Carla van
den Bergh
Fondation
Thiers
Je remercie
chaleureusement M. Michel Murat de ses remarques et suggestions
particulièrement éclairantes
On est en droit de se demander si quelque
chose comme le verset de Saint-John Perse existe. Tout le monde le reconnaît
intuitivement, mais peu le définissent exhaustivement, à commencer par son
auteur. De fait, le verset de Saint-John Perse n’a été l’objet d’aucune étude
d’ensemble. Il s’agira de partir du peu d’indications laissées par le poète
afin d’encadrer les définitions de strophe et de verset. Par rapport aux œuvres
de jeunesse, Vents paraît le recueil de la strophe et du verset
stabilisés. Dans une perspective progressive, qui part du macro texte du
recueil pour aller jusqu’au niveau du verset, nous tenterons de voir comment la
strophe peut avoir un rôle métrique[1] dans
une économie plus générale de la répétition. Or dans la mesure où
l’organisation syntaxique du verset reprend pour partie celle de la strophe, il
faudra tenter de discerner ce qui relève du stylistique et du métrique à ces
deux niveaux. Le verset comme niveau le plus élémentaire typographique demeure
à cette fin une unité spécifique. Une typologie des versets de Vents
pourra alors être envisagée au terme de ce parcours.
I De la
strophe dans Vents
Du flou
artistique au sujet du verset
En 1955, Saint-John Perse évoque dans une
lettre à Katherine Biddle, à l’occasion de la traduction de ses poèmes en
anglais, une « métrique interne[2] »,
qui serait « rigoureusement traitée dans la distribution générale et
l’articulation de grandes masses prosodiques (où sont bloqués, par strophes ou
laisses, dans une même et large contraction, avec la même fatalité, tous
éléments particuliers, traités comme des vers réguliers – ce qu’ils sont en
réalité). » Ainsi Saint-John Perse oppose-t-il sa « versification
précise encore qu’inapparente » aux « conceptions courantes du
“ vers libre ”, du “ poème en prose ” ou de la
“ grande prose poétique ” ». Mais nulle trace du « verset »
dans cette lettre. Pourtant il apparaît dans une missive de Saint-John Perse,
en 1949, à Jean Paulhan, au sujet de la contribution d’Allan Tate à l’Hommage
des Cahiers de
« Guidez ô
chances, vers l’eau verte les grandes îles alluviales arrachées à leur
fange !… qu’elles descendent, tertres sacrés, etc.[3] ».
Enfin, il emploie, dans une visée méta
poétique, le terme dès le chant liminaire de Vents :
Flairant
la pourpre, le cilice, flairant l’ivoire et le tesson, flairant le monde entier
des choses,
Et
qui couraient à leur office sur nos plus grands versets d’athlètes, de poètes,
C’étaient
de très grands vents en quête sur toutes pistes de ce monde,
Sur toutes choses périssables, sur toutes
choses saisissables, parmi le monde entier des choses… (179)
On peut imaginer que métaphoriquement, le
terme de versets renvoie aux pistes des vents, soit la forme dans laquelle
l’inspiration poétique suscitée par les vents se déploie. Le verset est bien la
mesure d’un souffle, à la hauteur de la célébration de son sujet. Saint-John
Perse n’était pas réfractaire à l’appellation de « verset » pour sa
forme, contrairement à Claudel. L’ethos épidictique du verset convient à sa
poésie, comme le suggère la citation précédente. De plus, le terme de
« verset » présente l’avantage de ne pas figer l’analyse. Car si
Saint-John Perse admet une métrique cachée, il demeure attaché à la perception
de sa poésie comme une poésie du mouvement. La définition très libre du verset
dans le sillage de Claudel, seul maître qu’il se reconnaisse, n’est donc pas
pour lui déplaire. Elle lui déplaît d’autant moins qu’il est fort de son
originalité stylistique : son verset se distingue radicalement du verset
de Claudel. Or la forme s’est nettement stabilisée depuis Exil. Premier
fait significatif ; le verset comporte une majuscule à son initiale.
Absente parfois au brouillon, elle est rétablie par l’auteur pour l’impression.
Ce trait typographique assure une autonomie à la forme dont elle ne disposait
pas avant Exil. La majuscule confère un statut unifié et équivalent à
tous les versets, comme dans le cadre du vers. Elle permet également de parler
de « strophe de versets[4] »,
selon une configuration qui rappelle le système du vers. Il est à noter que
déjà dans « Pluies », dont le début de Vents reprend le
verset un peu plus long que la ligne, le tercet s’imposait visuellement, ainsi
que dans Exil, où le septain de versets alternait avec le tercet.
Le second fait réside dans une prise de
distance par rapport à la tendance à l’enjambement et aux rejets d’éloges et d’Anabase. Le
verset de Vents est toujours complet sémantiquement. Si les limites de
la phrase ne sont pas forcément celles du verset, du moins ce dernier
coïncide-t-il avec des propositions grammaticales, à défaut, des syntagmes. Par
extension, le verset concordant au moins au niveau local de la phrase, implique
des strophes concordantes au niveau global de la phrase. Cependant, afin
d’introduire un peu de variété dans cette concordance, Saint-John Perse aménage
parfois des effets d’enjambement comme dans le Chant 5 du livre III :
« Interrogeant la terre entière sur son aire, pour
connaître le sens de ce très grand désordre – interrogeant
« Le lit, les eaux du ciel et les relais du fleuve d’ombre sur la terre – peut-être même s’irritant de n’avoir pas réponse… (227)
Le
parallélisme morpho-syntaxique, au lieu de constituer le dernier verset du
quatrain, est redistribué sur deux versets par un contre-rejet[5]. Dans sa
pratique de poète, Saint-John Perse dispose sur le manuscrit en lignes
parallèles des propositions parallèles, elles aussi, mais sur le plan
grammatical, et de fait, souvent iso numériques. Puis d’une part, il recompose
les versets en fonction de leur chiffre interne. D’autre part, pour ne pas créer
une concordance grammaticale trop monotone, il rompt les parallélismes comme il
le fait déjà depuis éloges, à cette différence près que dans éloges, ce
déplacement des parallélismes, par un rejet ou un enjambement, introduisait
parfois une mesure impaire. La discordance syntaxique s’accompagnait de
discordance métrique. Ici, les cellules syllabiques demeurent souvent paires
dans ces cas de discordance syntaxique, à l’image de leur environnement
globalement pair. Ainsi cette pratique du détachement [6] se
retrouve-t-elle au niveau supérieur du chant, dans la mise en scène isolée par
du blanc de la conclusion de certains chants. Elle transparaît également au
niveau du recueil, dans le détachement observable au brouillon du dernier chant
du dernier livre, par rapport au chant précédent. Cela ne contredit pas la
concordance syntaxique de la phrase ou de la proposition avec la strophe et le
verset dans Vents, concordance massive qui structure le
chant autour d’ensembles, généralement strophiques.
Vérifier
à partir d’ici le positionnement des sauts de pages et des inter-titres
D’un
usage ambigu du terme de « strophe » et de la confusion résultante
L’absence ou la présence de majuscule peut jouer dans la
perception des versets longs : verset, strophe ? Les versets longs de
« Neiges » ne comportaient pas tous de majuscule initiale. Mais le soin pris par Saint-John Perse pour
discriminer typographiquement les ensembles de « Neiges » du
paragraphe prosaïque faisait index vers la poésie : la possibilité
exploitée de l’enjambement de verset à verset, corrélée à l’absence de
majuscule pour le verset où s’effectue l’enjambement. Toutefois, en dépit de ces
indices, plusieurs critiques[7] voient dans
les versets compacts de « Neiges » des laisses ou des regroupements de
versets. Ce problème va se poser a fortiori avec
plus d’acuité pour les versets longs de Vents.
Comment distinguer une strophe ou laisse du verset, dans la mesure où ce dernier
se fondrait dans un ensemble supérieur, avec lequel il partage désormais
l’emploi de la majuscule[8] ? Le
problème semble posé par Saint-John Perse lui-même, qui emploie, au sujet d’une
section de « Pluies », non composées en tercets, le terme de
« strophe », à laquelle il invite Caillois, dans une lettre, à
rajouter une ligne[9]:
Au titre
VII, 3ème strophe : (souligné) :
Lavez le
doute et la prudence au pas de l’action, lavez le doute et la décence au champ
de la vision. Lavez, ô Pluies ! la taie sur l’œil de l’homme de
bien, sur l’œil de l’homme bien-pensant ; lavez la
taie sur l’œil de l’homme de bon goût, lavez la taie sur l’œil de l’homme de bon
ton ; la taie de l’homme de mérite, la taie de l’homme de talent ;
lavez l’écaille sur l’œil [etc.]
Seul le
Chant VII de « Pluies » comporte six versets plus compacts, se
distinguant des cinq tercets des autres chants. Il semblerait donc que
Saint-John Perse dénomme « strophes » ses versets les plus longs,
mettant l’accent sur leur métrique interne. En cela, il se conforme à sa lettre
à K. Biddle, où il n’évoque pas des versets cachés, mais des éléments
particuliers, traités comme des vers. Faut-il pour autant abandonner le terme de
« verset » ? Cela reviendrait à adopter la seule mesure
syllabique du vers interne, comme Saint-John Perse. Or il faut bien mettre à
part cette pratique du métronome intérieur du créateur. Pour le lecteur, la
distinction typographique des strophes de versets et des versets prend sens,
quel que soit le formatage de la page imprimée. Un long verset ne laisse
percevoir, ni visuellement ni auditivement, qu’il est une strophe ou un
regroupement de vers cachés. En revanche, une strophe se distingue du verset par
le blanc restant à la fin de chacun de ses versets sur la partie droite de la
page, et par le blanc entre les strophes[10].
L’ambiguïté réside dans cet usage particulier du terme de
« strophe ». Or Saint-John Perse l’emploie également dans son sens
habituel, pour le regroupement de versets. Dans sa lettre à Paulhan, citée plus
haut, Saint-John Perse distingue bien strophe et verset[11]. Dans la
suite de sa missive à Roger Caillois, Saint-John Perse use aussi du terme de
« strophe » pour le regroupement par distiques de « Poème à
l’étrangère ». Certes, l’on pourrait parler d’une scission du même verset,
puisque le second verset du distique poursuit le premier pour la syntaxe et le
sens. Mais visuellement, la forme, en dépit de l’absence de majuscule du second
verset, se présente comme un distique et sera d’ailleurs réutilisée dans
« Chant pour un équinoxe ».
