Remarques à
propos de l’absolu et de la contingence
Claude-Pierre
Pérez
Université
de Provence - Aix Marseille I
Il est assez courant de trouver, après la
dernière ligne d’un poème de Perse, une indication de date et de lieu. Dans
l’édition Pléiade originale, c’est le cas d’« Exil » (« Long Beach Island (New Jersey)
1941 ») ; de « Pluies » (« Savannah,
1943 ») ; de « Neiges » (« New
York, 1944 ») ; du « Poème à l’étrangère » (« ‘Georgetown’, Washington,
1942 ») ; de Vents (« Seven Hundred Acre Island
(Maine), 1945 ») ; de Chronique (« Presqu’île de Giens,
Septembre, 1959 ») ; enfin de Oiseaux
(« Washington, mars 1962 »).
Des indications de ce type ne sont
évidemment pas propres à cet auteur. Elles sont monnaie courante à la fin d’une
œuvre littéraire. On pourrait citer de très nombreux exemples de Hugo à
Cendrars, Lévi-Strauss et Beckett (qui met des dates, mais pas de lieu). On
pourrait demander aussi depuis quand cet
usage s’est répandu. Je sais bien qu’il y a l’avis au lecteur en tête des Essais : « de Montaigne, ce premier
de mars mille cinq cent quatre-vingts ». Mais imagine-t-on à la fin de Bérénice : « Paris, 1670 » ?
Mal.
Il est évident que ces indications qui
renseignent le lecteur (ou sont censées le renseigner, parce qu’elles sont
parfois fallacieuses) sur les circonstances dans lesquelles le texte qui les
précède a été composé supposent un certain rapport, ou un certain type de
rapports, entre l’auteur, le texte et le lecteur. Elles supposent que les
circonstances de composition ne sont pas purement et simplement indifférentes ;
que l’œuvre est rapportée à un auteur, et que cette personne (ou ce personnage)
intéresse suffisamment pour que des informations de ce genre ne soient pas
jugées superflues, voire outrecuidantes. Bref, pour tout dire en peu de mots,
ces indications sont étroitement solidaires de ce que Michel Foucault appelait
« la fonction auteur » ; elles sont même solidaires de ce qu’il nomme
son « renforcement ».
Tous ces récits, tous ces poèmes, tous ces drames ou
ces comédies qu’on laissait circuler dans un anonymat au moins relatif, voilà
que, maintenant, on leur demande (et on exige d’eux qu’ils disent) d’où ils
viennent, qui les a écrits ; on demande que l’auteur rende compte de l’unité du
texte qu’on met sous son nom […] On lui demande de les articuler sur sa vie
personnelle et sur ses expériences vécues, sur l’histoire réelle qui les a vus
naître.
(Ai-je besoin de souligner à quel point
ceci, et cette dernière phrase en particulier, convient précisément aux
indications dont je parle ? Foucault poursuit :)
L’auteur est ce qui donne à l’inquiétant langage de la
fiction, ses unités, ses nœuds de cohérence, son insertion dans le réel. [1]
Revenons maintenant à Saint-John Perse.
Cette question de l’auteur, et du rapport auteur/lecteur ne lui est évidemment
pas indifférente. Il y revient à maintes reprises dans ses lettres, dans ses
conversations privées, dans ses notes pour
Ceci ne l’empêche pas à la faveur d’une
conversation sur la question du pseudonyme de déclarer qu’il convient aux
auteurs
d’être (en littérature) comme ces navires à quai qui
offrent seulement leur poupe à la curiosité des passants : un nom, un port
d’attache, c’est là tout leur état civil. Le reste est aventure et n’appartient
qu’à eux. (1094)
Où l’on voit clairement que le motif
critique qui est indiqué, esquissé ici, n’est pas du tout celui de l’œuvre
« sans auteur » (comme on dit parfois rapidement). Mais celui de
l’auteur qui est comme le Dieu de Pascal : caché.
Dans une lettre à Caillois de 1953, où il
faut voir une réponse à l’étude de Maurice Saillet, qui venait de paraître en
volume l’année précédente, Leger poussant à la limite cette logique de
disjonction écrit cette phrase qui devait nécessairement passer pour une
provocation dans un siècle où il est admis que « tout est historique »
:
Mon œuvre tout entière, de recréation, a toujours
évolué hors du lieu et du temps. (562)
Le lieu ; le temps : c’est précisément ce
que marquent ces deux petites lignes qu’on trouve, en italiques à la fin du
poème, juste avant de refermer le livre. Et alors que font-elles là ? A
quoi servent-elles ? Si l’œuvre vise à créer un « plan absolu »
(comme le dit encore la même lettre), si elle évolue hors du lieu et du temps,
si elle en est détachée, pourquoi en
terminant mentionner son lieu et son temps ?
