Michèle Aquien
Université Paris XII-Val de Marne
Il était midi et quinze
minutes, le samedi 20 septembre 1975. Nous avons soudain compris que son
« délaissement » était venu.
[…]
Ouvert sur la table il
y avait les épreuves qu’il était en train de corriger de son dernier recueil, Chant pour un équinoxe.
Ainsi le destin de Saint-John Perse, aussi prodigue
dans la mort qu’il l’avait été dans la vie en rencontres extraordinaires,
l’avait fait disparaître en ce moment même de l’équinoxe […].[1]
En 1972, Saint-John Perse
publie ses Œuvres Complètes dans la
prestigieuse Bibliothèque de
« Malice de
poète », avais-je écrit il y a quelques années[3] à
propos de la parution de ce recueil trois ans après celle des Œuvres Complètes. Voire. Certes, il peut
y avoir eu de la part du poète un amusement intérieur à cet ajout a posteriori, mais on ne saurait s’en
tenir à ce qui risque d’être une interprétation réductrice.
Son œuvre, menée
continûment de 1904 à 1974 malgré des aléas de vie, de silence et de
publication, « tout entière de recréation » (562), il lui met ainsi,
et en toute lucidité, un point final sous la forme de cet ensemble constitué,
contrairement à son habitude, d’éléments fragmentaires. La tonalité de ces
poèmes est double : ils sont à la fois bien ancrés dans l’œuvre par leur
poétique, par leurs thèmes et par le système bien connu des reprises, mais
aussi marqués par une présence et une conscience continue de la mort qui est là,
et ce recueil peut être lu comme une acceptation de cette mort, même si sont
intacts l’amour et l’éloge de la vie, par delà cette existence qui pour lui se
termine.
Les quatre poèmes qui
composent Chant pour un équinoxe ont
été l’objet de nombreux commentaires littéraires[4]. On y
retrouve la poétique de Saint-John Perse : son vocabulaire (les mots les
plus fréquents ici sont les mêmes que ceux qui figurent dans les premiers de la
liste établie par Pierre Van Rutten[5] – homme, terre, femme, soir, songe, chose,
nuit, dieu), les rythmes, les répétitions et les échos phoniques, la
tendance à la polysyndète, et un lyrisme de l’éloge toujours soutenu. Chacun
des poèmes a son individualité propre, et l’on peut même dire qu’il y a peu de
connexions explicites entre eux. Tout au plus peut-on signaler l’écho entre
« l’abîme de tes nuits » (« Sécheresse », 1398) et
« l’abîme de nos nuits » (« Nocturne », 1395).
Dans la composition du
recueil, le poète (qui en avait préparé la maquette, mais n'avait pu relire les
épreuves) a inversé l’ordre chronologique du premier et du dernier poème :
« Sécheresse », le dernier écrit et le plus long, se retrouve au
début, et « Chanté par celle qui fut là » clôt l’ensemble. Cela n’est
pas sans conséquence sur la tonalité de l’ouvrage. J’y reviendrai. Les deux
poèmes centraux sont, eux, dans l’ordre chronologique de leur écriture et de
leur publication ; ce sont les plus brefs du recueil.
Passons d’abord en revue
ces poèmes, sous l’angle de leur valeur comme derniers poèmes. À cet égard,
l’ordre chronologique paraît préférable.
« Chanté par celle qui
fut là » (publié le 1er janvier 1969 dans
Bain des 2 f/emmes/ :
de la passerelle, beauté pur sang de D., long reptile très pur et noble, très
souple et riche d’aisance (animale ou végétale) – cf. plantes marines mi-plante, mi-animale – chair très pure –
immatérielle et suave pourtant admir/ablemen/t incarnée – chair de belle
espèce, belle denrée, beau fruit – Honneur à son père. – [6]
– D. couchée, les mains croisées d’orante sur le sein
(flanc), col incliné, face très pure et très touchante, le corps à peine
soulevé d’un souffle d’(im)mortelle q/ui/ n’est point de mortelle – C’est à
cette femme (être) là que j’ai donné ma foi.[7]
Le poème est un écho
pudique de cet amour dans son grand âge, et de cet accompagnement amoureux des
dernières années, dans l’appréhension du réel et l’approche de la mort :
Et moi
j’écoute, ô mon amour, toutes choses courir à leur fin. (431)
Au sein de « Chant
pour un équinoxe », publié le 1er septembre 1971 dans
un enfant
naît au monde dont nul ne sait la race ni le rang, et le génie frappe à coups
sûrs aux lobes d’un front pur. (437)
Elle ne connaît pas les
limites de la seule existence humaine :
Un chant se
lève en nous qui n’a connu sa source et qui n’aura d’estuaire dans la mort […]. (438)
Ce n’est pas pour rien que
le poète a choisi le titre de « Chant pour un équinoxe » pour
l’ensemble du recueil, puisque ce chant qui le traverse et qui a traversé son
existence d’homme, il en dit, dans la clausule du poème, le caractère éphémère
et transcendant :
équinoxe
d’une heure entre
C’est aussi la poésie qui
vient traverser la nuit de « Nocturne » (publié 1er
janvier 1973, dans
Dans la
maturité d’un texte immense en voie toujours de formation, ils ont mûri comme
des fruits, ou mieux comme des mots : à même la sève et la substance
originelle. (417)
La constatation, dans ce
poème qui est aussi un bilan, est, par delà la nécessité impérieuse de l’œuvre, par delà l’intimité de ces plus secrets complices, l’insatisfaction
profonde, l’exigence du poète, dont l’œuvre, si comblante soit-elle, n’a pu
combler le manque existentiel :
[…] Nous n’y trouvons point
notre gré.