L’usage
aléatoire des termes de « strophe » et de « verset » par
Saint-John Perse ne pose plus problème dès lors que l’on considère que
Saint-John Perse mentionne les lignes de ces strophes, et non le verset. Dans
ces lettres de pratique éditoriale, les termes de « page », de
« strophe » et de « ligne » ne renvoient qu’à la seule
présentation matérielle de ses manuscrits. Ils n’engagent pas forcément de
définition stylistique ou métrique. Toutefois, on ne peut éluder cette
différence pratique qu’établit Saint-John Perse entre ses versets courts et ses
longs versets. Dans le dernier cas, il semblerait que le terme de
« strophe » serve à distinguer de la prose poétique ce qui se présente
visuellement sous la forme du paragraphe. De plus, cette confusion des niveaux
par le poète implique une unité d’organisation de la pseudo-strophe, long
paragraphe, et du regroupement de versets, au niveau de la métrique interne,
mais aussi au niveau de l’organisation syntaxique, comme nous le verrons
ultérieurement. Toutefois, la différence rythmique induite par la présentation
typographique spécifique des paragraphes longs et des versets regroupés en
strophe est telle que l’on ne peut conserver le terme de strophe pour la
première occurrence.
Par
conséquent, je réserve le terme de « strophe » au seul regroupement
supérieur, périodique et réglé de versets. Priorité est donnée à la perception
visuelle sur la perception syllabique. De facto, la
première s’impose face à un décompte syllabique malaisé, passées les huit
syllabes, loi de Cornulier à l’appui[12]. Il est
d’usage, à la suite d’Albert Henry, d’appeler « laisses » les strophes
de versets. J’établis pour ma part entre les deux termes de
« strophe » et de « laisse » une distinction d’ordre
métrique et stylistique. En effet, le terme de « strophe »
conviendrait pour des ensembles présentant de manière systématique et périodique
le même nombre de versets, d’où une consistance métrique, alors que les
ensembles aléatoires de versets seraient des laisses[13]. A ce terme
qui me gêne un peu pour ses connotations médiévales et pour les assonances qu’il
implique entre vers, dont il faut rappeler qu’elles ne sont pas encore
systématiques dans Vents, je préfère celui, plus
neutre, de « séquence ». D’une certaine façon, depuis Exil, on peut dire que le regroupement ordonné de la
strophe fait le verset. A partir du moment où le regroupement par strophes est
perçu, même les développements plus longs peuvent, avant toute analyse, être lus
comme des versets.
La
strophe : un niveau métrique supplémentaire
Vents expérimente en effet, à la suite de « Pluies »,
un lien entre la nécessité de la strophe et celle du verset, plus encore qu’Amers, qui prétextera la liberté des schémas des
strophes et antistrophes du modèle pindarique pour revenir à plus de souplesse.
Il est vrai que la strophe n’y paraît plus nécessaire en vue d’assurer une
métrique de substitution au système classique du vers. Cette absence de strophe
sera palliée par une hypermétrification du verset dans Amers. Dans Vents,
Saint-John Perse se crée des contraintes supplémentaires, alors que sa
stylistique de la répétition se complexifie.
Dans la
majorité des chants, on peut parler d’un type dominant de strophe, soit dix-sept
chants sur vingt-six, ou de strophes mêlées sur le modèle des vers mêlés de
La
strophe a une réelle pertinence pour comprendre le souffle du verset qui s’y
déploie. Grossièrement, le nombre de versets par strophe est inversement
proportionnel au volume des versets. C’est-à-dire que les versets de tercets
seront souvent plus amples que les versets de sizains. On peut-on parler d’un
rééquilibrage ; les versets longs sont appariés en des strophes brèves afin
de permettre la perception de l’ensemble, alors que les versets brefs peuvent
être enchaînés en des séquences plus longues, et demeurer perceptibles. Les
strophes les plus nettes se trouvent en début de livre, Saint-John Perse
attachant une grande importance à l’incipit de ses chants, tout comme à celui de
ses livres. Ces chants liminaires se trouvent également être les plus brefs du
livre. L’on voit très bien sur le brouillon qu’au début du tout premier chant,
c’est la ligne qui s’impose dans la prise en compte du verset, et qu’au fur et à
mesure que la cadence s’amplifie, le quatrain prend le pas comme unité
poétique.
Or dès
le premier chant de Vents, la structuration du
poème en cinq quatrains de versets saute aux yeux. Cette forme équilibrée du
quatrain rappelle la chanson. Mais le quatrain ne réapparaît de manière nette
qu’au livre III, Chant 3, et Chant 5. Par ailleurs, lorsqu’il apparaît au livre
I, Chant sept, c’est en combinaison avec d’autres types de strophes. Le quatrain
dans Vents est donc secondaire par rapport au tercet
particulièrement bien représenté. Cette présence du tercet s’inscrit dans la
continuité d’Exil, et surtout de
« Pluies ». Elle concerne un tiers des chants de Vents, soit au livre I, le Chant 4, au livre II,
les Chants 1, 3, et 4, au livre III, le Chant 1, 2, au livre IV, le Chant 1, 3
et 6, ou en juxtaposition avec d’autres types de strophes, dans tous les autres
chants du livre III. Le tercet est concurrencé par le distique au livre II
notamment, dans les Chants 5 et 6, alors que les quintils et sizains ne
composent exclusivement et respectivement que le Chant 3 et le Chant 2 du livre
I, apparaissant sinon en compagnie d’autres types de strophes.
Il
existe cependant des chants où aucune strophe ne parvient véritablement à se
dessiner ; il s’agit du Chant 6 du livre I, du Chant 2 du livre II, des
Chants 4 et 6 du livre III. Ces chants sont le plus souvent polyphoniques,
parfois dialogiques, avec des prises de parole encadrées par des guillemets, ou
des ébauches de listes, quand il ne s’agit pas de la litanie de l’hiver, pour le
Chant 2 du livre II. Cependant, la liste, dont l’organisation est souvent
indépendante, peut parfois se plier au régime typographique et syntaxique de la
strophe, comme dans le Chant 4 du livre III. En effet, dans le brouillon
manuscrit, Saint-John Perse note, devant chaque verset des sizains, les chiffres
1, 2, 3, 4, 5, 6, afin de garantir le compte, sur une page resserrée qui rend la
lecture de la répartition difficile. Plus le chant est long, moins le modèle de
strophe est identifiable. De facto, les chants longs
présentent souvent des strophes mêlées ou de simples séquences de versets.
Le
caractère métrique de la strophe est donc assuré d’une part, par le nombre
constant de versets de la strophe, qui crée un patron identifiable pour le reste
du chant, à condition qu’il s’agisse d’un chant à strophe exclusive, et non à
strophes mêlées. D’autre part, il détermine le volume syllabique du verset dans
chaque strophe. Ce volume syllabique est en effet, globalement homogène, avec
quelques exemples de cadences majeures, notamment dans le cas des tercets. En
cela, le système persien reprend des caractéristiques de l’ancien système du
vers, mais en les assouplissant. Les équivalences d’ordre syllabique entre
versets ne sont pas strictes ; elles relèvent de l’ordre de grandeur. De
plus, les versets des strophes ne riment pas entre eux, généralement.
Pour une
stylistique de la strophe dans Vents
La
strophe de Vents représente un réemploi de l’ancien
système du vers, soit une superstructure qui confère un caractère a priori poétique aux unités typographiques de niveau
inférieur que sont les versets. Dans la mesure où les versets sont trop
longs pour rendre sensible leur nombre syllabique pair, l’unité visuelle et
rythmique de la strophe, au nombre de versets et au volume globalement constant,
pallie cette imperceptibilité. Elle en assure l’homogénéisation, à défaut de
l’équivalence stricte en nombre de syllabes.
Cependant, Saint-John Perse ne recourt pas encore à la rime
pour souligner le décompte métrique de son verset. Il dissocie strophe et rime
dans Vents. Certes, le retour régulier de certaines
rimes, telles que « vivant / dans le vent / instant », ou le motif
secondaire « esprit / cri », notamment aux premier et troisième
livres, en position liminaire ou en conclusion du chant produit un phénomène
d’assonance et d’allitération démultiplié. La majorité des rimes tournent autour
des nasales telles que « an », et « on », ou du
« i », des consonnes « v » et « r ». Mais la
dissémination aléatoire de ces rimes ne plaide pas pour leur caractère métrique,
même si elles apparaissent en germe dans le paradigme sonore de la première
strophe du premier chant. Certes, il existe bien une assonance généralisée des
distiques de III, 6 (229-230) : terre / transhumance, radiolaires / nouvelle,
dièdres / busaigles, éprise / schistes, ardentes / présence. Mais ce procédé,
qui accentue le caractère métrique du distique, demeure l’exception. Saint-John
Perse avance dans Vents une alternative à la rime,
soit une construction syntaxique serrée de la strophe. Or cette construction
syntaxique relève du stylistique, dans la mesure où elle est, d’une part,
variable et multiforme, et d’autre part non métrique, à rebours de la rime,
propre au système du vers. De plus, il semble difficile de la distinguer d’une stylistique globale de
la répétition.
On
renverra au livre de Madeleine Frédéric,
Ainsi le
premier chant de Vents pose-t-il la première matrice
de répétition, soit la construction syntaxique initiale qui va être reprise au
niveau des chants et des livres, comme le repère Madeleine Frédéric[15]. A ce sujet,
Nebil Radhouane, dans la lignée de
Le
premier chant est également exemplaire de la liaison entre strophes par le
biais de la répétition. Ainsi les deux derniers quatrains s’enchaînent-ils, sur
l’expression « le désir encore va chanter » (180), en anadiplose,
alors que les premiers versets de chacun de ces deux quatrains assonent :
« frémissantes / bruissante » (179-180)[18]. Cette unité
de la strophe est corroborée également par des liens thématiques entre strophes,
comme dans le Chant 2 et le Chant 4 du livre III qui, par la mention et la
spécification des hommes évoqués, tissent une longue liste sur plusieurs
strophes. Les exemples pullulent de ces répétitions, qui n’ont pourtant pas de
fonction métrique en soi. De fait, leur récurrence n’est pas soumise à une
prédictibilité statistique. Tous ces jeux de reprise, et notamment les
anaphores, assurent la cohérence textuelle par thème constant entre les
strophes. Cet entrelacement des motifs de reprise syntaxique entre strophes se
produit le plus souvent en début ou en fin de strophe, soit les positions
marquées rythmiquement et sémantiquement.
