Jean-Louis Cluse
Lycée Paul Lapie, Courbevoie
À la première lecture des poèmes de
Saint-John Perse, deux particularités sautent aux yeux, sinon à
l’entendement : le nombre des personnages qui passent dans les poèmes et
la fréquence des discours entre guillemets, indices essentiels d’une savante
confusion des voix qui fait une grande partie de l’originalité de ces poèmes.
Du point de vue de ceux qui nous occupent, c’est bien sûr Vents qui propose le plus grand nombre de personnages et de
discours. Nous nous proposons de tracer quelques directions de réflexion sur
l’origine des voix textuelles dans Vents,
Chronique et Chant pour un équinoxe, en abordant dans un premier temps le
problème de l’identité du locuteur, dans un second temps celui du statut de la
parole.
L’identité du locuteur : des
locuteurs, serait plus juste. À moins qu’on ne doive parler des identités du
locuteur. L’auteur, seule instance stable, est Saint-John Perse qui, depuis Anabase, signe les poèmes, et a inscrit
son nom sur la page de couverture des Œuvres
Complètes dans «
Dans Vents,
le narrateur s’identifie clairement en tant que poète : « mon poème », écrit-il (201).
Mais il arrive qu’il s’adresse à lui-même : une voix se détache de
lui-même qui le tutoie, créant ainsi une sorte de dialogue intérieur. Cette
voix, par exemple, enjoint au Poète de chanter : « Et toi, Poète, ô contumace et quatre fois
relaps, la face encore dans le vent, chante à l’antiphonaire des typhons »
(193). Ou bien elle s’adresse – la même ? – à lui ainsi : « Ô toi qui reviendras, sur les derniers
roulements d’orage, [...] qu’as-tu
donc foulé là [...] ? »
(209) Ou bien, encore elle, au cavalier qui chemine en Ouest : « Tiens bien ta bête frémissante contre la
première ruée barbare… » (221) Dans Chronique, le poète âgé s’adresse encore à lui-même : « Lève la tête, homme du soir. La grande rose
des ans tourne à ton front serein. » (389-390)
On trouve assez souvent les deux
premières personnes employées côte à côte. Par exemple dans Vents :
[...] j’écouterai
monter en moi l’autorité du songe.
Ivre, plus ivre, disais-tu, d’avoir
renié l’ivresse… (185)
Dans la première phrase, un
« je », le poète, se dit en proie au songe, alors que dans celle qui
suit immédiatement, il semble s’adresser à un locuteur que rien n’identifie et
qui profère une formule paradoxale. Le poète reprend cette formule à son compte,
et le « tu », celui qui a prononcé la formule avant le temps du
discours, est sans nul doute une instance à l’intérieur de lui-même qui a su
éclairer la prise de conscience d’une vérité pour lui essentielle. Le Chant IV
de Vents offre un dialogue entre le
« je » et le « tu » :
…
Je me souviens
–
Qu’irais-tu chercher là ?
–
Qu’irais-tu sceller là ?
…
Je vous connais
– Qu’irais-tu clore là ? (236)
Il y a là une survivance du dialogue
lyrique du poète avec lui-même, les tirets séparant nettement les interventions
du second locuteur, qui sans doute est aussi le Poète.
Le « je » assume parfois une
parole à la première personne du pluriel, dont la valeur ne se réduit pas au
« nous » de majesté, même si c’est tel ou tel héros qui parle, vu que
ce « nous » entraîne parfois l’accord au pluriel. C’est par exemple
« nos fronts » (391) ou
« Nous avons marché seuls »
(393) dans Chronique. Ou bien dans Vents : « nos plus grands versets d’athlètes, de poètes » (179). La
proximité du « je » et du « nous » est fréquente, comme dans
ce passage de Vents :
Nous connaissons l’antienne. Elle est du
Sud…
Ah !
qu’on m’éteigne, ah ! qu’on m’éteigne aux lames des persiennes ces
grands bonheurs en peine [...]
(Et l’Émissaire nous trahit dans l’instant du message. Et qu’est-ce là qui m’est ravi [...] ? (210)[1]
Dira-t-on que ce « nous »,
proche du « je », est l’indice que le poète tantôt s’exprime en son
nom propre, tantôt au nom des êtres « de même race », poètes et
autres créateurs, ou même au nom de la communauté humaine tout entière ?
Ainsi dans Chronique, pour ce dernier
cas :
« Grand âge, nous venons de toutes
rives de la terre. [...]
Et le temps en sait long sur tous les hommes que nous fûmes. » (393)
Chronique où le « nous » est omniprésent et relègue
l’unique occurrence du « je » dans les très brèves paroles rapportées
d’un personnage. Quant à Chant pour un
équinoxe, on y trouve le « je » du poète, le « nous »
du couple qu’il forme avec l’« Amie »
(437), et celui d’une communauté, qu’elle soit celle des hommes ou celle des
créateurs.
À ces différentes marques de la personne,
il faut ajouter le « vous », à travers lequel le locuteur s’adresse à
d’autres hommes, par exemple à la fin de Vents :
Ô vous que rafraîchit l’orage, la force
vive et l’idée neuve rafraîchiront votre couche de vivants, l’odeur fétide du
malheur n’infectera plus le linge de vos femmes. (250)
Propos destinés à la communauté des
hommes ? C’est ce que tend à suggérer le « nous » qui suit
immédiatement et représente sans doute celle des créateurs :
Et vous pouvez remettre au feu les
grandes lames couleur de foie sous l’huile. Nous en ferons fers de labour, nous
connaîtrons encore la terre ouverte pour l’amour (250)
On note, dans les derniers poèmes de
Saint-John Perse, Chronique et Chant pour un équinoxe inclus, la
disparition du dialogue intérieur proprement dit, traduit par le dédoublement
grammatical en « je-tu ». Sans doute faut-il voir là le signe d’une
parole et d’une personnalité unifiée.
