Une lecture
de Vents sous l’angle de
la
détermination du nom
Philippe
Jousset
Université
Stendhal – Grenoble III
L’œuvre de Saint-John Perse encore en
plein devenir a eu le privilège de faire l’objet de deux essais de poétique qui
s’imposaient d’emblée comme deux sommes de grande envergure et autorité. Ceux
qui entrent dans la carrière à la suite des deux maîtres que furent
J. Paulhan et R. Caillois[1] ne peuvent
guère écrire que des codicilles à ces testaments précoces, et en sont réduits à
étayer ou affiner telle ou telle de leurs observations ou encore à les chicaner
sur des points de détail. Nous ne tenterons pas autre chose, à notre tour, en
cherchant à traiter, ou plutôt à dégrossir un sujet que ces deux commentateurs
ont à peine touché, mais qui s’inscrit parfaitement dans l’esprit général de
leur réflexion comme un cas particulier : la question de l’épargne (la
« parcimonie » dit Caillois) des déterminants dans le recueil
Vents[2].
Le constat est aisé à poser et chacun des
lecteurs de Perse l’a fait inévitablement : notre poète se passe souvent
de ce que la grammaire désormais est convenue d’appeler les déterminants du
Nom. Il montre une faveur pour les tours qui, en français, se construisent
obligatoirement sans déterminant et, d’autre part, choisit volontiers, quand
l’alternative est à la discrétion du locuteur, de se dispenser de ce
déterminant. D’un côté, il favorise une norme et, de l’autre, exploite une certaine
liberté syntaxique dans le sens d’un effacement de cette partie du discours.
Nous sommes en face d’un fait massif, que nous essaierons d’abord d’établir de
manière plus précise.
La règle en français moderne est celle,
consignée au XIXème siècle, de la généralisation de l’article devant
le substantif[3]. Cette règle connaît, sans
qu’on s’en avise toujours, de très nombreuses et très « régulières »
exceptions. Au point d’ailleurs que le terme d’exception se révèle assez
inapproprié, et l’on comprend que G. Guillaume ait préféré concevoir cette
absence d’article comme un « article zéro », signifiant par là que
celui-ci faisait partie intégrante du système du déterminant tout en ne
possédant pas toujours de réalisation apparente [4].
Inerties
On peut brièvement
rappeler les principaux cas où l’absence de déterminant en français moderne est
de mise :
- l’apostrophe : « Ha, très grand arbre du langage peuplé
d’oracles » (180).
- les coordinations totalisantes et
énumérations : « dispersant
feux et braises aux grandes orgues des Dimanches » (245).
- les appositions et les constructions
absolues en position détachée, du type « S’en vinrent aussi les grands Réformateurs – souliers carrés et talons
bas, chapeau sans boucle ni satin » (219).
- des groupes prépositionnels de
diverses sortes, que les grammaires s’essaient à classer et subdiviser mais
qui, malgré leur diversité, semblent répondre à un principe simple : lorsque la
référence ne nécessite pas d’être mieux précisée ou bien qu’elle le souffre
difficilement, dans les compléments déterminatifs du Nom notamment, et
particulièrement lorsqu’il s’agit de référer à une matière, une destination, etc. la langue n’a pas recours au
déterminant ; ce n’est pas qu’elle l’efface, elle s’en passe (« les hommes sans naissance et les cadets sans
majorat » (184), « sur les
versants de grande transhumance » (213) ).
- les constituants de locution verbale
dans les constructions dites à verbe support, du type « Et il y a là encore matière à suspicion… »
(210)[5].
Cette très rapide circumnavigation fait
ressortir deux grandes raisons pour lesquelles la dispense de déterminant se
justifie : ou bien le syntagme se trouve suffisamment déterminé par
lui-même pour que l’article ne puisse que faire redondance (c’est le cas
extrême du nom propre, que nous n’avons pas évoqué ici, mais aussi de tous les
mots dont la référence est précisée par une expansion propositionnelle, un
complément, etc.), ou bien, à
l’inverse, le syntagme étant pris dans un emploi de sens indéfini, la présence
d’un article, qui viendrait d’abord bloquer l’extensité du nom, est perçue
comme importune.