Saint-John Perse use de procédés syntaxiques et rhétoriques
pour conforter l’autonomie de la strophe, mais sur un plan stylistique, et non
métrique. Le procédé proche de l’antépiphore, qui consiste à clore la strophe
sur un élément reprenant le premier verset, est flagrant dans les premiers
quatrains du chant liminaire où les grands vents apparaissent dans le premier et
dernier verset de la première strophe, alors que le premier et le dernier verset
de la seconde strophe s’achèvent sur le même syntagme, et que les premier et
dernier versets de la troisième strophe assonent. La répétition n’implique pas
forcément toute une structure syntaxique ; elle peut se borner à la lexie
ou au son, mais va rarement jusqu’à la rime sur deux versets consécutifs. La
temporalité du récit en devient cyclique, suggérant un éternel retour, et
parfois un effet de déjà vu. Il y a une unité syntaxique et thématique de la
strophe, souvent soulignée par un réseau d’allitérations et d’assonances. On
retrouve ainsi une dérivation sur le thème « l’homme » qui devient
l’hyperthème de rhèmes successifs dans le premier tercet du Chant 2 du livre IV
:
Et
l’homme encore fait son ombre sur la chaussée des hommes,
Et la
fumée de l’homme est sur les toits, le mouvement des hommes sur la route,
Et la
saison de l’homme sur nos lèvres comme un thème nouveau… (235)
Cette
variation n’est qu’une introduction au procédé qui assure à la strophe sa
visibilité maximale, soit la construction anaphorique par parallélismes[19]. C’est qui
se produit dans la suite du Chant 2 du livre IV :
Je me
souviens d’un lieu de pierre […]
Je me
souviens du haut pays sans nom […]
Je me
souviens du haut pays de pierre […]
Une
civilisation du maïs – non, violet : Offrandes d’œufs de flamants roses
[…]
Une
civilisation de la laine et du suint : Offrandes de graisse sauvage
[…]
Une
civilisation de la pierre et de l’aérolithe : Offrandes de pyrites et de
pierre à feu […] (235-238)
Ces
tercets construits sur le principe du parallélisme anaphorique se développent en
des substrats narratifs dont la syntaxe est très proche : phrases nominales
et phrases brèves parataxiques. Pour une analyse détaillée du passage au point
de vue de la répétition, je renvoie à l’ouvrage de Madeleine Frédéric[20]. Ce procédé
de structuration anaphorique des versets pour chaque strophe s’étend ici
exceptionnellement à la portée même du chant. Mais dans les autres chants, il
n’apparaît pas comme le procédé exclusif de construction strophique et ne peut
donc à ce titre être interprété comme un constituant du système persien. Il en
est un trait stylistique marquant, qui ne relève pas du métrique[21].
Cependant, dans le cas des strophes mêlées, la
reconnaissance des patrons de strophe peut s’appuyer intuitivement sur la
reconnaissance de ces parallélismes de construction. Or par un principe
d’analogie, le relais de la structuration métrique en strophes est transposé
dans les séquences au plan syntaxique, par la structuration anaphorique par
parallélismes. De la sorte, la structure globalement anaphorique des versets
pour plusieurs séquences du Chant 2 du livre IV ou du Chant 2 du livre II, donne
l’impression de strophes. De
facto, comme le rappellent Joëlle Gardes-Tamine et Colette Camelin dans
Couplage
des versets et polysyndète
La
liaison de deux, voire trois versets entre eux, notamment sur le mode du
couplage[23] et du
parallélisme[24], peut diluer
l’unité de la strophe pour mettre l’accent sur cette sous-unité
sémantico-rythmique du duo ou trio de versets. On a souvent relevé cette
pratique du parallélisme externe au verset, dans l’œuvre persienne. Or il peut
coupler ainsi deux, parfois trois versets, et décentrer le point d’équilibre de
la strophe. Pour n’en citer que quelques exemples[25] :
Car tout
un siècle s’ébruitait dans la sécheresse de sa paille, parmi d’étranges
désinences : à bout de cosses, de siliques, à bout de choses
frémissantes.
Comme un
grand arbre sous ses hardes et ses haillons de l’autre hiver, portant livrée de
l’année morte ;
Comme un
grand arbre tressaillant dans ses crécelles de bois mort et ses corolles de
terre cuite –
Très
grand arbre mendiant qui a fripé son patrimoine, face brûlée d’amour et de
violence où le désir encore va chanter. (I, 1, 179)
Le
décentrement de la strophe est ici atténué par la reprise du thème de l’arbre en
conclusion du quatrain. Cependant, le parallélisme externe entre deux versets
sert souvent d’attaque à une strophe comme dans le second quintil du Chant 3 du
livre I : « Par elles […], Par elles » (183). L’on trouve souvent
un tercet, construit initialement sur deux versets couplés par un parallélisme
et un verset de conclusion en cadence majeure, comme au Chant 2 du
livre III :
…Des
hommes encore, dans le vent, ont eu cette façon de vivre et de gravir.
Des
hommes de fortune menant, en pays neuf, leurs yeux fertiles comme des
fleuves.
Mais leur enquête ne fut que de richesses et de titres… Les
buses sur les cols, prises aux courbes de leur vol, élargissaient le cirque et
la mesure de l’avoir humain. Et le loisir encore, riche d’ombres, étendait ses
audiences au bord des campements. La nuit des sources hébergeait l’argenterie
des Vice-Rois… (219)
Cette
fréquence accentue l’impression d’un modèle stylistique du tercet dans Vents. Toutefois, il ne faut pas confondre cette
présence du parallélisme externe en initiale de strophe ou de séquence, avec la
réduplication de ce type particulier de tercet. Cela reviendrait à construire
l’enchaînement des strophes sur un parallélisme global, comme dans le premier
chant du livre II (199-201). Les parallélismes externes y constituent, non
seulement l’ossature du tercet, mais celle du chant tout entier, dans une
construction proche du pantoum, avec notamment la répétition de « Toute la terre aux
arbres », conclusion de deux tercets, qui se retrouve comme
développement d’un parallélisme initial de tercet. Le couplage y est dépassé par
la série étendue au chant tout entier.
Par
ailleurs, l’articulation de la strophe en distiques peut également s’appuyer sur
une polysyndète en « et » qui couple ainsi les versets, à l’instar du
modèle biblique. La répartition syntaxique dans les strophes est alors proche de
la période, avec l’accent mis sur les versets s’enchaînant par coordination.
Cette polysyndète apparaît dans de nombreux chants, notamment dans le Chant 6 du
livre IV (249)[26], qui
apparaît comme le chant bilan du poème, celui qui en reprend et reconfigure tous
les motifs. Il n’y a pas de strophe dans ce chant qui ne comporte au moins un
verset introduit par cette copule. Ce «Et » d’introduction de verset se
détache particulièrement au brouillon, dont l’alinéa de vers est l’inverse de
l’alinéa de prose, adopté dans le texte final, selon le modèle claudélien. La
polysyndète en «et », remarquable dans ce chant, illustrerait la
représentativité de Vents[27] par rapport
à ce phénomène. Selon Nebil Radhouane[28], il y aurait
246 « Et » avec majuscule dans l’œuvre. On peut voir cette polysyndète
à l’œuvre au Chant 1 du livre II (199-201), créant un pendant à la structure par
parallélismes des strophes une et trois. En effet, les strophes deux et quatre
se répondent par ce « Et » d’ouverture de verset et de strophe. La
polysyndète en « et » apparaît ainsi comme l’amorce minimale d’un
parallélisme anaphorique de construction.
Ce
procédé de polysyndète en « Et » clôt généralement les strophes, tout
comme les chants, tels les Chants 1, 3 et 6 du livre II. A contrario, il peut servir de jonction avec ce qui
précède, en position liminaire de chant. Il est le pendant grammatical de la
super- rime relevée plus haut. Nebil Radhouane a raison d’insister sur un
phénomène de retour similaire à celui du versus[29]. Il voit
plus globalement dans ce « et » l’élément qui rattache le verset
persien au verset biblique[30].
Effectivement, la polysyndète en « et » est une liaison textuelle
narrative fréquente, par exemple, dans l’incipit de la Genèse[31]. Mais la
sur-représentation de ce phénomène affecte tous les niveaux, ceux du livre, du
chant, de la strophe et du verset. Les endroits cités permettent de percevoir
que cette polysyndète en « et » ne se borne pas aux liaisons entre
versets, mais gagne l’ensemble du verset. Or ce « Et biblique», comme le
relève Gérald Antoine, cité par Nebil Radhouane, a une fonction rythmique. Les
récurrences du couplage et de la polysyndète en « et » relèvent donc
de l’ordre stylistique. Certes, elles peuvent être interprétées comme des
marqueurs du style biblique. Mais même dans le texte biblique, que Saint-John
Perse fréquente en français, elles n’ont pas de fonction métrique. En
conséquence, elles auraient fonction de cohésion textuelle, de relance
rythmique, de pierre d’attente, mais ne peuvent jouer le rôle d’une équivalence
métrique dans le système analogique au vers que Perse construit.
II Le
verset ne peut être réduit à une mini-strophe
Les
principes syntaxiques qui président à l’organisation des strophes semblent se
répercuter au niveau du verset. Tout le problème en découle : le verset
a-t-il une existence propre ou n’est-il que le sous-produit d’une structure
généralisée de répétitions, étayée par des cellules syllabiques paires ? La
réponse est à chercher du côté de la réception. Ainsi la différence principale
entre les paragraphes longs et les versets plus brefs réside-t-elle dans le
découpage, comme si les premiers avaient sauté un niveau de différenciation. Or
la longueur implique une prise en compte différente de la structuration
syntaxique, dont Saint-John Perse est conscient en termes de perception. Quand
bien même le verset ne serait qu’un avatar de la strophe, ce procédé de
découpage fait autorité, comme pour le vers libre[32]. Il fait la
forme, il lui donne visibilité et lisibilité. L’unité typographique de base
demeure le verset, qu’il soit bref ou long.
Certes,
nous ne sommes pas tout à fait dans du vers libre. Saint-John Perse a repris les
cellules métriques paires du système ancien du vers, adoptant la lecture du vers
pour le décompte syllabique. Mais si l’on a pu parler d’hypermètres[33] persiens,
soit par exemple, le quatorze syllabes ou le double ou triple octosyllabe,
ceux-ci ne déterminent pas le découpage en première instance. La récurrence de
la combinaison des mètres peut se calculer statistiquement sans être prédite
exactement, dans le cadre d’une équivalence grossière des versets.
Le
décompte métrique
Certains
critiques[34] ont proposé
une lecture ultramétrique du verset de Saint-John Perse. La pratique de
Saint-John Perse au moment de « Neiges » va dans ce sens si l’on en
croit les corrections qu’il prie Caillois de porter à l’édition de « Neiges »[35] :
« Page 6, strophe 11, ligne 7 : ‘…où la lampe est frugale
et l’abeille est divine.’ (La restitution du mot
‘est’, omis par la dactylographe, a un intérêt métrique).