De ces constatations sur les variations
des marques de la personne, qui rendent souvent complexe l’identification du
locuteur, il ressort essentiellement que cette sorte de dédoublement
grammatical énonciatif exprime un changement constant de perspective au sein du
locuteur, qui met en communication une instance de lui-même avec une autre. Le
texte est donc proféré par des voix du locuteur qui varient avec les personnes
grammaticales.
Or il existe une autre forme de
dédoublement du locuteur, que l’on pourrait appeler dédoublement narratif, et
qui vient se superposer à la première forme : la narration met en scène
des personnages et le poète s’adresse à eux à travers l’énonciation. Le Poète
de Vents est ainsi protagoniste et
locuteur. Une double perspective de parole le place tantôt dans l’énonciation,
quand il se parle à lui-même – « –
Et toi, Poète [...] » (193) – tantôt dans la narration, quand il parle
de lui-même à la troisième personne du singulier, par exemple, dans des
sections narratives telles que celle-ci : « et le Poète tient son œil sur de plus pures laminaires. »
(194) On assiste alors à un dédoublement grammatical et à un dédoublement
narratif au sein du poète.
Le personnage du « Maître du chant », qui apparaît
plusieurs fois dans Vents, se trouve
tantôt inclus dans l’énonciation, tantôt dans la narration. Exemple du premier
cas : « Ce n’est pas trop,
Maître du chant, de tout ce bruit de l’âme » (195). Exemple du second
cas : « Cette mesure encore, la
dernière ! comme au Maître du chant. » (247)[2] Ou
bien dans Chronique, où c’est encore
le Poète, qui, âgé, chante devant l’âtre et déploie l’espace avec son chant :
« [...] et chant du Maître, seul au
soir, à se frayer sa route devant l’âtre » (404).
Le personnage du « Narrateur »
figure aussi dans Vents, à côté du
chanteur, et représente le poète qui raconte. Le récit le met en scène :
« Le Narrateur monte aux remparts.
Et le Vent avec lui. » (181). Et le locuteur s’adresse à lui aussi
bien : « Achève,
Narrateur ! » (184)
Dans certains cas, le second niveau de
dédoublement – « je-il » – est plus implicite. Ainsi avec le personnage
du Prodigue. Le locuteur de Vents
prononce ces mots : « S’en
aller ! s’en aller ! Parole du Prodigue. » (209) Ce
personnage est une figure du Poète, qui, prodigue de lui-même, de sa parole et
de sa vie, sans nul souci d’économie ni d’étroitesse, de prévoyance ni de
sécurité, rejoint aussi la figure de l’enfant prodigue de la parabole à travers
les motifs de l’infamie et du retour vers les siens : « Nous reviendrons, un soir d’automne, sur les
derniers roulements d’orage » (240), et :
– Et vous,
hommes du nombre et de la masse, ne pesez pas les hommes de ma race. Ils ont
vécu plus haut que vous dans les abîmes de l’opprobre. (241)
Ainsi le locuteur crée-t-il le second
niveau de dédoublement en chargeant le « je », sinon de se nommer
lui-même « Prodigue », du moins de prononcer les paroles qui sont
celles du Prodigue.
Second exemple, l’Étranger d’Anabase et d’Exil, lui aussi mis en scène à travers le récit dans Vents : « Toute la terre, nubile et forte, au pas de l’Étranger » (200).
Dans un second niveau de dédoublement, le locuteur se dit lui-même
« étranger » : « Nous
faudra-t-il, avant le jour, nous frayer route d’étranger jusqu’à la porte de
famille ? » (242) Mais aussi bien cet étranger a-t-il perdu la
majuscule du protagoniste et se trouve-t-il en position de métaphore.
Il existe bien d’autres figures, qu’on
les considère comme des doubles ou des allégories ou de simples noms du poète.
Telles celle du « Novateur » qui se rencontre dans Vents, à côté des savants, chercheurs de
révélation et frères du poète (193, 206) ou celle de l’« Enchanteur » (189), celle du
« Voyant » (230), variante
d’une figure de prophète, ou celle de l’« Écoutant » (230). Certaines d’entre elles n’apparaissent
qu’une fois dans tout le poème. Une des particularités du poème Vents est que le protagoniste s’y
démultiplie sous toutes ses formes, alors qu’Anabase et Exil mettent
face à face des hommes de pouvoir, tel le Prince nomade et conquérant, et des
hommes de songe, tel le Poète, ainsi que l’Étranger. Le Poète de Vents déploie toutes ses facettes de
parleur, chanteur, chaman, étranger, loin de toute figure de pouvoir temporel.
Ce poème met l’accent sur les rapports du poète avec le sacré, et c’est ce qui
sert à définir le protagoniste.
Dans Chronique,
les figures du Poète comme autre ont glissé vers le souvenir. Elles sont
absentes du très court poème Chant pour
un équinoxe.
Retenons essentiellement, à la fin de la
première partie de notre exposé, que différentes figures du poète, dotées ou
non d’un discours rapporté, sont à la fois placées dans la narration et dans
l’énonciation, lorsque le locuteur leur adresse la parole, par sa propre voix
ou par une autre, plus ou moins identifiable. Toutes sont des visages du Poète.
Certaines sont douées de parole et prononcent quelques mots, ce qui crée une
double énonciation au sein du texte, ou deux systèmes d’énonciation
emboîtés ; d’autres sont muettes et ne font que passer. Ce que nous
appelons le dédoublement énonciatif est la manifestation d’un changement
perpétuel de la perspective de parole, changement qui instaure une distance
plus ou moins grande au sein du locuteur. Cette distance sépare les différents
discours et figures de la voix « centrale » qui dit « je »
et représente non une figure, mais une identité : le « je » de
Saint-John Perse, étant bien entendu que cette identité est une identité rêvée,
une création qui se manifeste – qui est prouvée – par l’édition des Œuvres Complètes, avec la
« Biographie » et les autres documents. Parfois un véritable vertige
s’installe et il est difficile de savoir exactement qui parle. Quant à la
multiplicité des personnages, des visages du poète, elle est le signe que le
poète ne coïncide pas avec lui-même : il est en effet toujours autre,
étranger aux autres et à lui-même. Celui qui parle dans Vents est l’homme de songe, dont le discours est ouvert à d’autres
voix. Et c’est quand la voix du poète met en scène son allégorie le Poète
qu’elle semble rechercher la plus grande dépersonnalisation possible, la
désincarnation, une identité réduite à la pure profération, processus qui
paraît représenter le degré extrême du dédoublement. Le dédoublement du poète
en personnages masculins met en évidence la pluralité de ses « moi ».