On me dira que j’épile les chenilles ; on
demandera s’il est vraiment nécessaire de s’attarder sur ces lambeaux
hors-texte, ou en limite du hors-texte (comme on est limite du hors-jeu) quand
le texte lui-même a bien besoin d’être éclairé… S’agit-il de prendre Leger en
flagrant délit de contradiction ? Non. Je ne me soucie d’aucun délit. On a
trop fait le procès de Leger, après l’avoir trop encensé. Le ressentiment ne
fait pas de la bonne critique, pas plus que la complaisance. Les amoureux déçus
sont difficilement équitables. On a vu, à propos de Perse, une critique
hagiographique ; on a vu, ou l’on voit, une critique du soupçon. Je voudrais me
garder de l’une comme de l’autre.
Reprenons : l’œuvre qui «
évolue hors du lieu et du temps » est imprimée avec une date et un
nom de lieu. Incohérence ? Non. évoluer veut dire faire mouvement. L’œuvre, évidemment,
nécessairement, est produite en un certain point du lieu et du temps. Comment
pourrait-il en être autrement ? Mais en tant qu’œuvre, en tant qu’elle est
une œuvre, elle est ce qui fait mouvement hors du lieu et hors du temps.
Comment ne pas songer ici à Baudelaire : « La modernité, c’est le
transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié
est l’éternel et l’immuable »[2]. Il y
a chez Perse une convoitise évidente de cette seconde moitié : un désir évident
de porter l’œuvre hors du temps (de l’éterniser) et hors du lieu (de la rendre
immuable). Ce désir a soulevé toute une série d’objections adressées à la fois
à l’œuvre et à sa poétique. Je me borne à noter que le temps et le lieu, le
transitoire et le contingent, insistent ; et pas seulement, j’y viendrai, dans
les péritextes.
La même lettre à Caillois que j’ai citée
tout à l’heure apporte du reste des précisions à cet égard :
Aussi allusive et mémorable qu’elle soit pour moi dans
ses incarnations, [mon oeuvre] entend échapper à toute référence historique
aussi bien que géographique ; aussi « vécue » qu’elle soit pour moi
contre l’abstraction, elle entend échapper à toute incidence personnelle. (562)
Il y aurait donc une œuvre, un poème,
« pour moi » : incarné, allusif, mémorable, qui se développe selon un
plan de contingence. Mais cette œuvre, cette même œuvre est aussi traversée par
un désir et un vouloir, elle veut «échapper » à la référence, à
« toute référence », elle veut échapper à « l’incidence
personnelle ».
Que veut dire incidence ? Le TLF suggère deux acceptions qui peuvent
convenir : dans le domaine des sciences physiques et mathématiques (et l’on sait que Leger affectionne le
lexique des sciences) le mot s’emploie en parlant d'une ligne, d'une trajectoire, pour désigner la
« rencontre avec une surface en fonction d'une certaine
orientation ». Ce qui est suggéré ici, c’est donc à nouveau l’idée d’un
« plan » (de l’œuvre) qui est et doit être absolu, et que ne doit
heurter aucune « ligne personnelle » adventice. D’autre part dans un
emploi Vieux ou littéraire une incidence désigne « ce qui
arrive, survient fortuitement » (avec un exemple de Chateaubriand).
L’incidence, c’est donc le hasard –qui est le mistigri de toutes les
esthétiques modernes.
On pourrait continuer avec ces quatre
lignes, qui soulèvent de nombreuses questions. Ainsi, la formulation choisie
par Leger : l’œuvre « entend échapper à toute incidence personnelle ».
Il ne dit pas qu’elle échappe, mais qu’elle entend
échapper, c'est-à-dire qu’elle a la ferme intention, la volonté arrêtée
d’échapper ; il ne garantit pas qu’elle y parvienne ; on pourrait aller jusqu’à
dire que la formulation choisie suggère qu’elle n’y parvient pas, ou pas
entièrement.
D’autre part, il est permis de penser que
cette volonté, ce désir du plan absolu, ne répond pas à l’esthétique de ce
poète seulement : mais, plus généralement, à cette absolutisation de la
littérature, et spécialement de la poésie, qui a commencé à la fin du XVIIIème
siècle avec le romantisme allemand et qui peut-être s’achève en ce moment même
sous nos yeux. Entre le « plan absolu » dont parle Leger, et sur
lequel l’œuvre doit se déployer, et ce que Nancy et Lacoue-Labarthe ont appelé
« l’absolu littéraire » (qui est la théorie de la littérature du
romantisme) il y a évidemment bien plus qu’une simple rencontre verbale.
Reste à comprendre (j’y reviens) pourquoi
cet auteur inscrit au bout de son poème précisément ces références historiques
et géographiques à quoi l’œuvre entend échapper. Pourquoi laisser ainsi
apercevoir « l’incidence personnelle » à quoi elle prétend se
soustraire ? Pourquoi cette boutonnière de contingence ménagée dans
« le plan absolu » ?