[…] page
8, strophe 15, ligne : ‘…Détacherai-je mon lit bas’
(l’omission du mot ‘bas’ rompt d’une syllabe la rigueur métrique). »
Mais une
note de Joëlle Gardes-Tamine nous confirme que la plupart de ces corrections
n’ont pas été portées à l’édition de
Il faut
néanmoins adopter une scansion de vers pour la lecture de Vents, même dans les versets plus longs. A cet égard,
le terme de Saint-John Perse de « strophes » se justifie : la
présentation en paragraphes plus longs ne doit pas faire adopter une lecture
prosaïque. Il est évident que le ressenti du rythme est différent face à des
unités graphiques dont le volume et le blanchiment diffèrent. Mais la lecture ne
doit pas en tenir compte, soutenue par une hauteur de ton[36]. Même dans
les ensembles plus longs, la répartition en propositions syntaxiques concorde
avec des mesures syllabiques paires, avec prononciation du [e] muet devant
consonne, sauf devant ponctuation, telle que la virgule, point-virgule, deux
points et point. En ce cas, il est apocopé. En revanche, en ce qui concerne les
diérèses, il semblerait que la pratique de Saint-John Perse soit proche de celle
de sa génération, qui l’ignorait pour son vers libéré. Je me conformerai donc à
une lecture métrique, aujourd’hui relativement consensuelle au sujet de la
poésie de Saint-John Perse postérieure à Anabase. A
cet égard, une lecture ultramétrique paraît inappropriée, puisqu’il est possible
d’observer des syntagmes de mesure impaire dans les versets de Vents. Ces résidus hétérométriques ressortent de la
même esthétique de variation que les détachements ou enjambements, que les
chants non composés en strophes, ou les livres au nombre inégal de chants. Ces
irrégularités délibérées se produisent souvent dans des positions saillantes. A
l’intérieur d’un système stable et relativement régulier, Saint-John Perse
introduit du jeu, conforme en cela à une éthique du mouvement. Toutefois le versus ou le retour d’une certaine combinaison de
mètres dans le verset l’emporte sur l’irrégularité du souffle poétique. Comme le
rappelle Molino[37], le texte de
Vents présente des vagues d’hexasyllabes,
d’octosyllabes, de décasyllabes, trop récurrentes pour figurer les caprices
d’éole.
Paradoxalement, le verset de Vents est une forme
stable. Par stable, il ne s’agit pas seulement d’entendre la consistance
métrique mais aussi une consistance syntaxique[38].
Syntaxe
et métrique du verset[39]
Certaines particularités syntaxiques structurantes du
verset persien n’ont pas été mises suffisamment en lumière. Je propose
d’inverser les paramètres habituels de lecture : non point de repérer
d’abord les cellules métriques mais de se fonder sur une distribution syntaxique
pour établir des mesures syllabiques. D’une part, le verset de Saint John Perse
est binaire ; il peut se découper dans la majorité des cas en deux
propositions ou deux syntagmes. Occasionnellement, il est ternaire. Certes, dans
les versets sans ponctuation, la binarité se fonde à la fois sur l’analyse
syntaxique et sur le découpage syllabique. Mais le verset binaire, découpé par
une ponctuation forte, au moins une virgule, l’emporte sur ces versets-agrégats
de cellules syllabiques, qui sont souvent des hypermètres. Cette bipartition
syntaxique n’implique pas forcément l’isonumérisme syllabique des parties. Si
Saint-John Perse récupère la diction de vers et la parité globale des syllabes,
il n’instaure pas forcément de césure entre deux hémistiches dans ses versets.
Les distorsions d’ordre syllabique entre les mesures des deux propositions ou
syntagmes, qui composent un verset, vont parfois au-delà des variations réglées
d’une césure. Elles permettent d’introduire de la variété dans ce rythme qui est
globalement perçu comme binaire mais non strictement isonumérique. En revanche,
la tripartition[40] implique
davantage l’isonumérisme dans la mesure où elle s’appuie plus souvent sur la
pratique du parallélisme interne au verset. A l’appui de cette bipartition et
parfois de la tripartition, la liaison interne par « et » des
propositions dans le verset est fréquente, même si elle est moins fréquente que
la polysyndète en « Et » qui couple les versets entre eux[41]. Lorsqu’elle
est suffisamment représentée, elle joue un rôle proche de celui de la césure,
notamment dans les versets brefs qui se suivent en effet de liste, comme dans
les Chants 4 et 6 du livre III.
D’autre
part, le verset de Saint-John Perse repose souvent dans sa binarité, sur le
parallélisme interne. Pour Caillois, « le compte des syllabes, le
parallélisme des formules, la distribution des sonorités, les métagrammes ou
rimes accessoires contraignent l’auteur qui se sert d’une pareille prose à plus
que de servitude que la métrique classique n’en imposa jamais à un
versificateur[42] ». On
le voit, Caillois place sur le même plan les deux procédés du compte syllabique
et du parallélisme. C’est ce parallélisme qui justifie l’appellation de
« verset » par rapprochement avec le verset psalmique[43]. On retrouve
notamment dans la présentation des Psaumes annotés
par Saint-John Perse, dans sa Bible Crampon, ce procédé du parallélisme
transposé aux deux niveaux du couplage inter-versets et interne au verset. Non
que Saint-John Perse soit forcément exclusivement redevable de la forme du
parallélisme à
Le
parallélisme interne : un procédé métrique par substitution
Le
parallélisme interne fait preuve d’une efficacité rythmique supérieure à sa
participation effective à la structuration syntaxique du verset en général, soit
165 versets sur 650, en rajoutant les parallélismes partiels aux parallélismes
intégraux, majoritaires[44]. En termes
de présence statistique, le parallélisme vient toujours après le mètre. Mais en
termes de réception, la hiérarchie est inversée. Si l’on entend tant le décompte
métrique de Saint-John Perse, c’est qu’il est souligné par le parallélisme
interne au verset. Le parallélisme interne au verset possède donc dans Vents un double statut. Saint-John Perse ne s’est
jamais autant approché dans « Pluies », Vents, Amers, d’un verset
hypervers dont il reproduit le caractère métrique et rimé, en renouvelant les
ressources du mètre et de la rime. Le parallélisme a un rôle de substitution
métrique en soulignant le décompte et parfois l’assonance, puisque le
parallélisme peut être sonore. Dans Amers, la
systématisation du parallélisme interne assonancé sera corrélée à une
hypermétrification du verset. Dans Vents, le procédé
n’atteint pas de telles proportions. Certes, dans les versets brefs, le
parallélisme paraît redondant par rapport au vers où la concordance syntaxique
suffit. Mais au-delà de huit syllabes, des appuis supplémentaires, telle la
césure dans le système métrique classique, sont requis pour entendre la mesure
syllabique. Partant du principe qu’un lecteur ne décompte pas les syllabes d’un
verset plus long qu’un hypermètre, des relais rythmiques doivent se superposer,
et en quelque sorte, se substituer pour l’oreille interne, au rythme syllabique.
Au niveau du verset, Saint-John Perse propose comme substitut à la césure, soit
un parallélisme interne, soit au moins un balancement binaire de propositions,
pour soutenir la perception d’un équilibre global du verset.
De
surcroît, le parallélisme occupe un statut métrique par analogie avec son statut
de substitut du mètre, dans les poésies antiques et modernes. Judith
Kopenhagen-Urian place sur le plan prosodique « le trait le plus saillant
de la poésie biblique, à savoir le parallélisme du verset ». « Cette
symétrie structurale du modèle biblique produit un effet de miroir [...]. Cette
formule idéo-rythmique du parallélisme à l’intérieur de l’unité prosodique,
d’usage courant, du reste, dans les épopées antiques, principalement celles à
caractère religieux, le poète s’en sert donc souvent, mais prend soin de ne la
mettre guère en relief typographiquement, la camouflant, pour ainsi dire.
Toutefois, l’organisation régulière du temps transmis en battements rythmiques
est fortement présente[45]. »
Comment
expliquer la différence rythmique essentielle entre la structuration globale des
chants par parallélismes entre strophes et le parallélisme qui intervient au
cœur même de la définition du verset ? Le parallélisme morpho-syntaxique interne
permet de fonder le verset comme une unité rythmique. Ce parallélisme agit à la
fois comme une structure et une chambre d’écho. Il permet au lecteur de
percevoir simultanément l’unité du verset et son caractère binaire fondamental.
On passe de la dimension syntaxique du parallélisme à son statut rythmique dans
cette structuration particulière du verset, propre à Saint-John Perse. A rebours
de la polysyndète en « et », plus présente entre les versets qu’au
niveau interne du verset, le parallélisme interne est davantage marqué que le
parallélisme externe. Toutefois, la reconnaissance du principe ne l’empêche pas
d’être occulté au niveau interne du verset, lorsque la perception se fait à un
niveau supérieur.
C’est le
cas du Chant 1 du livre II, qui repose entièrement sur le parallélisme entre
strophes et versets, et ne va pas jusqu’à le reproduire au niveau interne du
verset. C’est le cas aussi des versets connaissant un parallélisme à deux
niveaux, soit un parallélisme interne et un parallélisme externe. Ils semblent
soumettre à un double régime de contraintes les rapprochements avec le verset
biblique. Cette redondance de parallélismes induit une perception quaternaire.
Le verset ne peut être cité seul, sous peine de perdre sa valeur
rythmique ; Saint-John Perse construit ainsi, par des couplages, des
micro-strophes. Cela inviterait d’ailleurs à voir aussi dans la strophe
chinoise[46] la
trouvaille du parallélisme persien dans la mesure où le parallélisme y
intervient à plusieurs niveaux, plus systématiquement encore que dans les Psaumes[47].
C’étaient de très grandes forces en croissance sur toutes
pistes de ce monde, et qui prenaient source plus haute qu’en nos chants, en lieu
d’insulte et de discorde ;
Qui se
donnaient licence par le monde – ô monde entier des choses – et qui vivaient aux
crêtes du futur comme aux versants de glaise du potier… (183).