Cette absence de coïncidence avec un moi unique est peut-être une des significations
de ce que le poète appelle l’« exil », état inhérent à la condition
humaine telle que la conçoit Saint-John Perse, mais surtout à sa vie de poète
telle qu’il la revendique. Cette multiplication du moi peut être interprétée de
façon positive dans l’imaginaire de Perse, comme le signe de l’expansion de son
moi, de sa puissance sur le temps et l’espace. On rapprochera cette démarche de
son rêve d’ubiquité, tel qu’il s’exprime dans Oiseaux, appelés « princes
de l’ubiquité » (422). Pour cela, le même locuteur investit toutes les
personnes grammaticales, sauf la troisième personne du pluriel. De façon
négative d’autre part, la multiplication du moi peut être interprétée comme un
symptôme de solitude extrême qui s’exprime dans le soliloque, pour reprendre un
terme de Pierre Van Rutten[3].
C’est aussi le signe de la perte ou de la dispersion du moi.
Second versant de notre exposé : le
problème des voix textuelles. Nous avons remarqué que le locuteur peut aussi
bien se mettre en scène que faire parler une voix qui l’invoque sous plusieurs
de ses fonctions ou personnalités et que de ce fait les passages où voisinent
plusieurs personnes grammaticales, auxquelles s’ajoutent les « il »
de la narration, constituent des moments de brouillage extrême de l’élocution et
des perspectives de parole. Or il existe un second niveau de parole dans les
poèmes de Saint-John Perse : ce sont les discours rapportés, placés entre
guillemets ou non.
Dans Vents,
à plusieurs reprises, des sections de discours direct sont signalées en tant
que telles par un verbe de parole et les deux points mais restent sans
guillemets. Par exemple, au Chant I : « Et
moi j’ai dit : N’ouvre pas ton lit à la tristesse. » (196). Ou
bien : « Et vous pouvez me
dire : Où avez-vous pris cela ? » (213). Il s’ensuit un
doute sur la fin des propos ainsi rapportés que les guillemets ne limitent pas.
De même lorsqu’une formule joue le rôle de verbe introducteur : « Achève, Narrateur !... Elles sifflaient
aux portes des Curies.» (184). En l’occurrence, une figure du Poète
développe un long discours, qui n’est pas fondamentalement distinct de celui
que développe la voix du Poète lui-même.
Mais la plupart de ces discours qui
s’insèrent dans les parties plus ou moins narratives que prononce le poète
locuteur se trouvent entre guillemets. Le problème se pose de leur attribution
à un locuteur autre que le poète, un personnage du poème, protagoniste ou
personnage secondaire. Nous pouvons appeler dédoublement des voix textuelles ce
second plan du texte poétique qui apparaît au sein du premier. Ce niveau du
texte est une parole seconde où se dédouble le texte principal[4]. Il
n’est pas toujours facile d’établir des certitudes quant à l’origine de cette
parole seconde et à sa fonction.
Vents est de tous les poèmes de Saint-John Perse le plus
complexe du point de vue du partage des fonctions entre les passages entre
guillemets et les passages hors guillemets. Certains passages entre guillemets
toutefois représentent les paroles d’un locuteur clairement désigné. Dans Vents, exceptionnellement quelques
personnages tout à fait autres se font entendre ; dans la liste des
migrations historiques vers l’Amérique, certains groupes sont accompagnés de
leur discours, tels les « gens de
papauté » et les « Chapelains
en selle » qui s’exclament : « Çà ! nous rêvions, parmi ces dieux camus ! » (219)
À la fin du poème le Vent se fait
entendre :
Et
le Vent avec nous comme Maître du chant :
« Je hâterai la sève de vos actes.
Je mènerai vos œuvres à maturation. »
(248).
Quant aux versets qui commencent par
… « Vous qui savez, rives
futures, où s’éveilleront nos actes [...] »,
ils sont le chant du Poète « à l’antiphonaire des typhons » (193).
Pour ce qui est des paroles du
« je » dans Vents, le texte
n’est parfois pas très explicite, mais il ne saurait y avoir de doute sur
l’origine de ces paroles. C’est le cas de la totalité de la cinquième section
du Chant III, deux pages entièrement entre guillemets. Cette section est
encadrée par deux passages qui suggèrent que le locuteur en est le Poète. Le premier
est la dernière phrase de la section précédente : « Que le Poète se fasse entendre, et qu’il
dirige le jugement ! » (226). Le second, la première phrase de la
section suivante : « Telle est
l’instance extrême où le Poète a témoigné. » (229). Point n’est
besoin, on le voit, de la ponctuation annonciatrice du discours rapporté. De
même lorsque le locuteur évoque la crise prophétique et poétique où culmine et
se clôt le même Chant (230). Les passages entre guillemets de plus en plus
tendus sont entremêlés de passages narratifs qui désignent parfois
indirectement le Poète comme locuteur, tels que : « Et l’écriture du poète suit le procès verbal »
(229), ou bien « Et le Poète encore
est avec nous » (230), ou bien encore : « Mais attentif à sa lucidité, jaloux de son
autorité, et tenant clair au vent le plein midi de sa vision » (230) – et
l’on note les deux points qui terminent cette section –. Toujours au Chant III,
à la suite de l’énumération des migrants en Ouest, on trouve un verset entre
guillemets au locuteur plus difficilement repérable :
…Et
voici d’un autre âge, ô Confesseurs terrestres [...]. Et voici
bien d’un autre schisme, ô dissidents !...