Justifications
A) On pourrait
voir dans la rareté du déterminant une dominante d’inspiration
« juridique », au sens large. De nombreux traits apparentent la
langue de Perse à celle du droit. Ce n’est pas faire preuve d’un déterminisme
trop rigoureux que de penser que Perse, à l’évidence, n’a pas été élevé dans la
prose diplomatique sans qu’il ne lui en reste davantage qu’une simple teinture[6]. Sans
parler de son lexique, qui fait une large part aux termes du droit (aucun
pastiche ne pourrait négliger d’en utiliser quelques-uns), le tempérament
persien fait bon ménage avec ce que certains appellent « l’effet
Thémis »[7], reconnaissable aussi à
une syntaxe « moulée », encline aux factures ou rythmes
répétés et clauses de style : style affirmatif, volontiers phraséologique,
formulaire en tout cas, empreint d’autorité et qui ne s’embarrasse guère, le
plus souvent, d’une actualisation référentielle trop précise.
Cet idiome des chancelleries (qui a
beaucoup plus marqué Perse qu’un Claudel, par exemple) s’accommode aussi – ou
est mâtiné, si l’on préfère – d’un goût profond pour les latinismes (ces deux
courants se conjuguant dans sa passion pour l’étude du droit romain), ou pour
les archaïsmes vernaculaires simplement (dont le langage du droit est, par
ailleurs, souvent la fidèle archive). La poésie persienne imite à l’envi cet
état de langue où l’Article n’a pas encore fait sa percée. La rareté de
l’article, qui s’accorde par ailleurs, pour des raisons évidentes, avec le
registre épique, hymnique, oraculaire, atemporel ou cosmique, donne au discours
d’apparat une allure proche de celle de la liturgie, des déclarations
cérémonielles, à la fois impératives et de portée longue.
B) On rapporterait aussi l’absence de
déterminant – et on se doute que les raisons ne sont pas exclusives les unes
des autres, mais se renforcent au contraire – par un principe d’économie,
qui ne se manifeste pas seulement pour les articles, mais aussi bien pour le
forclusif de la négation par exemple, ou l’omission quasi systématique de
l’adverbe que optatif en tête de phrase. Une sorte de précepte tacite
gouverne la grammaire persienne : tout ce qui n’est pas absolument
indispensable est sujet à être omis : ainsi, dès lors que l’élément
discordantiel peut suffire à exprimer la négation ou que le mode du verbe peut
suffire à exprimer le vœu, sans autre outil, les particules redondantes feront
les frais de la concision. On connaît la confidence de Perse à Valéry Larbaud :
l’art n’est qu’ellipse[8].
L’usage du déterminant le vérifie ; il subit chez lui la loi d’allègement
de tout l’appareil analytique et de nature logique ou argumentative.
C) Une troisième ligne de justification
de la manière de Perse relève de ce qu’on pourrait appeler l’exploration de la variation
ontologique. On dirait ainsi que ce qui l’intéresse n’est pas seulement le
réel dans sa singularité, dans son à-nul-autre-pareil ; c’est aussi le
réel dans son « éternité », i.e. abstraction faite de son
enracinement empirique – nous sommes obligé de dire ces choses-là à
l’emporte-pièce. C’est la note de quiddité du concret, ce qui le fait vivre sur
un plan supérieur à sa situation, à son contexte, à son étroit domaine
d’effectuation, qui se trouve valorisé. Certes, localisation dans l’espace et
le temps, souvenir, témoignage des sens, etc.
sont d’une importance absolument intangible, mais à condition de trouver
une transposition supérieure, subtile ou sublime. « Le monde qu’il célèbre
est un monde arrêté, diagnostiquera J. Gracq, un monde bloqué pour toujours à
l’heure de son solstice – un monde qui passe de l’heure de l’Histoire à celle
de la stabilité sidérale »[9]. En
réalité, le paradoxe persien, que la question de la détermination pose en
plein, est bien celui-là : la permanence dans le mouvement, la tenue dans
la variation – le « vibrato » ?