Ce
double parallélisme ou parallélisme quaternaire sera un trait stylistique
marquant d’Amers[48]. Pour
l’heure, il s’efface encore devant le parallélisme interne au verset. Cependant
le transfert du parallélisme du niveau inter-versets au niveau interne du verset
ne produit pas le même effet aux deux niveaux. Le parallélisme quaternaire peut
être miniaturisé au niveau du verset ; mais par analogie avec la série
environnante de versets, en ressort surtout la binarité du verset[49]. On retrouve
de même au niveau du verset les pendants aux strophes constituées d’un couplage
anaphorique des versets par un parallèle externe et d’un appendice, qu’il
s’agisse des versets parallèles internes à deux propositions avec
introduction ou de versets parallèles internes à deux propositions plus
cauda[50]. Là aussi,
ces parallélismes partiels se retrouvent pris dans une perception généralisée de
la binarité du verset.
La
binarité du verset permet de fonder sa diction poétique et métrique, alors que
la strophe ne nécessite aucune binarité pour définir son caractère métrique. Le
parallélisme y apparaît davantage comme une contrainte supplémentaire, non un
constituant fondamental. Quant au couplage des versets par deux, il ne conforte
l’unité de la strophe que dans les cas de distique, voire de tercet, et encore
cet effet est-il stylistique. Le parallélisme, au niveau interne du verset,
recrée un effet de césure et souligne son analogie avec le vers. De surcroît, ce
parallélisme interne convoque à la mémoire le verset psalmique structuré
également par un parallélisme d’ordre métrique. L’on peut supposer qu’en
acceptant le terme de « versets », Saint-John Perse acceptait
corrélativement la tradition historique qui le reliait aux grands textes sacrés.
III Vers
une typologie des versets de Vents
Désormais, il est possible d’établir une typologie des
versets qui correspond plus ou moins à celle dégagée par Caillois. Il relève
ainsi[52] trois modes
principaux, celui des exclamations lyriques correspondant aux versets courts,
celui des séquences lyriques plus étoffées, et celui des séries homologiques,
qui se déploie dans des pages massives aux rares alinéas. Nous avons ajouté des
critères d’ordre syntaxique et métrique à cette définition :
- un
verset bref bipartite, rarement tripartite, de dix à dix-huit syllabes, auquel
on peut rajouter le triple octosyllabe pour sa lisibilité rythmique. Le critère
déterminant demeure la perception du caractère métrique du verset, facilitée par
la brièveté. Ce verset peut entrer en combinaison, soit avec des séries
anaphoriques, soit avec des versets bipartites plus longs. Le parallélisme
interne ne lui est pas nécessaire mais n’est pas exclu, comme le montre la
litanie de l’hiver, livre II, Chant 2. En revanche, il rentre peu dans
l’organisation par strophes de Vents, ou alors comme
incipit ou clausule.
- un
verset moyen bipartite d’environ trente-deux syllabes, mais entre vingt et
quarante, très souvent structuré par un parallélisme. Celui-ci est
majoritairement l’objet des regroupements strophiques. Mais à partir de
vingt-quatre syllabes, on ne perçoit plus le décompte.
- un
verset long supérieur à quarante syllabes, reposant, soit sur une liste
elle-même fondée sur le binarisme des parallélismes, soit sur une bipartition,
avec très souvent liaison interne par « et » des énoncés distincts,
phrases plutôt que propositions. La longueur du verset peut être compensée par
son insertion dans un réseau anaphorique de versets, voire dans des
strophes.
Les
versets courts : des hypermètres
Dès
l’édition d’Anabase, Albert Henry propose plusieurs
fonctions pour les versets courts, et notamment celle d’introduire et de
conclure des chants (qu’il appelle suites). Il souligne ainsi le fait[53] que dans les
états manuscrits, souvent le début et la fin de la suite étaient posés très tôt,
même dans leur formulation définitive. Selon lui, le « verset initial, dans
nombre de cas, commande tout le développement de la suite elle-même (verset
terminal non compris en général). »[54] Ces versets
ont une valeur symbolique mise en valeur par leur isolement
typographique :
Tout à
reprendre. Tout à redire. Et la faux du regard sur tout l’avoir menée !
(186)
… éâ, dieu de
l’abîme, ton bâillement n’est pas plus vaste. (188)
Avec
vous, et le Vent avec nous, sur la chaussée des hommes de ma race !
(244)
Les
versets liminaires apparaissent comme moins réguliers que les versets isolés de
fins de chants. Ces derniers s’apparentent à des détachements formulaires, de
mesure dodécasyllabique ou décasyllabique, ou encore de quatorze syllabes.
Et c’est
conseil encore de force et de violence. (189)
S’en
aller ! s’en aller ! Parole
de vivant.
(196)
Je
t’interroge, plénitude ! – Et c’est un tel mutisme…(204)
–
« Le cri ! le cri perçant du dieu sur nous. » (229)
Nous
reprenions un soir la route des humains. (234)
« …
Et vous aviez si peu de temps pour naître à cet instant. ».
(248)
Jusqu’aux rives lointaines où déserte la mort…
(250)
Un seul
verset se démarque par son isolement dans le Chant 4 du livre III :
« Se hâter ! se
hâter ! témoignage pour l’homme ! » (224)
Cette
formule imite la structure syntaxique d’un autre leitmotiv : « S’en aller, s’en aller,
parole de vivant ! » (187 et 196) et reprend donc la force
rythmique de persuasion de l’alexandrin. Le verset bref n’est pas la règle dans
Vents, il est davantage présent dans Exil. Mais son isolement, sa présence en des endroits
stratégiques, sa reprise, lui donnent une grande visibilité. De plus, sa mesure
inférieure ou égale à seize syllabes lui permet d’occuper grosso modo une ligne,
dans les éditions de poche. Cette mesure visuelle souligne sa parenté avec le
vers régulier, dont il adopte la cadence métrique. Dans les séquences longues
qu’il étire verticalement, au livre I, Chant 5, la période se répartit en
modules oscillant entre douze et seize syllabes (189)[55] :
Ainsi
quand l’Enchanteur, /
par les chemins et par les rues, 6-8
Va chez les hommes de son temps, / en habit du commun,
8-6
Et qu’il
a dépouillé / toute charge publique, 12
Homme
très libre et de loisir, / dans le sourire et la bonne grâce,88
Le ciel pour lui tient son écart / et sa version des choses. 14
Et c’est
par un matin, / peut-être, pareil à celui-ci, 14
Lorsque
le ciel en Ouest / est à
l’image des grandes crues, 16
Qu’il prend conseil de ces menées nouvelles / au lit du vent. 14
Cependant, il peut se combiner, parfois, en une série
homologique[56], qui n’est
pas sans rappeler la simplicité du procédé dans la poésie moderne, où parfois
elle peut structurer tout un poème comme chez Apollinaire, éluard ou Prévert,
au Chant 4 du livre III (224)[57] :
… Et le Poète lui-même sort de ses chambres
millénaires : 16
Avec la
guêpe terrière, // et l’Hôte occulte de ses nuits, 7-8
Avec son
peuple de servants, // avec son peuple de suivants – 8-8
Le
Puisatier et l’Astrologue, // le Bûcheron et le Saunier, 8-8
Le
Savetier, le Financier, // les Animaux malades de la peste, 8-10
L’Alouette et ses petits et le Maître du champ, // et le
Lion amoureux, et le Singe montreur de lanterne magique. 13-12
Dans ces
séries homologiques, son caractère apparenté au vers peut être encore accentué
par des rimes internes, ici « servants/suivants », plus loin dans le
chant, « douceur/erreur », toutes rimes internes mises en valeur par
le parallélisme. Cependant, il ne s’agit pas de vers réguliers dans la mesure où
des irrégularités se font entendre, au sein d’une série régulière. L’oreille
perçoit l’effet de déséquilibre sans pour autant décompter les syllabes, alors
que la binarité du parallélisme interne l’emporte comme impression dominante. La
brièveté du verset fait résonner les assonances comme au début du Chant 5 du
livre III (227) :
« Je t’ignore, litige. Et
mon avis est que l’on vive ! » 6-8
Ce
caractère assonancé, quasi léonin, lui donne une résonance particulièrement
dramatique comme dans le Chant 1 du livre IV (233) :
Et les
capsules encore du néant dans notre bouche de vivants. 10-8,
ou au
Chant 6, du livre I (191) :
« La condition des morts
n’est point notre souci, ni
celle du failli. » 12-6
Ce
verset bref apparaît volontiers dans les chants-incipits, comme l’introduction
de Vents, qui multiplie les repères pour
l’oreille, de la répétition au parallélisme, en passant par la cellule métrique
octosyllabique, et ne comporte qu’un seul verset moyen :
C’étaient de très grands vents / sur toutes faces de ce
monde, 6-8
De très grands vents en liesse par le monde, / qui
n’avaient d’aire ni de gîte, 10-8
Qui n’avaient garde ni mesure / et nous
laissaient, hommes de paille, 8-8
En l’an
de paille sur leur erre… / Ah ! oui, de très grands
vents sur toutes faces de vivants !
8-6-8
Flairant
la pourpre, le cilice, // flairant l’ivoire et le
tesson, // flairant le monde entier des
choses, 8-8-8
Et qui
couraient à leur office / sur nos plus grands versets d’athlètes, de
poètes, 8-10
C’étaient de très grands vents en quête / sur toutes pistes de ce monde, 8-8
Sur
toutes choses périssables, // sur toutes choses saisissables, // parmi le monde entier des choses… 8-8-8
Le
verset moyen : un prototype élargi
La
lecture par modules métriques ne s’impose pas forcément pour tous les
échantillons de verset persien, et notamment pour le verset moyen qui en est le
prototype. S’il est le plus représenté, c’est à condition d’élargir son empan
par rapport à Exil. Il dépasse bien évidemment la
ligne, correspondant ainsi à une définition typographique circonstancielle, mais
largement acceptée du verset. Hormis rare cas de quadruple octosyllabe dont la
perception est favorisée par des parallélismes, son décompte syllabique est
malaisé, en raison de sa longueur. Le caractère métrique de ce verset se fond
dans la masse. Il nécessite l’appui d’un parallélisme interne pour l’ordonner en
sous-cellules métriques, autrement imperceptibles à l’oreille. Ce parallélisme
peut même faire entendre parfois des rimes, donnant l’impression d’un verset
léonin. Mais on est loin de la systématisation du procédé qui aura lieu dans Amers.[58]
Le plus
souvent, il est associé à des versets longs, dans Vents. Le chant liminaire de Vents nous avertissait qu’il s’agissait de longs
versets d’athlètes, qui nécessiteraient un souffle puissant pour pouvoir être
déclamés en une seule respiration. Mais Saint-John Perse sait ménager la
ponctuation rythmique dans ses versets. Le parangon du verset de Vents[59] pourrait se
présenter sous la forme des tercets du Chant 6 du livre IV (249):
C’étaient de très grands vents sur la terre des hommes // – de très
grands vents à l’œuvre parmi nous, 12-10
Qui nous
chantaient l’horreur de
vivre //, et nous chantaient
l’honneur de vivre,
/ ah ! nous chantaient
// et nous chantaient, au plus haut faîte du péril, 8-8-8-8
Et sur les flûtes sauvages du malheur nous conduisaient, / hommes nouveaux, // à nos
façons nouvelles. 16-10
C’étaient de très grandes forces en travail, sur la
chaussée des hommes – // de
très grandes forces à la peine.12-6-9
Qui nous
tenaient hors de coutume // et nous tenaient hors de saison, // parmi les hommes
coutumiers, / parmi les hommes saisonniers, 8-8-8-8
Et sur la pierre sauvage du malheur /
nous restituaient la terre vendangée / pour de nouvelles
épousailles. 10-10-8
Les versets longs
Le
verset long excède quarante-deux syllabes, il est impossible de le décompter. Il
est relativement bien représenté dans Vents,
davantage que dans « Pluies », moins que dans « Neiges ». Il
relève du second ordre de représentativité, avant les versets brefs. Deux
phénomènes interviennent dans cette longueur. Soit le verset tout entier repose
sur une réduplication de parallélismes[60], c’est
l’effet liste. On peut citer l’énumération des tercets du Chant 2 du livre III,
où l’on voit dès le deuxième verset que l’on ne peut compter les syllabes de la
seconde proposition appositive aux chapelains. D’autres principes rythmiques
prennent donc le relais du décompte syllabique, et notamment la conjonction de
coordination « et » qui marque la bipartition du verset :
Et puis vinrent les hommes d’échange et de négoce. // Les hommes de grand parcours gantés de buffles pour l’abus. //
Et tous les hommes de justice,
assembleurs de police et
leveurs de milices. //
Les Gouverneurs en violet prune avec leurs filles de chair rousse au parfum de furet.
