes possibles qu’il adopte ou qu’il essaie –entre plusieurs autres. Il reste que cette position est si je puis dire dans la gamme, dans sa gamme ; qu’elle n’est pas ignorée, et pas exclue : « Les tentations du doute seraient promptes » (195).

*

Entre absolu et relatif, il y a un rapport qu’on ne peut pas défaire, puisque l’absolu se définit comme « ce qui n’est pas relatif » ; et donc un rapport extrêmement étroit entre l’absolu et la vanité, puisque l’absolu est ce auprès de quoi tout le relatif paraît vain, se trouve frappé de vanité. Le sublime, écrivait Kant, c’est « ce en comparaison de quoi tout le reste est petit »[6].

Comme d’autres poèmes de Perse, Vents peut être décrit, comme un tressage de l’absolu et du relatif. Il faut dans le poème et pour le poème sauver l’un et l’autre : ne pas renoncer à l’Absolu, c'est-à-dire à la définition du poétique comme « recherche de l’absolu », c'est-à-dire à ce que les historiens du romantisme appellent aujourd’hui l’absolu littéraire ; et ne pas renoncer non plus au relatif, c'est-à-dire le sauver, lui faire place dans l’épopée qui, dit Hegel, exige la plus grande richesse de détails.

Ce sauvetage (qui ne va pas de soi) peut se faire de plusieurs manières. Il se fait sous le signe du sourire, c'est-à-dire de l’indulgence ; il se fait sous le signe du sacrifice qui permet de présenter « le monde entier des choses » (180) dans le mouvement même qui le récuse pour cause d’insuffisance ; il se fait au nom d’une morale (nietzschéenne) de l’intensité vitale (« Si vivre est tel, qu’on s’en saisisse », 233), qu’on pourrait définir une dénégation vitaliste, une exaspération du vouloir-vivre au contact de la vanité ; il se fait enfin au moyen d’une énergétique qui autorise à s’accommoder de la vacuité de l’objet pour autant qu’il peut apparaître comme le support ou le vecteur passager d’une force qui vaut en elle-même et par elle-même, puisque elle peut être rapportée à l’absolu, dont elle est un indice et peut-être une émanation.

 

 

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[1] Michel Foucault, L’Ordre du discours, Gallimard, 1971, p. 30.

[2] Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », in Oeuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1976, II, p. 695.

[3] « Le ciel pour lui tient son écart », Vents, I, 5 (189).

[4] Francis Jammes : De l’Angélus de l’aube à l’angélus du soir, nrf, coll. Poésie/Gallimard, 1994, p. 41.

[5] Alain Badiou, Le Siècle, Seuil, « L’ordre philosophique », 2005, p. 124, 133.

[6] E. Kant, Critique de la faculté de juger, Gallimard, coll. Folio, 1989, p. 189.