Soleil de
l’être, trahison ! Où fut la fraude, où fut l’offense ? où fut la
faute et fut la tare, et l’erreur quelle est-elle ? Reprendrons-nous le
thème à sa naissance ? revivrons-nous la fièvre et le tourment ?...
Majesté de la rose, nous ne sommes point de tes fervents : à plus amer va
notre sang, à plus sévère vont nos soins, nos routes sont peu sûres, et la nuit
est profonde où s’arrachent nos dieux. Roses canines et ronces noires peuplent
pour nous les rives du naufrage. (1395)
Il y a une sorte de rage
dans ce verset, rage aussitôt calmée dans le verset suivant par l’acceptation de
la limite humaine, qui est aussi sa limite de poète – la mort :
[…] Soleil de l’être, Prince et Maître !
nos œuvres sont éparses, nos tâches sans honneur et nos blés sans
moisson : la lieuse de gerbe attend au bas du soir. – Les voici teints de
notre sang, ces fruits d’un orageux destin. (1395)
« Sécheresse »,
publié en juin 1974 dans
Par les sept
os soudés du front et de la face, que l’homme en Dieu s’entête et s’use jusqu’à
l’os, ah ! jusqu’à l’éclatement de l’os !... (1400)
Une série d’invocations
rythme le poème et s’intensifie vers la fin :
Sistre de Dieu, sois-nous complice.
(1396)
Ô temps de Dieu, sois-nous comptable. (1399)
Ô temps de Dieu, nous seras-tu enfin complice ? (1399)
Ô temps de Dieu, sois-nous propice (1400)
Songe de
Dieu, sois-nous complice. (1400)
Cette répétition, qui n’est
jamais répétition du même, présente des variations qui fondent la dynamique et
l’unité du poème. Ces invocations s’organisent autour de la matrice centrale,
la seule où l’on retrouve à la fois l’apostrophe la plus fréquente, « Ô temps de Dieu », et l’adjectif
« complice » (1399), les
deux ne se rencontrant que dans cette occurrence-là. Sur le signifiant « complice » se joue une série de glissements : le début du mot est repris
dans « comptable » (1399),
la fin dans « propice »
(1400), et le retour de « complice »
dans la dernière invocation (1400) boucle la boucle et fait l’unité du reste…
Mais les trois « complice »
ne sont pas sur le même plan, à cause de l’avancée même des différentes
invocations. Quand il est demandé au Sistre
de Dieu – la sécheresse qui ramène à l’essentiel et aide à la recherche du
divin – d’être « complice »
(1396), c’est en manière d’accompagnement dans cet itinéraire. Dans
l’invocation médiane, il y a eu passage par « comptable » : ici « complice » a une
tonalité plus subjective, liée au passage du « temps » – un temps
qui fait le compte d’une vie d’homme, mais qui aussi dépasse la limite humaine.
On notera la modalisation interrogative et l’insistance marquée par l’adverbe
« enfin ». L’adjectif
« propice », ensuite,
induit une autre dimension : celle de la propagation poétique, charge
d’avenir pour l’étincelle poétique :
Où
courait-elle hier, où courra-t-elle demain ? (1400)
Quand la prière s’adresse
au Songe de Dieu (1400), elle se
tourne vers ce sentiment que l’homme a du divin, et elle lui demande alors non
plus seulement de guider l’homme ou de le porter en avant, mais de se confondre
en quelque sorte avec lui, intrication qui renvoie au sens étymologique de
« complice » (latin complex, ‘étroitement uni’). Et cette intrication finale, cette
communion pourrait-on dire, est reprise et déniée sur un mode faussement
parodique par un nouveau glissement des signifiants qui va du Songe au Singe de Dieu de la fin :
Singe de Dieu, trêve à tes ruses ! (1400)
Mis en évidence par
l’abandon des italiques chères au poète, par les guillemets, par la séparation
grâce à l’astérisque qui le précède, et par le tutoiement soudain qui le
renvoie à lui-même après le « nous »
qui a marqué tout le poème, ce dernier vers est aussi, quand on s’en tient à la
chronologie (sans tenir compte des aléas de l’écriture et des repentirs,
visibles seulement sur manuscrit), le dernier vers du poète, qui a fait en
sorte de ne pas en faire le dernier du recueil.