Ce qui intéresse Perse ce n’est, en définitive, ni les choses elles-mêmes,
échues, ni leur abstraction, ni tant même leur « disparition
élocutoire », que la façon dont le particulier « s’épanouit » en
universel, comment il s’y transcrit, s’y transvase, pour qu’à son tour
l’universel germe dans le particulier. La teneur dénotative du mot est laissée
librement en communication avec le virtuel, la généricité. Ce n’est pas
seulement un Réel advenu dont Perse se fait le secrétaire, une nature naturée,
mais une nature naturante : cette phusis qui désignait d’abord un processus
de croissance[10], une
puissance de devenir, de création en perpétuelle activité.
Courants dominants
Ces quelques caractères ici esquissés
concourent à former le régime premier et principal de l’écriture persienne, de Vents
en l’espèce, qu’on pourrait choisir de baptiser du terme général d’Évocation.
Nous entendons par là que Perse n’est ni un conteur, ni un rhéteur (adepte
d’une protreptique, pour être plus précis, cherchant à convaincre par
raisonnement – car pour « orateur », Perse l’est bel et bien) :
il énonce les choses, il les fait advenir par la nomination, il les profère.
Prononcer, c’est faire-être, c’est le fiat sublime, celui du
créateur ou, plus modeste et par délégation, celui de sa créature, l’Adam
nomenclateur. Ce mode poétique, issu de l’épidictique, trouve l’un de ses
emblèmes dans le tour « C’est + Ø + Groupe Nominal » :
« Et c’est naissance encore de prodiges,
fraîcheur et source de fraîcheur » (199), « Et c’est milliers de verstes à leur guise » (205), « c’est démesure encore et mauvais goût »
(209), « Ce sont noces d’hiver »
(222), « ce sont reliques
d’outre-tombe et dîmes » (245), « Et c’est temps de bâtir » (247).
Ce privilège accordé à la catégorie du
Substantif, fréquemment dénué de déterminant, pour être parfaitement attesté et
fondé, n’est cependant pas univoque, comme on a trop tendance à le penser et
l’écrire. Il est vrai que le substantif constitue souvent, d’un point de vue
logique, le thème de la prédication et, d’un point de vue syntaxique, le noyau
de la proposition. Les phrases nominales en attestent assez, nombreuses, et qui
ne peuvent être si courantes et familières que parce que le verbe être se
trouve toujours sous-entendu, comme « à la clef »[11] :
quel que soit le matériel verbal qui la défraye, la parole est fondamentalement
souffle, animation de l’être, mise en branle de la création. Ce privilège qui
fait du Nom le support de la substance, de l’être, donc du sens, est cependant
combattu par une tendance conjointe et pourtant contraire : l’adjectivation
du Nom. De même, en effet, que l’adjectif pourvu d’article se convertit en
substantif, le substantif privé d’article tend, en français, à l’inverse, vers
l’adjectif ; le déterminant zéro construit une saisie qualitative du Nom.
C’est ainsi un fait d’observation générale que la fréquence des attributs du
sujet à valeur, non d’identification ou d’appartenance à une classe, mais plus proches
d’une prédication adjectivale : « …Et tout nous est reconnaissance. » (237), « Quel est ce goût d’airelle […] qui m’est chose nouvelle et m’est chose
étrangère ?... » (229), « elle m’est alliance et grâce, et circonlocution » (237),
« qui n’est plus que mémoire » (249), « dont l’existence n’est point fable, dont la présence m’est délice et
ravissement de vivre » (207).