Et puis les gens
de Papauté en quête
de grands Vicariats ; // les Chapelains en selle et qui rêvaient, le soir venu, de beaux diocèses jaune paille aux hémicycles de pierre rose :
« Ça ! nous rêvions, parmi ces dieux camus ! Qu’un bref d’église nous ordonne tout ce chaos de pierre mâle, comme chantier de grandes orgues à reprendre ! /
et le vent des Sierras n’empruntera plus aux lèvres des cavernes, pour d’inquiétants grimoires, ces nuées d’oiseaux-rats qu’on voit flotter avant la nuit comme mémoires
d’alchimistes… (219)
Soit la
bipartition du verset se fonde sur un parallélisme quasi- réduplication, suivi
d’un nouvel énoncé complémentaire. Le parallélisme n’occupe que la moitié du
verset mais suffit à structurer rythmiquement un verset relativement long. On
peut citer pour exemple, au Chant 4 du livre I, le verset médian :
A
quelles fêtes du Printemps vert nous faudra-t-il laver ce doigt souillé aux
poudres des archives / – dans cette pruine de vieillesse, // dans tout ce
fard de Reines mortes, de flamines – / comme aux gisements des villes saintes de
poterie blanche, mortes de trop de lune et d’attrition ?
Ha ! qu’on m’évente tout ce loess ! // Ha ! qu’on
m’évente tout ce leurre ! / Sécheresse et supercherie d’autels… Les livres
tristes, innombrables, sur leur tranche de craie pâle…
Et qu’est-ce encore, à mon doigt d’os, que tout ce talc
d’usure et de sagesse, // et tout cet attouchement des poudres du savoir ?
/ comme aux fins de saison poussière et poudre de pollen, // spores et sporules
de lichen, un émiettement d’ailes de piérides, // d’écailles aux volves des
lactaires… / toutes choses faveuses, à la limite de l’infime, // dépôts d’abîmes
sur leurs fèces, // limons et lies à bout d’avilissement – // cendres et squames
de l’esprit (186-187).
La
construction de ces longs versets est équilibrée, la bipartition est souvent
rendue sensible par une ponctuation forte de fin de phrase. Dans le premier
verset, l’équilibre ternaire est soutenu visuellement par l’usage du tiret long,
qui rappelle la manière de citer des vers.
Le long
verset est parfois regroupé en strophes brèves, distiques, tercets, quatrains,
rarement plus, car sinon le caractère de regroupement se dissout complètement
dans le volume conséquent des versets. Quel lecteur a identifié comme strophes
les tercets du premier chant du troisième livre ? L’analogie avec le vers
du verset de Saint-John Perse trouve là sa limite visuelle. Mais dans la mesure
où d’une part, le verset est toujours structuré par le parallélisme interne et
que d’autre part, ces versets sont regroupés en strophe, je propose de conserver
le terme de « verset ». Des strophes de strophes me paraissent
introduire un niveau superfétatoire dans l’architecture symétrique voulue par
Saint-John Perse.
Une
typologie des versets de Vents est commode. Mais son
intérêt pratique réside bien sûr dans son application à l’explication d’un
chant. J’espère avoir démontré qu’elle ne peut être dissociée d’un réseau
structuré de répétitions, qui court de chant en chant, de strophe en strophe, de
verset en verset. A cet égard, les catégories de la répétition mises en évidence
par Madeleine Frédéric sont fort utiles mais elles doivent être associées aux
figures de style classique d’ordre microtextuel, telles que les anaphores,
parallélismes, épiphores, appliquées notamment par Nebil Radhouane au texte
persien, et aux procédés d’enchaînement tels que les anadiploses, épanalepses,
etc. Surtout,
ces répétitions sont signifiantes et demandent à être interprétées à chaque fois
dans la cohérence et la cohésion du texte. Il ne pouvait en être question ici,
faute de place.
L’ambition était autre. Il s’agissait de démontrer non
seulement que Saint-John Perse emploie des cellules métriques paires, phénomène
déjà amplement commenté, mais qu’il construit une métrique de substitutions et
de compensations. Cette métrique, par analogie avec le système du vers, se
définit dans Vents, sur deux niveaux, celui de la
strophe et du verset. Il s’agit de substitutions dans la mesure où il reprend le
niveau de la strophe, inusité auparavant dans le cadre des versets moyens et
longs. Cependant, Saint-John Perse ne reprend pas la rime au niveau métrique de
la strophe mais la généralise au niveau du recueil. De même, Saint-John Perse
reprend bien le décompte syllabique pair du vers mais substitue à la césure une
bipartition du verset. Enfin, on peut parler de compensation dès lors que, pour
pallier les différences d’ordre de grandeur avec le vers, impliquées par son
souffle plus ample, Saint-John Perse construit d’autres niveaux de mesure que le
mètre, à l’intérieur du verset. Ainsi le parallélisme interne vient-il soutenir
la binarité du verset, par nécessité rythmique. De surcroît, l’analogie avec le
verset psalmique conforte le caractère métrique de ce parallélisme. Or la
structure d’échos créée par Saint-John Perse voile et dévoile en même temps le
caractère métrique de cette poésie. Demeure néanmoins le caractère très
structuré du verset fondé sur le parallélisme interne, qui agit comme un
interprétant culturel du verset de Saint-John Perse. Aux lecteurs qui
connaissent moins la poésie chinoise, et pour qui la strophe de Vents n’est rien moins qu’imperceptible, vient à
l’esprit surtout le rapprochement avec le verset biblique et psalmique.
Glossaire pour mémoire
Verset : l’unité typographique et rythmique de base dans Vents, qui se distingue par
sa majuscule et son alinéa. Sa construction syntaxique majoritairement
bipartite, parfois tripartite, soutient le décompte syllabique généralement
pair, de dix à plus d’une centaine de syllabes. Cette binarité structurelle est
rendue sensible par un parallélisme interne fréquent, qui se substitue à la
césure du vers classique et motive le rapprochement avec le verset
psalmique.
Strophe : l’unité typographique supérieure qui regroupe les
versets par nombre constant et périodique, et se distingue par un blanc des
autres unités de même ordre dans un chant. Lorsqu’il n’y a pas de strophes
identifiables dans un chant, on dénomme l’unité typographique qui regroupe les
versets, « séquence ». La fin de strophe concorde dans Vents avec une fin de phrase.
Chant : ce qu’Albert Henry dénomme suite, et Saint-John
Perse parfois chant. L’unité typographique de l’ordre de la page, de une à cinq
ou six, selon le format de l’édition, introduite par un chiffre arabe. En tant
qu’équivalent d’un poème, elle est constituée le plus souvent de strophes dans
Vents. Mais en tant qu’unité de composition minimale
du recueil, elle est vouée à s’inscrire dans un ensemble supérieur.
Livre : unité de composition, qui regroupe les chants, au
niveau macrotextuel du recueil, introduite par des chiffres romains isolés par
du blanc sur une page d’introduction au livre.
[1] J’entends par métrique, non une transposition telle quelle du système du vers, mais une organisation hiérarchisée en niveaux aux propriétés réglées, analogique au système du vers. La poésie de Saint-John Perse reprend, à l’instar d’autres œuvres, certaines des composantes de ce système métrique, comme l’a suggéré Michel Murat dans son travail sur le vers libre, et dans son article sur « Gustave Kahn, l’initiateur du vers libre » à paraître dans les actes du colloque « Gustave Kahn », organisé par Sophie Basch, Poitiers-IUF, Paris IV, les 4 et 5 février 2005. Mais ses contraintes syntaxiques et typographiques propres créent une alternative sans précédent au système du vers classique.
[2] Lettre de Saint-John Perse à Katherine Biddle du 12 décembre 1955 (921-922), lettre dont l’original n’a pas été retrouvé par Carol Rigolot lors de l’édition de Saint-John Perse et ses amis américains, Courrier d’exil 1940-1970, Gallimard, Les cahiers de la nrf, 2001, mais dont la source aurait été un passage d’une lettre de Katherine Biddle citant son article au sujet de Perse et notamment de sa métrique.
[3] Lettre de
Saint-John Perse à Jean Paulhan, Washington, 1er
novembre 1949,
[4] Par strophe de versets, il faut entendre une superstructure récurrente qui comporte un nombre réglé de versets. Cela implique que le verset soit perçu comme unité typographique autonome, pour être perçu dans le regroupement de la strophe.
[5] On trouve un autre exemple de contre-rejet au premier chant, qui vient en second lieu sur le brouillon alors que la présentation initiale portait « Et le cœur nous levait » au même plan que le second verset, (179). Par ailleurs, le rejet du Chant 3 du livre I crée un effet de clausule fréquent dans la poésie persienne :
Ivre, plus ivre, disais-tu, d’avoir renié l’ivresse… Ivre,
plus ivre d’habiter
La mésintelligence.