« Car notre quête n’est plus de cuivre ni
d’or vierge, [...] mais [...] comme aux antres du Voyant le timbre même sous l’éclair, nous
cherchons, dans l’amande et l’ovule et le noyau d’espèces nouvelles, au foyer
de la force l’étincelle même de son cri !... » (220-221)
Malgré l’absence des deux points et du
verbe de parole, il semble que ces propos puissent être attribués à ces « grands aventuriers de l’âme » qui
ne sont guère distincts des « dissidents » :
la conjonction de coordination « car » indique qu’ils prennent
eux-mêmes la parole pour expliciter ce que le Poète, qui est un des leurs, a
suggéré de leur démarche. Plus loin, une voix reprend, dans un passage entre
guillemets, la formulation de l’extranéité, parole donnée au personnage de
l’Étranger mis en scène ailleurs par le poète (200, 209) : « Quel est ce goût d’airelle, sur ma lèvre
d’étranger, qui m’est chose nouvelle et m’est chose étrangère ?... »
(229). À l’extrême fin du voyage en Ouest, lorsque le néant menace celui qui
est allé jusqu’au bout des terres, une figure mystérieuse fait rebrousser
chemin au Voyageur à cheval : « Comme
l’Inconnu surgi hors du fossé qui fait cabrer la bête du Voyageur. »
(239). Et cet Inconnu profère quelques mots : « Qu’allais-tu déserter là ? » (239). Le Voyageur, auquel
il est fait signe de revenir vers les hommes et qui est le Poète, se trouve
face à face avec l’éclair, diversement désigné comme « un Croisé », « le Balafré », et « l’Inconnu ». Ainsi ce conflit de la
psyché du Poète, la volonté se dressant contre une tendance à la rêverie qui
peut devenir désertion, est-il lui aussi mis en scène sous la forme d’un être
de volonté, s’adressant à lui, momentanément incarné en un être de perdition,
le Voyageur au gré du songe[5].
Dans les deux autres poèmes qui nous
occupent, et plus précisément à l’intérieur de Chronique, on ne rencontre pas la même utilisation des guillemets
ni les difficultés qu’elle peut présenter. En revanche il n’est pas sans
intérêt de mentionner un phénomène qui a lieu dans Chronique comme dans d’autres poèmes – et c’est la seule fois dans
ceux qui nous occupent : il s’agit de l’ouverture, au sein d’un passage
entre guillemets, d’un autre discours rapporté dans un second niveau de
guillemets[6]. La
voix du locuteur constamment entre guillemets fait entendre les paroles d’un
cavalier : « … Comme celui, la
main au col de sa monture, qui songe au loin et rêve haut : ‘Je porterai
plus loin l’honneur de ma maison’ » (398). Ici comme dans la plupart
des passages entre guillemets au sein d’autres guillemets, c’est la voix d’une
autre figure du locuteur que l’on entend, en l’occurrence celle du cavalier, si
important dans Éloges, Anabase, Exil et Vents même. Le
double niveau de discours rapporté livre les paroles d’une des incarnations du
poète : effet d’altérité.
Par ailleurs certains passages entre
guillemets posent de réels problèmes d’interprétation. Qui parle ?
Pourquoi entre guillemets et à ce moment-là ? Ces passages sont assez
nombreux dans Vents. L’un des plus
difficiles se trouve à la fin de la deuxième section du Chant I :
Ou bien un homme s’approchant des
grandes cérémonies majeures où l’on immole un cheval noir. – « Parler en
maître, dit l’Écoutant. » (182)
Les guillemets isolent la totalité de la
dernière phrase : ils englobent non seulement les quelques mots d’un
locuteur mais aussi la mention du locuteur et de son acte de parole, en
l’occurrence une section narrative en forme d’incise. Quelqu’un dit que
quelqu’un parle, et ce quelqu’un est cité entre guillemets. Qui est-il, celui
qui le cite ? Dans de tels passages, l’identité du locuteur conduit le
lecteur au vertige. On doit imaginer qu’il s’agit de la voix du Poète
narrateur, réduite à une sorte de degré zéro de la voix du poète, laquelle, une
fois sa substance passée presque tout entière entre les guillemets, aurait
reculé le plus loin possible en deçà de son propos, réduite, si faire se peut,
à l’impersonnalité. Autre exemple, dans la troisième section du Chant I :
Ô
fraîcheur dans la nuit où fille d’aile se fit l’aube : à la plus haute
cime du péril, au plus haut front
De
feuilles et de frondes !... « Enchante-moi, promesse, jusqu’à l’oubli
du songe d’être né… »
Et comme celui qui a morigéné les Rois,
j’écouterai monter en moi l’autorité du songe. (185)
Qui prononce la phrase injonctive citée
entre guillemets ? Est-ce le « je » sujet dans la phrase qui
suit ? Est-ce la voix du songe, cette manifestation intérieure de
l’inspiration poétique ? Le double emploi du mot « songe » fait difficulté : l’« autorité du songe » qui envahit le
poète, et qui est dans ce contexte une « promesse » de création et de renouveau poétique, fait-elle
allusion dans son bref discours à un autre songe, songe à oublier, la plongée
dans la nostalgie, apparaissant pour être refusée de la même façon que dans
d’autres poèmes de Perse ?
Dans la septième section du Chant I,
parle une autre voix difficile à cerner :
« Je
t’ai pesé, poète, et t’ai trouvé de peu de poids.
« Je
t’ai louée, grandeur, et tu n’as point d’assise qui ne faille. [...]
« Les
dieux lisibles désertaient la cendre de nos jours. Et l’amour sanglotait sur
nos couches nocturnes.
« Ta
main prompte, César, ne force au nid qu’une aile dérisoire.
« Couronne-toi,
jeunesse, d’une feuille plus aiguë !