On peut également signaler, à l’appui de
cette orientation forte qui nous paraît corroborer la tendancielle métamorphose
catégorielle du substantif en adjectif, la répugnance dans la comparaison
(c’est-à-dire dans la prédication virtuelle ou imaginaire) à l’utilisation du
déterminant après comme : « comme servantes et filles de louage… » (188), « comme fumées de choses errantes »
(184), « Comme prêtresses au sommeil
[…] comme nymphes en nymphose »
(185), « Parole brève comme éclat
d’os. » (190), « comme
chantier de grandes orgues à reprendre ! […] comme mémoires d’alchimistes… » (219), « comme ramée du pur branchage lumineux »
(243), « comme levées de jacqueries »
(247)…
Il n’existe pas chez Perse de frontière
hermétique entre l’évocation et l’invocation. En dehors des apostrophes
proprement dites, le « nominatif », chez lui, est toujours
susceptible d’être affecté d’un coefficient vocatif, qui rapproche le
substantif du nom propre. La finalité du chant n’est pas tant de cerner une
réalité existante – qu’on le compare, disons, avec ce que cherche à accomplir
un autre poète « gnomique », mais diamétralement opposé dans la
posture, comme Ponge. Le « parti pris des choses » vise
l’asymptote d’un rendu ; il s’agit d’être au plus près du sentiment
ou ressenti communs, de fixer une phénoménologie plus encore que des objets. Le
propos de Perse, en revanche, est de « lever » de la réalité, de la
rendre agissante, quasi abstraction faite d’une subjectivité percevante le plus
souvent. « La poésie pour moi, disait-il à Caillois, est avant tout
mouvement » (563), et il répétera dans une lettre à Larbaud (790) que ce
mouvement « demeure après tout, au dernier terme de l’analyse, l’intérêt
le plus pur auquel on puisse réduire le goût des choses de ce monde ».
Le poète ne fait pas mystère, ainsi, que
le dynamisme lui importe davantage que les éléments qu’il emporte et brasse.
Son verbe n’est pas constat, mais performatif au sens large, acte de
parole : oracle, prière, incantation, jurement, jaculation… : « Parole de vivant ! […] Divination par l’entraille […] Faveur du dieu sur mon poème ! »
(181), etc. On le dirait encore
d’une autre façon : le nom ne doit pas « déposer » dans le mot[12] ;
son actualisation, parfois nécessaire (ne serait-ce que pour satisfaire à la
correction linguistique, à la convention), ne doit pas nuire à son devenir,
léser sa puissance ou la brider ; la véritable référence du mot n’est ni
sa définition lexicale ni la contingence de son occurrence, mais sa recréation
dans le discours, sous cette double guise, le chant réalisant des compromis
entre un embrayage lié à sa situation, et une liberté, une déliaison, qui lui
permettent de faire donner toutes ses potentialités.
La fréquence des verbes opérateurs
pourrait constituer un symptôme particulier de cette tendance à faire supporter
le contenu notionnel par le substantif, mais à faire en sorte également que le
substantif se trouve lui-même intégré au Groupe Verbal, tendant à se fondre
avec lui en une seule entité : le substantif tend à s’absorber dans le
vecteur, dépouillé de sa réalité, de sa solidité, à s’assimiler à l’indication
de motion avant tout. Le Nom, subtilisé dans un emploi intensionnel, forme avec
son support ce que certains grammairiens appellent « verbe de
discours ». Comme dans la physique quantique – analogie que Perse ne
répudierait peut-être pas – la particule de matière est aussi une fonction
d’onde, indissociablement. Le terme extrême de cette alchimie à double sens
serait un syntagme comme « murmurant
murmure d’aveugle-né » (180), où l’objet interne redouble le
sémantisme du verbe recteur dans une pure tautologie. Ou bien – mouvement
inverse – le verbe opérateur est si vide, si pauvre, que c’est le substantif
qui suit qui le charge sémantiquement : avoir mémoire, avoir souci,
avoir réponse, avoir grande lassitude, etc.
On retrouve de tels accouplements avec des verbes « nus », qui
prennent le statut de quasi auxiliaire, comme porter, perdre, tenir… :
« portant créance et sédiment »
(186), « portant semence et fruit »
(250), « tenait encore si haute
école de déclamation » (202), « qui tenait demeure de loisir » (245), etc.