(185).
[6] Le dernier verset du Chant
[7]
[8] On voit bien
toute l’ambiguïté de la formulation dans l’ouvrage de Joëlle Gardes-Tamine
(dir.), Colette Camelin, Joëlle Gardes-Tamine, Catherine Mayaux, Renée
Ventresque, Saint-John Perse sans masque, Lecture
philologique de l’œuvre,
[9] Lettre à Roger Caillois, Washington, 1er Août 1943, Joëlle Gardes-Tamine, Correspondance Roger Caillois-Saint-John Perse, 1942-1975, Gallimard, 1996, p. 72.
[10] Dans la strophe de versets, seuls les alinéas et majuscules de verset sont alignés avec leur décalage à droite. Pour rendre cet alignement perceptible, l’intervalle du verset ne doit pas être trop long.
[11] Il faut voir qu’en ce qui concerne la notion de chant et de livres, la pratique de Saint-John Perse est tout aussi déconcertante. Tantôt il intitule chant ce que nous appelons livre, tantôt il dénomme « chant » les sections internes de ses livres ou leur donne une appellation neutre, « au titre », dans sa lettre à Caillois, citée supra.
[12] Benoît de Cornulier, Théorie du vers, Editions du Seuil, 1982, notamment chapitre 1, « Testez votre capacité métrique », p. 11-67, et surtout p. 34-38, où Cornulier démontre que « la limite des 8 syllabes caractérise directement la capacité de différenciation perceptive du nombre. ».
[13] D’ailleurs Saint-John Perse l’emploie au Chant premier du livre II : « Et la terre à longs traits, sur ses plus longues laisses, courant, de mer à mer, à de plus hautes écritures, dans le déroulement lointain des plus beaux textes de ce monde. » (200). Mais cela nous renseigne sur la connaissance de Saint-John Perse en matière de termes techniques poétiques, non sur le sens qu’il leur donnait. Par ailleurs au Chant 5 du premier livre, Saint-John Perse évoque la stance : « Notre stance est légère sur le charroi des ans ! » (188). S’agit-il pour lui d’évoquer la pratique des strophes mêlées de Corneille ? Ici, cette citation du terme « stance » apparaît dans un douzain, suivi d’un autre douzain puis d’un huitain.
[14] Madeleine
Frédéric,
[15] Op. cit., p. 65-66. Madeleine Frédéric note que l’expression « C’étaient de très grands vents » (179) est reprise au Chant 6 du livre IV (249), avec variation au Chant 3 du premier livre, « C’étaient de très grandes forces… » (183), qui vient se joindre à la répétition de la première structure.
[16] Nebil
Radhouane,
[17] On signale pour exemple, « Ô vous que rafraîchit l’orage… Fraîcheur et gage de fraîcheur » au Chant 2 du livre I (181), au Chant 6 du même livre (192), et au Chant 6 du livre IV (250), ou encore l’expression « Des hommes dans le temps ont eu cette façon de se tenir face au vent », au Chant 1 du livre III (217), reprise avec variation au Chant 2 du même livre : « …Des hommes encore dans le vent, ont eu cette façon de vivre et de gravir. » (219), ou l’expression du Chant 1 du livre IV, « Si vivre est tel… » (233), reprise au chant suivant (235). Est mentionné dans Saint-John Perse sans masque, op. cit. p. 263, le leitmotiv « S’en aller, s’en aller, parole de vivant » du Chant 4 du livre I (187), repris au Chant 7 du livre I (196), avec variation au Chant 4 du livre II (209).
[18] On peut en citer d’autres exemples. Au Chant 3 du livre I, l’anaphore « Ainsi croissantes et sifflantes » (184) lie deux quintils. Au Chant 1 du livre II, la structure « Des terres neuves par là haut » (199) lie, en une espèce d’épanalepse, en début de strophe, les tercets premier et troisième, alors que ce tercet troisième est relié au quatrième par la répétition de l’expression « montée des hommes de tout âge, chantant l’insigne mésalliance ». Par ailleurs, le noyau grammatical « plus x de ce monde » est repris de la première strophe à la troisième strophe, avec spécification, « le déroulement des plus beaux textes de ce monde », et à la cinquième strophe : « le déroulement lointain des plus beaux textes de ce monde » (200).
[19] Madeleine Frédéric l’identifie à « la reprise en attelage : composée d’une reprise lexicale couvrant la totalité d’un groupe rythmique, qui constitue, si l’on veut, le timon, et à laquelle viennent s’accrocher des moules syntaxiques identiques ou fort semblables, qui dessinent un attelage. », Op. cit., p. 92.
[20] Op. cit., p. 206-208. Elle voit dans ce passage l’exemple même de la répétition gigogne, c’est-à-dire une succession de triades répétitives (structure fondée sur la triple présence partielle ou totale, d’un/de mêmes éléments formels, d’un/de mêmes éléments sémantiques, ou d’un/de mêmes éléments morpho-sémantiques. », Op. cit., p. 15.), encore unies à un niveau supérieur par ce refrain ou parallélismes du verset final de chaque tercet : « – Qu’irais-tu chercher là ? […] – Qu’irais-tu sceller là ? […] – Qu’irais-tu clore là ? » (236).
[21] La récurrence des faits de styles n’est pas en soi un critère déterminant de leur caractère métrique. La propriété considérée comme métrique, par analogie avec le système du vers, doit être présente systématiquement, c’est-à-dire avec une périodicité réglée. Sont métriques en soi les strophes et versets dans la mesure où ils représentent des niveaux analogiques à ceux des strophes de vers et du vers. A l’intérieur de ces niveaux, des variations de construction d’ordre stylistique peuvent être envisagées.
[22] Colette Camelin Colette, Joëlle Gardes-Tamine, La « rhétorique profonde » de Saint-John Perse, Honoré Champion, 2002, p. 126-130.
[23] Par couplage, j’entends
l’appariement d’unités qui se distinguent l’une de l’autre, appariement non
limité au cadre du duo. Je privilégie donc le niveau inter-versets pour le
couplage, alors que les membres des versets apparaissent déjà solidaires dans le
cadre de leur unité typographique. Cet appariement se produit sur un plan
sémantique, reposant sur des relations d’ordre logique, de type
cause-conséquence, etc., mais aussi sur un plan phonique, ou syntaxique.
Le procédé du parallélisme, qui lierait les versets dans une suite anaphorique,
n’est donc qu’une modalité possible du couplage.
[24] Joëlle Gardes-Tamine et Jean Molino définissent le parallélisme comme la « reprise, dans 2 ou n séquences successives, d’un même schéma morpho-syntaxique, accompagné de répétitions ou de différences rythmiques, phoniques, lexico-sémantiques. », Introduction à l’analyse de la poésie, Vers et figures, I, PUF, [1982], 1992, p. 209.
[25] On en trouve dans I, 6 (193-194),
II, 2 (202-203), etc.
[26] La place du « Et » en ouverture de strophe, dans les premiers tercets, passe à la position conclusive dans les quatrième, cinquième et sixième tercets, puis en position intermédiaire dans les deux derniers tercets.
[27] Elle apparaît surtout dans les Chants 1, 2 et 6 du livre II, 1 et 2 du livre III et 1, 2, 4 et 6 du livre IV.
[28] Radhouane
Nebil,
[29] Nebil Radhouane, op. cit., p. 149 : « Or dans le poème persien le ‘Et’ initial se constitue en marqueur de retour constant et, par là-même, en principal indice de reconnaissance du verset, ce ‘Et’ est aussi, comme nous l’avons souligné précédemment, un retour à une référence supposée connue dans le texte et avant le texte (de texte en texte). » Il rajoute en note : « de verset à verset (et de verset en verset) ».
[30] Ibid., p. 140 : « A l’évidence, le ‘Et’
initial persien participe de toutes les valeurs stylistiques, formelles et
psychologiques répertoriées par Antoine [dans
[31] Je cite l’édition Crampon en possession de Saint-John Perse : « 1. Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. 2. La terre était informe et vide ; les ténèbres couvraient l’abîme, et l’Esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. 3, 4 et 5. Dieu dit : ‘Que la lumière soit !’ et la lumière fut. Et Dieu vit que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière et les ténèbres. Dieu appela la lumière Jour, et les ténèbres Nuit. Et il y eut un soir, et il y eut un matin ; ce fut le premier jour. »
[32] Je reprends ici une thèse forte de Michel Murat dans son travail sur Le Vers libre, Champion, à paraître (fin 2007). Voir aussi les articles de Michel Murat, « Métrique et formes versifiées », Jarrety Michel (éd.), Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, PUF, 2000, p. 500-502 ; « Le vers libre rimé », Murat Michel, Dangel Jacqueline (éd.), Poétique de la rime, Champion, 2005, p. 381-411 ; « Le vers libre de Barnabooth : un style international du modernisme », Chaudier Stéphane, Lioure Françoise, Les Langages de Larbaud, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2006, p. 23-42.
[33] Par hypermètres, nous entendons des extensions de mètres connus, soit par démultiplication comme le double ou triple octosyllabe, soit par développement, comme le 8-6 vu comme une variante de l’alexandrin, alors qu’il serait probablement une variante du décasyllabe, avec équivalence des coupes 8-6 et 6-8. Mais la présence d’hypermètres n’implique pas forcément de lecture ultramétrique.
[34] Noulet Emilie, Le Ton poétique, Mallarmé, Verlaine, Rimbaud, Valéry, Saint-John Perse, José Corti, 1971. Dessons Gérard, Rythmique de Saint-John Perse, thèse soutenue sous la direction d’Henri Meschonnic, Paris VIII, 1988. Par lecture ultramétrique, il faut comprendre une lecture qui privilégie les cellules paires métriques, quitte à ne pas observer des règles de décompte constantes.
[35] Correspondance Roger Caillois-Saint-John Perse,
1942-1975, op.
cit. p. 83-84. Le lit « bas » a bien été rajouté.
[36] D’où peut-être la réticence de Perse envers toute lecture publique de sa poésie.
[37] Jean Molino, « La houle et l’éclair à propos de Vents de Saint-John Perse », Saint-John Perse et les États-Unis, Actes du colloque de 1980, Espaces de Saint-John Perse 3, Presses de l’Université de Provence, 1981, p. 247-266, p. 263.
[38] En ce sens, Saint-John Perse ne se contente pas d’aligner des groupes syllabiques pairs, contrairement à Paul Fort qui accumule, dans ses Ballades, les vers blancs.