Sur l’interprétation de cet
ultime vers de Saint-John Perse, beaucoup d’hypothèses, très diverses, ont été
faites, les unes reprenant l’idée du « singe de Bornéo », double de
l’homme, dont parle ailleurs le poète, d’autres pensant à
une démystification désabusée de toutes les certitudes. De
démystification, il s’agit, certes, mais il paraît peu probable d’y voir une
incertitude quant à la démarche poétique. Cette démystification est plutôt,
comme il a été dit également, un moment où le poète retire son masque : le
poète, en créant par le langage une œuvre qu’il dit lui-même « tout
entière de recréation », comme je le rappelais, mime Dieu dans sa
création. Sentant venir la fin de sa vie d’homme, il s’apprête à cesser ce mime
– ces ruses. Il dit adieu à son être
de poète et à son œuvre, parce qu’il va mourir, et ainsi il désigne également
son œuvre comme un tout, auquel il met ce point final – un tout qui faisait de
lui non seulement un poète, mais aussi une sorte de Dieu, non marqué par la
castration (la limite humaine). La distance qu’il prend par rapport à lui-même
et à son œuvre, en employant des termes mordants comme « singe » et « ruses », me semble être une acceptation de sa limite,
et une dernière élégance morale du poète, confronté à l’idée de sa propre mort.
Le sentiment du divin est bien là aussi représenté, puisque ce « Singe de Dieu » est également
l’anagramme de Signe de Dieu.
Lui qui a passé sa vie et a
consacré son œuvre dans une lutte constante contre la mort ou plus exactement
contre la pulsion de mort qui est en l’homme[9], –
La condition
des morts n’est point notre souci, ni celle du failli […]
affirme le héros de Vents (191) – le voilà qui se sait confronté à elle dans sa chair,
et le texte s’entrouvre à cette réalité humaine. Déjà son Journal de juillet
1967 manifeste cette préoccupation ; sa santé est altérée, et il
s’interroge :
Suis-je né d’hier ?
Était-ce hier que je…
Est-ce la fin, en ce midi… de tout ce qui a fin ?[10]
Et quelques mois plus tard,
en novembre 1967, il affirmait devant Pierre Guerre :
La mort, c’est simplement entrer dans une plus grande
aventure, où il y a la vie derrière, sous quelque forme que ce soit.[11]
Chacun des poèmes de Chant pour un équinoxe, à sa manière,
évoque la mort. Dans « Chanté par celle qui fut là », c’est une
figure allégorique ou tragique, «
Ce recueil ultime a permis
à Saint-John Perse, en son très grand âge et en toute lucidité, de donner à son
œuvre une fin, et de la situer par rapport à son enjeu primordial de
recréation – recréation d’un monde « pour mieux vivre » avait-il dit
à qui lui demandait pourquoi il écrivait. Dans cette dernière démarche
poétique, il prend en compte deux dimensions : il y a le chant poétique
éternel qui le traverse, qui traverse tout poète et qui transcende le temps
humain, et d’autre part il y a son œuvre, dont il a été la source vivante, une
source qui est appelée à une mort prochaine. Cette œuvre, il l’a construite à
partir d’un manque, d’un exil ontologique, et c’est à la veille de l’exil
ultime qu’il la détache en quelque sorte de la part en lui, mortelle, qui ne
peut la suivre : il prend congé d’elle. C’est ainsi que l’œuvre tout
entière peut commencer sa propre vie, détachée comme un fruit de cet arbre
qu’était le poète vivant, mûre et terminée, dotée d’un auteur pour l’éternité,
nommé Saint-John Perse, alors qu’Alexis Leger s’éteint.
[1] Pierre Guerre, Portrait de Saint-John Perse, textes établis, réunis et présentés par Roger Little, Marseille, Sud, 1989, p. 369. Cette version que donne Pierre Guerre des circonstances de la mort de Saint-John Perse a pu être contestée par l'entourage du poète.
[2] Cf. Carol Rigolot, Forged Genealogies : Saint-John Perse’s Conversations with Culture,
[3] L’autre versant du langage, Paris, Librairie José Corti, 1997, p. 374.
[4] Cf. par exemple Charles Dolamore, « À propos de Sécheresse », in Cahiers du XXème siècle, n° 7, Paris, Klincksieck, 1976, p. 115 à 127 ; Carol Rigolot, op. cit., chapter 12 « Precarious eternity : Chant pour un équinoxe ».
[5] Pierre Van Rutten, Le Langage poétique de Saint-John Perse, Paris, Mouton, 1975.
[6] Cahiers Saint-John Perse, n° 8-9, Croisière aux Îles Éoliennes (13-31 juillet 1967), Paris, Gallimard, 1987, p. 161 et 163. Il est amusant de noter que D. a une soixantaine d’années et que le poète la réfère à son père… On peut aussi penser que l’amour, insoucieux du temps, la lui fait voir comme une éternelle jeune fille.
[7] Ibid., p. 263.
[8] Lettre à Paul Claudel, 7 janvier 1950.
[9] Cf. L’autre versant du langage, op. cit., p. 365 à 374.
[10] Ibid., p. 165.
[11] Portrait de Saint-John Perse, op. cit., p. 367.