Si la phrase ou le paragraphe – repensons
à Ponge – est le cadre « naturel » de l’opération descriptive, comme
de la définitoire, l’unité propice à l’Évocation, en revanche, s’y inscrit
difficilement. L’évocation, animée par le mouvement (le genre de l’éloge
permettant de désigner cette évocation en mouvement, ou
« euphorique »), sera plutôt la laisse, la séquence, voire l’œuvre
entière. Et ce sont les termes de répétition, rayonnement, ramification,
étoilement, dissémination…, qui viendraient à l’esprit pour désigner les
schèmes qui président à la composition. Ils sont spécialement indiqués dans le
cas du recueil Vents – le vent n’étant qu’une « entité », i.e.
un être dont l’existence objective n’est fondée que sur des rapports, un
être qui n’existe que dans le passage (cf.
le dictionnaire : « Un fleuve, un courant d’air, une vague sont
des entités. ») – mais, au-delà, ces principes organisateurs, ces logoi
(au sens de la physique ionienne) ont l’universalité des grands
principes d’organisation de la nature[13].
De même que l’expression se satisfait mal
du déroulement linéaire à l’intérieur d’une complétude syntaxique à l’échelle
de la phrase, une conception transfinie de la représentation (nous
entendons : une représentation qui transgresse avec obstination les cadres
que lui impose la norme discursive standard – la phrase canonique ou plane
avant tout), laquelle rassemble et entend embrasser ce que Claudel nommait, à
propos de Vents, une « étonnante collection d’horizons »
(1121), réclame un repérage référentiel sans exclusive et multiplié (les
déterminants démonstratifs, possessifs ou indéfinis sont aussi requis) et,
tantôt, une suspension de l’actualisation qui permet un agencement plus souple
et plus riche, mais aussi moins contraignant, de cette pluridimensionnalité.
Propriétés
La tendance à l’économie du déterminant
que nous avons documentée ne nous paraît pas faire de doute. Elle est conforme
à ce qu’on appellerait une inactualité foncière de la poésie persienne,
le choix d’« une certaine “neutralité cosmique” du ton », pour
reprendre l’expression de Marie-Claire Bancquart[14].
Elle s’illustre aussi et très fréquemment dans la dilection pour le déterminant
indéfini de la totalité seul, sans l’article défini (« sur toutes pistes
de ce monde » (179), « Elles
épousaient toute colère
de la pierre et toute querelle de
la flamme » (184)[15].
Aussi notable que cette faveur pour le
déterminant tout, on signalera celle pour la préposition en, mal
compatible en français moderne avec l’article, et moins analytique par
conséquent, que dans / à + déterminant, plus « latine »
aussi : beaucoup d’expressions de ce type sont lexicalisées (« en croissance » (183), « nous tiennent en haleine » (193),
« en cours de route »
(184), « en plein ciel »
(212)…), notamment en régime distributionnel (« d’aire en aire » (202), « de houle en houle » (200) « de ville en ville et fleuve en fleuve » (201), « feuille à feuille » (214), « d’homme en homme » (250)…). Mais
d’autres groupes prépositionnels, plus labiles, subissent l’attraction de ce
genre de syntagmes (« en lieu
d’insulte et de discorde » (183), « la face en Ouest » (200), « je t’appelle en litige » (213), « en pays neuf » (219), « en toutes langues » (223), « en forêt » (225), « en
cours de voyage » (228)…). Et l’omission de l’article se retrouve
encore dans d’autres constructions prépositionnelles : « à bout de choses frémissantes » (179),
« sous bandelettes » (186),
« qu’elle nous parle par signes et
par intelligence du regard » (189), « par illumination du cœur » (229), « Qu’on se le dise entre vivants ! » (190), « entre toutes chairs humaines »
(209), « à fond de toile, […]
à bout de vol et d’acier fin, à bout
d’antennes et de rémiges » (211), « nous tenaient hors de coutume » (249).
Toutefois, il faut répéter que cette
tendance, en dernier ressort, ne se comprend et ne s’apprécie qu’en discours.