« Le
Vent frappe à ta porte comme un Maître de camp [...].
« Et
toi, douceur, qui vas mourir, couvre-toi la face de ta toge
« Et du parfum terrestre de nos
mains… » (195-196)
Cette voix possède la particularité de
s’adresser à la fois au poète, à César, symbole du pouvoir temporel, et à des
abstractions : grandeur, jeunesse et douceur. Elle s’adresse en somme à
tout le monde à la fois, aux différents interlocuteurs du Poète, selon les
poèmes. L’idée directrice est le doute porté sur la tâche du poète, présent en
ses différentes facettes. Voix totalement extérieure en apparence, ou degré
zéro de la voix du poète. Peut-être est-ce la voix du moi qui s’interroge sur
la validité de tous ses actes ou de ses œuvres, en proie aux « tentations du doute » (195).
Peut-être aussi la voix du Vent, que le poète a déjà nommé hors guillemets
« Maître du chant » (195),
et qui se nommerait alors lui-même dans ce passage « Maître du camp », le Vent qui proclame la vanité de toutes
choses avant d’enjoindre à plus de mouvement, à plus de violence afin de
renouveler la création – sans quoi elle n’est que… du vent !
Un rôle particulier des passages entre
guillemets est de faire entendre le chant, qui se distingue alors de la
narration. Par exemple, dans la deuxième section du Chant II, deux passages
entre guillemets, composés l’un de huit courts versets et l’autre de cinq,
célèbrent l’«Hiver ». Il s’agit d’un chant à l’Hiver sous forme de litanie
(onze versets sur treize commençant par le nom de la saison), un éloge de
l’Hiver, une « Récitation à l’éloge de l’Hiver » (203-204). Poème au
sein du poème, cet éloge en deux temps n’est introduit ni par deux points ni
par un verbe de parole. Il est cependant entouré de termes ayant trait à la
parole, par exemple : « L’Hiver
crépu comme Caïn, créant ses mots de fer » (202). Le Poète apparaît à
l’intérieur de son chant – « nous » – et adresse une prière à la
saison de froid, de la dureté, de la sécheresse glacée, en des termes ayant
eux-mêmes trait à la solidité, à la dureté, à la minéralité ou au métal :
qu’elle le débarrasse de toute mollesse et de toute douceur invalidante,
représentées ailleurs par le Sud :
« Hiver, Hiver, au feu des forges
de l’An noir ! Délivre-nous d’un conte de douceur et des timbales fraîches
de l’enfance sous la buée du songe. » (204)
Peut-être est-ce là un effort aussi pour
se dégager de l’emprise de l’enfance, avec toute la nostalgie qui lui est liée
et qui ramène le poète aux Îles comme vers un Sud.
Parfois ce chant est loin d’être
achevé : il se présente, s’impose à la voix du poète sous forme de bribes.
C’est par exemple, au Chant I de Vents :
Très
grand arbre mendiant qui a fripé son patrimoine, face brûlée d’amour et de violence
où le désir encore va chanter.
« Ô toi, désir, qui vas
chanter… » Et ne voilà-t-il pas déjà toute ma page elle-même bruissante. (180)
C’est au Chant II :
Présages en marche. Vent du Sud. Et
grand mépris des chiffres sur la terre ! « Un vent du Sud s’élèvera… »
(208)
Ces bribes de chant que contient le poème
en abyme tendent à s’appuyer sur l’idée qui les précède, comme le chant part de
la narration, de la prose. Au Chant IV, la quatrième section contient un
passage entre guillemets assez mystérieux. Rien dans ce qui précède ne donne
d’indication sur le locuteur ou la fonction de ces paroles (240-241). Les
groupes de versets hors guillemets alternent avec les groupes entre guillemets
séparés plus ou moins régulièrement par des astérisques, ce qui entraîne un
problème double : d’une part une voix non identifiée qui se met à parler
entre guillemets après un passage hors guillemets sans éclaircissement et avec
une nette séparation typographique ; d’autre part une unité regroupant
typographiquement un passage entre guillemets et un autre hors guillemets. La
première conclusion que nous pouvons risquer est que la distinction entre texte
hors guillemets et texte entre guillemets n’est peut-être pas capitale, qu’elle
apparaît même assez aléatoire. Dans l’extrait que nous analysons, le locuteur
s’exprime à travers le « nous » et exceptionnellement le
« je » dans les deux types de texte :
Nous
reviendrons
à côté de
« Nous avions rendez-vous »
et
« J’irriterai la moelle dans vos
os »
à côté de
les hommes de ma race.
Il s’adresse à la foule des hommes à
travers un « vous » que l’on retrouve aussi dans les deux types de
texte :
Nous vous demanderons un compte d’hommes
nouveaux
à côté de
« – Et vous,
hommes du nombre et de la masse ».
Sans doute avons-nous affaire, avec ce
passage entre guillemets, à un des chants qui parsèment le poème, beaucoup plus
développé que dans l’exemple précédent. Un chant qui contient un commentaire
sur lui-même entre parenthèses :
« […] Et le Vent
avec nous [...] ;
« Non pas appelé en conciliation,
mais irritable et qui vous chante : j’irriterai la moelle dans vos os…
(Qu’étroite encore fut la mesure de ce chant !) (240)
Ce chant isolé entre les guillemets est
celui que le Poète est en train de chanter et dont, comme ailleurs dans son œuvre,
il n’est pas satisfait, le jugeant trop limité, pas encore assez ample à son
goût. Le propos change sensiblement dans les trois versets suivants hors
guillemets – « – Et vous, hommes du
nombre et de la masse [...] » –. Après avoir chanté son retour parmi
les hommes, le Poète quitte le registre du chant pour s’adresser à eux de sa
voix « naturelle » et faire l’éloge des créateurs comme lui, à
travers la troisième personne du pluriel, et de leur tâche parmi eux. Deux
tonalités se succèdent, poétique et morale, portées chacune par une voix, et
unies par la typographie. Voilà une possibilité d’interprétation pour ce
passage, qui n’est pas sans difficulté. On note en outre dans cet exemple un
procédé typographique caractéristique de bien des passages entre guillemets :
les points de suspension, qui apparaissent à la fin d’un passage ou au début et
à la fin[7]. Ils
suggèrent que le chant qui est écrit est l’émergence seulement d’un chant
autonome qui a commencé avant que le texte ne le cite et qui se poursuit, ou
peut se poursuivre ailleurs, peut-être dans d’autres zones de la personnalité
du Poète, mais toujours en création et disponible à la voix qui veut bien
l’incarner, ou ne peut s’en empêcher.