[39] En ce qui concerne le verset, ce n’est pas le nombre de modules syllabiques qui fait sa consistance métrique mais sa bipartition, analogue en cela à la composition du vers long. Cette bipartition s’appuie de plus, sur un parallélisme interne, qui est métrique, par recours à d’autres traditions. Les mêmes procédés de construction syntaxique n’ont pas les mêmes propriétés selon le niveau auquel on les envisage.
[40] Quelques exemples de versets
ternaires :
I, 1
(179) : Flairant la pourpre, le cilice, flairant l’ivoire et le
tesson, flairant le monde entier des choses
I, 6
(190) : Hommes
imprévisibles. Hommes assaillis du dieu. Hommes nourris au vin nouveau et comme
percés d’éclairs.
III, 4 (225) : Les enchanteurs
de bouges prophétiques, et les meneurs secrets de foules à venir, les
signataires en chambre de chartes révolutionnaires,
[41] Statistiquement, le « Et » d’ouverture de verset et le « et » interne au verset se retrouvent souvent dans les mêmes chants, I, 5 et 7, II, 1 et 6, III, 2 et IV, 2 et 5.
[42] Poétique de Saint-John Perse, op. cit., nouvelle édition revue et augmentée, 1972, p. 70.
[43] L’édition de
1 Heureux l’homme qui ne marche pas dans le conseil des
impies,
qui ne se tient pas dans la voie des pécheurs,
et qui ne s’assied pas dans la compagnie des moqueurs,
2 mais qui a son plaisir dans la loi de Yahweh,
et qui la médite jour et nuit !
3 Il est comme un arbre planté prés d’un cours d’eau,
qui donne son fruit en son temps,
et dont le feuillage ne se flétrit pas :
tout ce qu’il fait réussit.
4 Il n’en est pas ainsi des impies :
ils sont comme paille que chasse le vent.
5Aussi les impies ne resteront-ils pas debout au jour du
jugement,
ni les pécheurs dans l’assemblée des justes.
6 Car Yahweh connaît la voie du juste,
mais la voie des pécheurs mène à la ruine.
[44] Statistiquement, le parallélisme
interne représente plus d’un verset sur six dans les deux tiers des chants.
Alors que dans le tiers restant, sa représentativité est faible. Les chants qui
présentent le plus de versets à parallélisme interne sont les Chants 1 et 4 du
livre I, les Chants 2, 4, 5 et 6 du livre II, les Chants 2 et 4 du livre III et
enfin, les Chants 2, 5 et 6 du IV. Parmi ces chants, trois proposent des séries,
les Chants 2 du livre II, 2 et 4 du livre III. Les autres proposent des strophes
plutôt brèves, notamment dans les effets de liste. On en donne ici quelques
exemples :
I, 1
(180) : Berçant
dépouilles et spectres de locustes ; léguant, liant au vent du ciel
filiales d’ailes et d’essaims, lais et relais du plus haut verbe –
I, 6
(191) : L’intempérance est notre règle, l’acrimonie du sang notre
bien-être.
I, 7
(196) : Je
mènerai au lit du vent l’hydre vivace de ma force, je fréquenterai le lit du
vent comme un vivier de force et de croissance.
II, 2
(204) : Au seuil
d’un grand pays nouveau sans titre ni devise, au seuil d’un grand pays de bronze
vert sans dédicace ni millésime.
III, 3
(222) : Crépitant au
croisement de toutes répliques lumineuses, et brûlant tous alliages dans
l’indicible bleu lavande d’une essence future !
III, 5
(227) : Avec la
torche dans le vent, avec la flamme dans le vent
III, 6 (229) : Allant le train
de notre temps, allant le train de ce grand vent
[45] Judith Kopenhaguen-Urian, « Le rapatriement des références bibliques en langue hébraïque », Etudes Arts et littérature, IX, Université de Jérusalem, 1992, p. 23-35 (p. 33-34). La thèse de l’auteur reste à traduire de l’hébreu en anglais ou en français.
[46] Cf. mon article « Segalen et Saint-John Perse, poètes chinois ? », Anne-Elisabeth Halpern et Christian Doumet éditeurs, Ce que le poème dit du poème, PUV, Saint-Denis, 2005, p. 52-69, où je donne comme exemple de quatrain chinois fondé sur des parallélismes avec simple variation du complément, une poésie traduite en français, lue par Saint-John Perse dans Fêtes et chansons anciennes (1919) de Marcel Granet :
« Cette fille qui se marie, / J’en voudrais nourrir les chevaux ! / Cette fille qui se marie, / J’en voudrais nourrir les poulains ! »
[47] Quelques exemples de versets
couplés par deux, à parallélisme interne :
I, 3
(185) : Voici
qu’elles nous rafraîchissaient d’un songe de promesses, et qu’elles éveillaient
pour nous, sur leurs couches soyeuses,
Comme
prêtresses au sommeil et filles d’ailes dans leur nue, ah !, comme nymphes
en nymphose parmi les rites d’abeillage – lingerie d’ailes dans leurs gaines et
faisceaux d’ailes au carquois –
I, 6 (194) : …Jusqu’à ce point
d’écart et de silence où le temps fait son nid dans un casque de fer – et trois
feuilles errantes autour d’un osselet de Reine morte mènent leur dernière
ronde
…Jusqu’à
ce point d’eaux mortes et d’oubli, en lieu d’asile et d’ambre, où l’Océan
limpide lustre son herbe d’or parmi de saintes huiles – et le Poète tient son
œil sous de plus pures laminaires.
III, 6
(230) :
Comme
celui qui a dormi dans le lit d’une stigmatisée, et il en est tout entaché,
Comme
celui qui a marché dans une libation renversée, et il en est comme
souillé,
[48] Dans Amers, Saint-John Perse multipliera les parallélismes
couplés deux à deux. D’où l’ambiguïté d’un tel choix qui fait valoir davantage
le caractère hypermétrique du verset d’Amers,
métrique au sens du vers classique, et non des Psaumes, dont le mode d’être métrique n’est ni
syllabique ni rimé. Mais Saint-John Perse ne substitue pas complètement au
modèle de la strophe du système versifié, celui de l’Ode antique, dans la mesure
où ce dernier se place au niveau de structuration supérieur. Au niveau du
verset, le modèle des Psaumes continue donc de
concurrencer ce pseudo-modèle antique, non actualisé dans le détail du rythme.
[49] Quelques exemples de versets
parallèles internes à quatre propositions :
I, 2
(181) : Il a
mangé le riz des morts ; dans leurs suaires de coton il s’est taillé droit
d’usager. Mais sa parole est aux vivants ; ses mains aux vasques du
futur.
III, 3
(222) : Ce sont
noces d’hiver au feu des glaives de l’esprit, au feu des grandes roses de
diamant noir, comme lances de gel au foyer des lentilles, comme au tranchant du
verre décharge d’aubes nouvelles :
III, 5
(228) : Ou
comme l’Initié, aux fêtes close de la mi-nuit, qui entend céder tout à coup le
haut vantail de cèdre à la ruée du vent- et toutes torches versées, dans la
dispersion des tables rituelles s’aventurent ses pas, et le filet du dieu d’en
bas s’est abattu sur lui, et de toutes parts l’aile multiple de l’erreur,
s’affolant comme un sphex, lui démêle mieux sa voie –
IV, 4
(240) : Et
l’exigence en nous ne s’est point tue ; ni la créance n’a décru. Notre
grief est sans accommodement, et l’échéance ne sera point reportée.
[50] Exemples de versets à parallélisme
partiel, avec appendice :
I, 3
(183) : Au
chant des hautes narrations du large, elles promenaient leur goût d’enchères, de
faillites ; elles disposaient, sur toutes grèves, des grands désastres
intellectuels,
I, 3
(184) : Achève,
Narrateur !… Elles sifflaient aux portes des Curies… Elles couchaient les
dieux de pierre sur leur face, les baptistères sous l’ortie, et sous la jungle,
le Bayon.
[51] Deux
exemplaires de l’édition de 1923 de
[52] Poétique de Saint-John Perse, op. cit., édition revue et augmentée, 1972, p. 117-118.
[53] Albert Henry, Anabase de Saint-John Perse, Edition critique, transcription d’états manuscrits, études, Gallimard, nrf, 1983, p. 278-280.
[54] Ibid., p. 282.
[55] On place en gras les assonances et allitérations. S’il y a peu de versets léonins, ou versets dont les hémistiches riment, les modulations de phonèmes tissent une trame sonore. On souligne les répétitions lexicales. Pour des raisons matérielles, on ne place pas les accents de fin de groupe syntaxique, mais la barre de la bipartition indique au moins un accent de fin de groupe syntaxique sur la dernière syllabe non muette la précédant.
[56] La série homologique, révélée par Caillois, comme le rappelle Madeleine Frédéric, « est une série continue rattachée à un même noyau formel et sémantique ». La principale différence avec l’énumération réside dans l’autonomie des éléments de la série homologique, dont la parenté dérive d’une construction logique les plaçant sur le même plan, alors que l’énumération litanique serait caractérisée par une anaphore. Une différence secondaire réside dans l’absence de clôture formelle de la série, sauf quand intervient dans un verset final le verbe en facteur commun de la principale. Madeleine Frédéric, op. cit., p. 130-131 et 168.
[57] Les barres obliques simples indiquent les coupes de la bipartition ou tripartition du verset, les barres obliques doubles représentent les parallélismes internes.
[58] Le parallélisme est parfois soutenu par des effets redondants de rime comme :
I, 3 (183) : Elles infestaient d’idées nouvelles la laine noire des
typhons, le ciel bas où voyagent les beaux édits de proscription.
II, 3 (205) : Je te connais, ô Sud pareil au lit des fleuves infatués, et
l’impatience de ta vigne au flanc des vierges cariées.
III, 3 (223) : Aux grandes tables interdites où plus fugaces vont les
signes ; dans les miroirs lointains où glisse la face de l’Errant- face
d’hélianthe qui ne cille,
[59] Dans Amers, l’on retrouve le tercet de versets, mais aussi
un verset plus long, notamment dans le dialogue d’« Etroits sont les
vaisseaux », IX (341) : « … A ton côté rangée,
comme la rame à fond de barque ; à ton côté roulée, comme la voile avec la
vergue, au bas du mât liée… Un million de bulles plus qu’heureuses, dans le
sillage et sous la quille… Et la mer elle-même, notre songe, comme une seule et
vaste ombelle… Et son million de capitules, de florules en voie de
dissémination. »
[60] Le paragraphe d’Oiseaux, par exemple, ne repose plus autant sur le parallélisme. La poésie, plus didactique, s’en retrouve prosifiée ; l’imperceptibilité relative des cellules métriques pourtant présentes amène à parler de « paragraphe ».