Là, elle constitue un pôle, le pôle le plus magnétique certainement, mais qui
joue, énergétiquement, avec son contraire (l’accommodation actualisante). Dans
le tissu des énoncés, les phénomènes de fixation, voire de figement, se voient
contrariés par des faits de « circulation » ; le goût pour les
locutions peut être combattu par des phénomènes de délexicalisation ; des
clauses de style se montrent solubles dans des mesures plus amples, les stases
forment des paliers ou des relances, plus que des résolutions ; des
tensions existent entre déictiques et anaphoriques ; entre le singulier stricto
sensu et le générique, il y a place encore pour la variété du pluriel (le
généralisable) ; des saisies de grande généralité côtoient des effets de
forte concrétisation ou combinent avec eux[16].
Ainsi de ces échantillons, au hasard : « portant Ø cimier de
filles blondes et l’empennage
du Sachem » (200), « par le
monde – ô monde entier des choses » (183), « Elles promettaient Ø murmure
et chant d’hommes vivants, non ce
murmure de sécheresse dont nous avons déjà parlé » (183-184), « Comme un grand
arbre sous ses hardes […] Ø Très
grand arbre mendiant qui a fripé son patrimoine […] Comme ce grand
arbre de magie […] Ha ! Ø très grand arbre du langage »
(180), « Avertissement du
dieu ! Aversion du dieu !... Aigle sur la tête du dormeur. Et l’infection dans tous nos mets… »
(211), « Un homme s’en
vint […] Un homme aux
rampes de sardoine […] Ø Homme
de peu de nom. […] l’homme
Ø tête nue et les mains lisses »
(186)…
Ces quelques exemples n’ont pour vertu
que de rappeler l’obligation d’une lecture « holiste » de Perse, par
grands ensembles. Aucun énoncé pris à part ne fixe le sens, lequel ne
s’interprète pas démembré, partes extra partes, bord à bord, mais par
unités de souffle, d’inspiration – d’où le goût pour les attaques (le et polysyndétique,
d’impulsion, en premier lieu) –, saisissable là où l’expression prend son essor
et comme sa nécessité (les patrons en usage dans le style formulaire se prêtent
à cette organisation accentuelle en ce qu’ils constituent des cellules
indéfiniment répétables : mesures largement indépendantes du contexte, ils
ont une valeur constructive, rythmique, supérieure à leur contenu notionnel,
que chaque répétition évide un peu plus).
Cumul et décumul, concentration et
déploiement, compréhension et extension…, le rythme du sens épouse cette
respiration qui ordonne le divers de l’univers[17].
Chez Perse, le dénoté du monde est si riche, si complexe, et parfois si obscur,
que les grandes régulations abstraites telles celles des catégories
grammaticales ou prosodiques – en l’espèce, les variétés du déterminant du nom
–, en se surimposant à l’erratique et à l’infini concret, tendent à s’imposer à
eux, suggérant une ordonnance du monde par la parole qui le prend en charge, un
chiffre, une raison dont on s’empreint sans la comprendre. Des qualités
de présence, de participation, des degrés d’enthousiasme, d’exaltation, de
véhémence, de sérénité, etc.
minimisent une Référence – le « Catalogue » – renouvelée par la
reprise même, et la différence de ses assomptions (ou prises en charge).
Soit un passage comme celui-ci :
Et après eux s’en vinrent les grands Protestataires – Ø objecteurs
et Ø ligueurs, Ø dissidents et Ø rebelles, Ø doctrinaires
de toute aile et de toute séquelle ; Ø précurseurs,
Ø extrémistes et Ø censeurs – Ø gens de Ø péril et
Ø gens d’ Ø exil, et tous bannis du songe des humains sur les chemins
de la plus vaste mer : les évadés des grands séismes,
les oubliés des grands naufrages et les transfuges du bonheur
(220) On aura noté les modes
successifs d’actualisation des substantifs ; ils suggèrent une certaine
structuration, stratification, articulation, du monde par la parole, qui
respecte sa diversité (ou la construit) en la disciplinant, selon des densités.