Ainsi cet autre au sein du Poète tantôt
s’identifie à sa voix, tantôt surgit en lui voire le sollicite sans que sa voix
soit entièrement consciente de ce surgissement ni prête à l’assumer. On voit
donc que dans Vents le Poète
s’exprime à travers un grand nombre de voix, qui sont comme des masques pour sa
parole : voix de personnages qui sont d’autres lui-même (181), voix
« divine », paraissant extérieure et supérieure au Poète (195), voix
du Vent (248), ce qui est peut-être la même chose, voix profonde au sein de
lui-même, voix inspirée d’un « je » qui serait autre (246). La
distribution de ces différentes voix est fluctuante, et les signes
typographiques qui les distinguent à première vue sont employés de façon plus
complexe qu’il n’y paraît – ou plus arbitraire, tant il est vrai que les deux
types de texte, entre et hors guillemets, jouent avec ces distinctions. En
dernier ressort, il semble que la même voix revête différentes identités,
différents registres, différentes tonalités, et se glisse entre des signes
différents, toujours la même et souvent représentée comme autre. Variation sur
le thème de la fausse altérité.
Dans la même perspective, le problème
posé par Chronique est que c’est le
poème tout entier qui est entre guillemets ! Cette extension maximale des
guillemets suggère que c’est tout le texte qui est donné comme une citation,
comme les paroles adressées au « grand âge » par le poète devenu
vieux. En l’absence du poète comme locuteur primordial qui dit
« je », le poème est donné comme la parole de quelqu’un d’autre.
L’absence du « je » en effet, remplacé par le « nous »,
souligne la solennité conférée à ce chant du grand âge occupant tout le poème,
et qui se donne à lire comme une récitation, rythmée par l’expression
« Grand âge ». Outre sa forme de litanie, le poème contient la mention
du chant qui le désigne lui-même, ce qui peut expliquer aussi les guillemets,
comme nous l’avons constaté dans d’autres exemples ; afin de souligner le
passage au premier plan du chant poétique, les termes de l’expression de Vents – « Maître du chant » –
se trouvent inversés :
« Mais chant plus grave, et d’autre
glaive, comme chant d’honneur et de grand âge, et chant du Maître, seul au
soir, à se frayer sa route devant l’âtre » (404).
Chronique ne serait-il pas de la sorte le chant accompli,
achevé, parvenu à son déploiement, loin de toute intrusion hésitante et
insatisfaisante au sein du texte ? Autre façon de rendre compte de
l’inclusion de Chronique entre
guillemets, le fait que le poème suive immédiatement la « Dédicace »
d’Amers. En effet cette dédicace se
trouve paradoxalement à la fin du grand poème. Elle semble ouvrir sur un poème
à venir, sur la vie entre les poèmes qui est elle-même poème. Dans l’édition
des Œuvres Complètes, elle ouvre
aussi sur le poème qui la suit, Chronique,
écrit trois ans plus tard. La « Dédicace » d’Amers, tout entière hors des guillemets, pourrait être vue comme
l’annonce des paroles du vieil homme de Chronique,
l’Enchanteur vieillissant. N’annonce-t-elle pas ce chant de l’homme « devant l’âtre » : « – Nous qui mourrons peut-être un jour
disons l’homme immortel au foyer de l’instant » (385) ?
L’immortalité est un thème majeur de Chronique,
dont la notice précise qu’il s’agit d’un poème « à la terre, et à l’homme, et au temps, confondus tous trois [...] dans la même notion intemporelle d’éternité »
(1133)[8]. La
dernière phrase même de la « Dédicace » d’Amers semble annoncer le discours de l’homme au masque d’or, le
poète, une fois son masque déposé : « Et l’homme au masque d’or se dévêt de son or en l’honneur de
Outre un locuteur à la fois un et
multiple, des voix à la fois multiples et une, nous avons déjà signalé combien
se ressemblent les discours hors guillemets et les discours entre guillemets.
C’est dans Vents que l’on trouve le
plus d’indices de la fausse altérité de ces derniers : certaines
expressions circulent à travers le poème en passant de bouche en bouche. C’est
le cas des expressions ou phrases qui jouent le rôle de refrains. Par exemple
celle-ci : « Ô vous que
rafraîchit l’orage… Fraîcheur et gage de fraîcheur… » On la trouve
tout d’abord dans la deuxième section du Chant I, et déjà sous deux
formes : la première entièrement entre guillemets, donc prononcée par un
autre que le locuteur principal, probablement le Narrateur qui est son double
et apparaît juste à la suite (181) ; la seconde quelques lignes plus loin,
mais en partie seulement entre guillemets et ses deux moitiés
interverties :
Et sa parole nous est plus fraîche que
l’eau neuve. Fraîcheur et gage de fraîcheur… « Ô vous que rafraîchit l’orage… » (181)
La narration fait référence au
« Shaman » qui a remplacé le Narrateur dans une comparaison. La
seconde moitié de la phrase qui nous occupe est ici passée en première position
et prononcée par le Poète narrateur, tandis que la première est passée en
seconde position et entre guillemets, citée donc, et attribuée au
« Shaman » ; qui est le Narrateur, qui est le Poète… Mais il y a
plus : dans la sixième section du Chant I, la phrase est passée dans la
bouche du « philosophe babouviste »
dans son état originel et tout entière entre guillemets (192). À la fin du
Chant I, elle regagne la bouche du narrateur Poète, hors guillemets, mais
seulement la seconde moitié de l’état originel (196). Parvenue au début du
Chant II, elle se transforme légèrement en « fraîcheur et source de fraîcheur » (199), avant de se monnayer
en une « fraîcheur d’eaux libres et
d’ombrages » et une « fraîcheur
de terres en bas âge » (199). Son dernier avatar, tout près de la fin
de Vents, est placé dans la
« bouche » du Vent :
« Ô fraîcheur, ô fraîcheur
retrouvée parmi les sources du langage !... […] » (248)
Enfin l’on entend une dernière fois dans
la bouche du narrateur Poète la première section de la phrase, et c’est presque
à la fin du poème : « Ô vous
que rafraîchit l’orage » (250).