On a là un échantillon du feuilletage, de la structure « schisteuse »
(plus encore que limoneuse), du poème, à quoi concourent particulièrement les
groupes incidents, prédicats seconds et autres constituants périphériques
« ventilés » au gré des aiguillages que règle la présence/absence des
morphèmes déterminants et leur variété concertante. Cette navette du général au
particulier, entretenue par l’instabilité de la détermination, ne s’éprouve
qu’à condition de ne pas appréhender le sens en dehors de sa transaction
continuée entre fini et infini qui évoque le fameux mixton platonicien,
mélange de peira et d’apeiron – même si l’on sait Perse plus
enclin à en appeler au « rhéisme » des Présocratiques[18].
Roger Caillois, l’un des premiers, notait combien le rôle des instruments syntaxiques, chez Perse, était « singulièrement restreint » eu égard à sa légendaire munificence lexicale. Nous n’aurons garde de le contredire ; la relative pauvreté de la syntaxe persienne, son caractère rudimentaire voire stéréotypé, confère sa physionomie propre à son écriture. En outre, comme on vient de le rappeler, elle se juge avec équité non dans l’absolu, mais dans les combinaisons de discours originales qu’elle invente, qui compliquent singulièrement son économie[19]. On a vu que Perse exploite certaines constructions syntaxiques qui vont dans le sens de son génie expressif dominant, mais il étend aussi cette « grammaire », tend à généraliser ses caractéristiques, là où elle ne représente qu’une option, unifiant et radicalisant de la sorte un pli « inactuel » imprimé à la figuration[20]. Celle-ci, assurément, affectionne un certain indéfini, qui n’est pas un infini vague et indéterminé, mais une perpétuelle négociation entre un très fini qui relève le défi d’un inventaire du monde objectif et lyrique à la fois – il se monnaie principalement dans les mots en tant que tels –, et un Indéfini – qu’on nommerait plus volontiers un transfini, qui cherche à affranchir le mot de son individuation désignative pour dégager son potentiel et comme la doublure ou le halo de sa particularité. Une des vertus de la poésie, une de ses vocations, est sans nul doute d’étendre les possibilités de la langue, d’explorer ce qui se joue entre catégories constituées : entre substantif et adjectif, entre singulier et pluriel, entre apposition et apostrophe, etc. Faire jouer l’extensité du vocable, c’est aussi parcourir ses valeurs, l’accommoder pour mieux le faire communiquer avec d’autres vocables, le rendre apte à de nouvelles valences, mais c’est aussi le rendre plus homogène à ce plan vital d’où la parole est émanée, cette mythique région d’avant les mots à laquelle Perse n’a de cesse de les renvoyer comme à leur vraie patrie – ou leur ressourcement (lorsque la langue « perd ses armes »). On a ici cherché à montrer que l’une de ces « armes », l’actualisation par le déterminant, ou le défaut d’actualisation, au contraire, et la créativité qu’ouvre l’empan compris entre ces deux possibilités, joue sa partie dans cet exercice.
[1] Jean Paulhan, Enigmes de Perse (1962-1964), dans Œuvres complètes, Cercle du Livre précieux, t. 4, 1969, et surtout Roger Caillois, Poétique de Saint-John Perse, Gallimard, 1954, spécialement p. 28-30.
[2] Nous ne distinguerons pas toujours ici l’article zéro de l’absence d’article, puisque les deux variétés intéressent notre problématique. Rappelons toutefois que l’article zéro, effacé en surface, est supposé restituable en structure profonde, tandis que l’absence d’article signale simplement une position du spécifieur vide.
[3] Cf. Du Bellay,
[4] Cf. Gustave Guillaume, Le Problème de l’article et sa solution dans la langue française (1919), Nizet & Presses de l’Université de Laval, 1975, et “Logique constructive interne du système de l’article” (1945), Langage et science du langage, Nizet & Presses de l’Université de Laval, 1973.
[5] On appelle verbes supports des verbes comme faire, donner, mettre, etc. qui, à côté de leurs emplois ordinaires, se combinent avec un nom, un adjectif ou un groupe prépositionnel pour construire une forme complexe fonctionnellement équivalente à un verbe. Cf. J. Chaurand, « Verbes supports et emploi ou absence d’article », Langages, n° 102, 1991.