Autre exemple : la formule « Se hâter, se hâter ! Parole de
vivant ! » Prononcée tout d’abord par le narrateur Poète au début
de Vents (181), elle passe dans les
paroles du « philosophe babouviste »,
et le mot « vivants » se
retrouve au pluriel (192). La première section en est modifiée
entre-temps dans les propos du narrateur hors guillemets : « S’en aller ! s’en aller ! Parole
de vivant ! » (187) La même formulation est répétée par le même
plus loin (196). Et au Chant II, la même voix a définitivement modifié la
formule originale, quoique progressivement : « – S’en aller ! s’en aller ! Parole du Prodigue »
(209), ce dernier personnage étant une représentation du Poète et du vivant.
Puis c’est la seconde section qui subit des variations, dans le discours qui
paraît être celui du « philosophe
babouviste » : « Se
hâter, se hâter ! l’angle croît !... » (193) Puis au Chant
III, dans le texte du narrateur hors guillemets : « Se hâter ! se hâter ! témoignage
pour l’homme ! » (224) Et enfin quelques lignes avant que ne
s’achève Vents, dans le texte entre
guillemets cette fois :
« – Se
hâter ! Se hâter ! Parole du plus grand Vent ! » (247)
On relève aussi des glissements d’un type
de texte à l’autre d’expressions ou de phrases qui ne sont pas l’objet de tant
de répétitions, comme par exemple, la formule « Apaisement au cœur du Novateur », qui passe à la même page des
paroles attribuées au « philosophe
babouviste » à celles que prononce le Poète (193), ou la phrase :
« Ivre, plus ivre, disais-tu,
d’avoir renié l’ivresse… » (185) Du texte hors guillemets prononcé par
le narrateur qui vient de dire « je » et se parle peut-être à
lui-même, elle migre quelques pages plus loin, toujours dans le Chant I, entre
des guillemets qui se limitent à elle, à cette toute petite variation près que
le verbe « renier » est employé à l’infinitif présent.
Voilà les principaux exemples, dans Vents, de ce qui nous semble montrer
l’identité du texte hors guillemets et entre guillemets. Dans ces deux types de
textes, l’énonciation est semblable : la voix entre guillemets dit
« je » et « nous », comme la voix hors guillemets ;
elle s’adresse à un « tu » ou à un « vous » de la même
façon. Ainsi dans Vents la voix du
locuteur est-elle extrêmement perméable à d’autres voix, perméable à tous les
souffles. Un même discours circule d’une modalité à une autre et d’une voix à
une autre, impliquant une origine unique. Le Vent, Maître et inspirateur du
poème qui porte son nom, et dont ce poème donne parfois à entendre la parole,
semble la voix la plus autre, celle qui inspire le Poète, mais elle est en même
temps la parole du Poète, sa parole « inspirée ».
Le dédoublement du moi en figures de
lui-même qui prennent la parole a pour effet de donner le moi pour autre, et
par conséquent pour autre la voix du même. Nous constatons en outre qu’à
travers le processus du dédoublement des voix textuelles, la voix du même
apparaît aussi autre, la voix du « je » donnant la parole à un autre
en lui, non plus sous la forme d’un aspect de lui-même extériorisé en
personnage, mais dans l’anonymat et parfois le mystère. C’est ainsi que le même
texte se présente comme un autre. Une autre voix est la voix poétique, celle du
chant, qui interrompt parfois inopinément le texte « principal ».
Peut-être n’est-elle que l’une de ces voix intérieures de la profondeur, de
l’obscurité, voix de l’inconscient, mais aussi voix de l’Autre conçues comme
intérieures au moi, et qui signalent la dimension divine, immortelle, « cette part en nous divine qui fut
notre part de ténèbres », dit Chronique
(494). D’une façon générale, ce texte nomade peut se manifester longuement,
sous forme de groupes de versets ou de pages entières, ou bien surgir en deux
mots. Mais quel que soit son mode de manifestation, il est bien toujours le
même, par le vocabulaire, par les rythmes et par l’énonciation, par les
tournures et formulations grammaticales, syntaxiques et stylistiques. Preuve
que, tout comme le moi se donne à voir et à entendre comme autre, le même texte
se donne à entendre et à lire comme autre, comme double de lui-même. Et le fait
que le texte entre guillemets revête tous les aspects du texte hors guillemets
peut même laisser penser qu’un seul texte suit son cours et qu’il se
présenterait sous ces deux formes par l’effet d’une utilisation arbitraire des
guillemets !
C’est donc l’unité, celle du texte, qui
prime à travers les dédoublements des voix. Cela nous conduit à reconnaître la
primeur du texte sur les voix, impliquant l’aspect secondaire du sujet parlant.
La variété et la variation permanente des locuteurs manifestent en fait
l’indépendance de la source du langage, et, de la part du poète, tantôt ses
efforts pour la capter, tantôt sa résistance vaine à des sollicitations qui le
dépassent. L’identification du locuteur et de ses voix passe à l’arrière-plan,
devant la mise en valeur de l’importance du message, du texte, d’où qu’il
provienne.
Outre cet effet d’altérité confié aux
changements de locuteurs, de voix et de textes, une autre fonction essentielle
de ce texte nomade est la répétition du discours, le redoublement de la parole,
qui confèrent au texte poétique une assise plus ferme, une épaisseur plus
grande, de même que le dédoublement du moi en différents personnages vise à
conférer au moi plus de consistance, une réalité plus grande. En outre les
guillemets, donnant au contenu des paroles qu’ils encadrent une apparence
d’objectivité, impliquent l’existence indépendante, autonome, d’un discours,
d’une parole, que le poète cherche à faire surgir – ou laisse surgir – pour le
mimer, et administrent ainsi la preuve de l’existence d’une voix
« autre » qui fait autorité et référence et qui authentifie et
affermit les propos du poète. Toutes les citations – invitations à comparaître
– sont la preuve rhétorique que quelqu’un d’autre que l’homme en ses limites
parle en l’homme, qu’il y a du Créateur dans la créature. Dans Vents, c’est le Vent lui-même qui est
présenté comme source et gage de cette présence transcendante[9]. Dans
Chronique, c’est l’inspiration sous
les traits de la « Vierge nocturne »
associée au souffle :
« […] ah !
tout ce très grand souffle voyageur qu’à ses talons soulève, avec l’envol de
ses longs plis – très grand profil en marche au carré de nos portes – le
passage à grands pas de
C’est encore le souffle avec « ce grand vent d’ailleurs à notre encontre »
(391), ou la « brise d’ailleurs »
(398), ou bien sur un autre plan métaphorique la mer, « mer d’outre-mer et d’outre-songe et nourrice
d’eaux-mères » (398), ou bien encore « l’ineffable [...] sur son
aile à hauteur de nos tempes » (399), Chronique récapitulant en un faisceau de métaphores les
représentations de l’origine de la parole. Chant
pour un équinoxe annonce la réincarnation – sur fond de culture bouddhique
tibétaine – de la parole divine, à travers un enfant qui, très loin du poète
âgé qui va se taire, accueillera à son tour la révélation :
un
enfant naît au monde dont nul ne sait la race ni le rang,
et le génie frappe à coups sûrs aux
lobes d’un front pur. (437)
Le chant dont le poète est le réceptacle
n’a de détermination ni de temps ni d’espace ; il disposera toujours de
relais afin que puisse s’incarner la parole intemporelle, le « souffle
originel » d’Exil. Le poète de Chronique n’aura été que le relais du
génie, du souffle, du chant qui traverse l’histoire humaine, évoqué dans « Chant pour un équinoxe » :
Un chant se lève en nous qui n’a
connu sa source et qui n’aura d’estuaire dans la mort (438).
Ainsi de même que les perspectives
changent au sein d’un locuteur qui est le même, le texte change de
statut : narration et énonciation démultipliées, chant mêlé au texte,
poème dans le poème, prélude au chant ou au poème, poème sur le poème, faisant
attendre le poème qui est donné comme extérieur à lui. Le texte se disant et se
reproduisant lui-même entre guillemets se donne à lui-même plus d’objectivité,
plus de réalité. Texte narcisse, miroir de lui-même, jeu de reflets. Amoureux
de lui-même et peu sûr de sa propre réalité, il est signe à la fois de sa
puissance et de sa faiblesse :
« Je t’ai pesé, poète, et t’ai trouvé de peu de
poids.
« Je
t’ai louée, grandeur, et tu n’as point d’assise qui ne faille. […] »
(195)
Les guillemets, mise en scène de
l’objectivité, sont peut-être l’ultime façon de piéger Dieu, auquel renvoient
si souvent les poèmes de Saint-John Perse, de le faire naître de l’arbitraire
de ces prises de parole.
Ainsi à travers les effets parfois
vertigineux de miroirs de ces textes, sujets, identités enchâssés ou gigognes,
le personnage « Saint-John Perse », figure du « Poète »,
masque du Poète, apparaît flottant entre l’un, l’autre, le double et le
multiple.
[1] C’est nous qui soulignons.
[2] Ce personnage est une des figures du Poète, mais la fin de Vents l’identifie au Vent : « Et le Vent avec nous comme Maître du chant » (248).
[3] P.
Van Rutten, « Sémiotique de Saint-John Perse », dans L’Obscure naissance du langage, Saint-John
Perse I, textes réunis par Daniel Racine,
[4] Par dédoublement du texte, nous entendons une sorte de fonctionnement en miroir du texte poétique qui se donne à voir entre guillemets, comme provenant d’une autre source que celle du texte hors guillemets, alors que cette source n’est pas identifiée et que ce texte procède exactement comme le texte hors guillemets.
[5] On remarque que c’est encore l’être à double face, le Janus Bifrons qu’il est lui-même que Saint-John Perse met en scène. Toujours le dédoublement en homme de songe et homme d’action.
[6] Par exemple, dans Amers, des voix entre guillemets parlent au sein des voix des Patriciennes (301) ou de l’Amante (338) ; dans Amitié du Prince, elles se font entendre entre guillemets (67-68) ou hors guillemets (65).
[7] Dans le premier cas, voir par exemple p. 180, 181, 193, 195, 220, 223 ; dans le second, p. 203-204. Il y a certes des exceptions, des variantes, notamment celle (rare) des points de suspension précédant immédiatement les guillemets (193). Autant de variantes qui soulignent, à notre sens, la commune origine des voix qui prononcent les deux types de texte.
[8] Voir dans le poème : « Le temps que l’an mesure n’est point mesure de nos jours. […] et notre lit n’est point tiré dans l’étendue ni la durée. […] nous vivons d’outre-mort et de mort même vivrons-nous » (391).
[9] Pour un approfondissement de ce point de vue, voir l’article de Steven Winspur, « Vents et la rhétorique retournée de Saint-John Perse » dans L’Obscure naissance du langage, op. cit., p. 215-227.
[10] Le souffle du Vent se mêle ici à la figure féminine nocturne et inspiratrice qui hante le poème « Exil » (127, 128, 136).