[6]
Julien Gracq parle des « fastes consulaires » de Perse (Œuvres
complètes II, Gallimard, Bibliothèque de
[7] Dans le petit ouvrage de J.-L. Sourioux et P. Lerat, Le
Langage du droit (PUF, 1975), on trouverait quelques pistes pour l’étude de
cet « effet Thémis » : les mots-actes (p. 50-55), les indéfinis (59),
les « formes fixes » et stéréotypes (p. 70), « l’abondance des
propositions participiales elliptiques » (73), etc. Les énumérations persiennes ne sont pas même sans rappeler les
listes d’« attendus » familières aux proclamateurs de lois.
[8] Cf. « Une poétique de
l’éclair » dans Mireille Sacotte, Parcours de Saint-John Perse, Paris-Genève,
Champion-Slatkine, 1987, chap. 8, p. 307 et suiv.
[9] Julien Gracq, En lisant, en écrivant, Corti, 1980, p. 199.
[10] Cf. Pierre Hadot, Le Voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de Nature, Gallimard, 2004.
[11] Vestige encore ? É. Benveniste rappelle que la phrase nominale est considérée comme l’expression normale en indo-européen là où une forme verbale eût été la 3ème personne du présent de l’indicatif de être (Problèmes de linguistique générale, I, chap. 13, Gallimard, 1966).
[12] Il nous semble que c’est ainsi qu’on peut interpréter certains des développements de Michèle Aquien dans Saint-John Perse. L’être et le nom, Champ Vallon, 1985.
[13] Une figure comme l’éventail, par exemple, évoque la « fronce », l’une des sept « catastrophes élémentaires » dans la physique de René Thom, interprétable comme capture et émission ; cf. Jean-Pierre Duport, « Géométriser la signification », Circé, n° 8-9, 1978, p. 119-143
[14] Marie-Claire Bancquart, « Saint-John
Perse : des préoriginales aux textes », R.H.L.F., mai-juin
1978, 78ème année, n°3, p. 419. Cf.
la section « Horreur de la ‘cristallisation’ » dans
[15]
« Employé seul devant le nom, tout peut se rapprocher de la valeur
adverbiale », signalent D. Denis & A. Sancier-Chateau (Grammaire
du français, Le Livre de poche, 1994). On trouve aussi fréquemment, en
concurrence avec tout, le déterminant tel, plus rare mais dans
une proportion relative beaucoup plus grande qu’en français standard.
[16] L’actualisation, absente de la détermination, est par
exemple reportée dans le complément déterminatif. A mettre en rapport avec ce
que P. Van Rutten remarque dans ce qu’il nomme la « métaphore
génitive » (Le Langage poétique de Saint-John Perse, Mouton,
1975, p. 186).
[17] Mireille Sacotte a noté combien les procédés de
concision étaient indissociables des moyens de la liaison et du tissage (op. cit., p. 350).
[18] La réflexion théorique de G. Guillaume sur
l’ambivalence de l’article nous retient de tomber dans la simplification qui
consisterait à vouer l’article à la concrétisation et son absence à
l’abstraction ; il voit au contraire l’article zéro comme le marqueur
sémantique d’un mouvement de pensée outrepassant l’abstrait en direction du
concret. Soit la phrase Le juge chargé de rendre la justice ne m’a
pas rendu Ø justice : le 1er syntagme souligné
formerait un sens abstrait développé dans l’abstrait, tandis que le second
formerait un sens abstrait développé dans le concret.
[19] La remarque vaut aussi à propos de l’inventivité persienne en matière de prosodie, que Meschonnic analyse comme « prise dans un moulin métrique » quand elle demande, elle aussi, à être évaluée à l’échelle de grands ensembles (Critique du rythme, Verdier, 1982, p. 360-389).
[20] Nous nous sommes intéressé aux dominantes, comme il
se doit ; il faudrait cependant faire la part des quelques
contre-exemples, tels que « La face
en Ouest pour un long temps. »
(202), « […] dans un très grand
tourment de l’aile et de la corne… » (205), etc.