Plaidoyer
pour la contingence
A ceci, on
pourrait répondre que, entre les deux options, il n’y a pas une opposition (une
contradiction) mais plutôt un rapport et un écart[3]. Une
montagne est d’autant plus haute qu’on aperçoit en bas la plaine. L’absolu du
plan absolu est d’autant plus sensible (d’autant plus saisissant) que l’on peut
soupçonner le plan de contingence qu’il traverse et qu’il transcende. Ce qui
est suggéré, c’est une distance et un écartement : cet écartement s’obtient par
un travail, c'est-à-dire en oeuvrant, c’est-à-dire en faisant une œuvre.
L’œuvre (et cette notion, on le sait, demeure essentielle pour Perse, à rebours
du motif du désoeuvrement mis en
œuvre par les avant-gardes des années soixante) est ce qui convertit le relatif
en absolu.
Elle le convertit, elle ne le détruit
pas. D’une certaine manière, convertir, c’est conserver. Le relatif persiste
discrètement, secrètement au sein de l’œuvre absolue. C’est une des raisons
pour lesquelles on peut en détournant légèrement une formule d’Amers définir le poème « un propos
secret ».
Je rappelle le contexte dans lequel
l’expression paraît. C’est dans l’Invocation, le début de la 5° séquence :
Or
il y avait un si long temps que j’avais goût de ce poème, mêlant à mes propos
du jour toute cette alliance, au loin, d’un grand éclat de mer –comme en
bordure de forêt, entre les feuilles de laque noire, le gisement soudain d’azur
et de ciel gemme : écaille vive entre les mailles d’un grand poisson pris par
les ouïes !
Et qui donc m’eût surpris dans mon propos
secret ?gardé par le sourire et par la courtoisie ; parlant, parlant
langue d’aubain parmi les hommes de mon sang –à l’angle peut-être d’un Jardin
public, ou bien aux grilles effilées d’or de quelque Chancellerie ; la face
peut-être de profil et le regard au loin, entre mes phrases, à tel oiseau
chantant son lai sur
On connaît bien tous ces motifs du
saisissement poétique (ces fragments de Vents,
par exemple, qui évoquent le poète « assailli du
dieu », 190), tout ce sublime de l’enthousiasme, qui situe Perse dans
la lignée de Pindare et le droit fil du Romantisme. Perse, on le sait, on l’a
souvent dit, s’est plu à inscrire la naissance du poème dans le registre du
sublime ; à définir, pourrait-on dire, son origine comme « point
sublime » conformément à une thématique qui relève à l’évidence de ce que
j’ai appelé tout à l’heure l’absolutisation de la poésie.
Mais le passage que j’ai cité rapporte
non pas la conception du poème, non pas du tout le jaillissement de l’inspiration,
non ce que Perse nomme dans un morceau qui fait assez précisément écho au début
de la quatrième ode de Claudel, « l’invasion » poétique. Ce qu’on
voit ici, ce n’est pas la ruée du souffle prophétique, mais autre chose : une
sorte de préhistoire ou de proto-histoire du poème, ce que Perse nomme un
« goût », qu’il nomme également « alliance » (alliance avec
la mer, mais alliance aussi avec le poème consacré à la mer). Ce passage nous
installe non pas absolument sur le plan absolu, mais en ce point où le plan
absolu et le plan de contingence se coupent. Ce qui nous est montré, c’est
précisément ce qu’il appelait dans le texte cité plus haut l’incidence : c'est-à-dire, je le rappelle, la rencontre d'une ligne ou d'une trajectoire avec une surface, la
rencontre d’une ligne de contingence avec le plan absolu.
Ce que montre ce texte, c’est le plan de
coupe de l’absolu et du relatif : c’est l’absolu considéré depuis le plan de
contingence. Et à cet égard, il n’est pas unique.
On lit par exemple, dans la préface aux Œuvres de Fargue :
il suivait, l’œil mi-clos et lucide,
l’envol de ses images dans la montée du soir et s’avançait, de nuit, dans
l’amitié des hommes et choses de son temps (527)
ou dans Vents II, assez brièvement :
Ah ! oui, que d’autres zestes nous
trahissent dans nos boissons de limons verts ; d’autres essences dans nos
songes, sur les galeries d’attente des aéroports ! (211)
et encore dans Chronique :
…Comme celui, la main au col de sa
monture, qui songe au loin et rêve haut (398)
Ces fragments, encore une fois, ne
décrivent pas un saisissement ni un rituel, ils ne disent pas l’ivresse
dionysiaque, l’envol chamanique, le rapt sublime de l’inspiré ; mais ils
montrent un homme (un poète) au milieu des siens, au milieu « des hommes de son temps » (229),
jouant le jeu social, pris dans les contingences d’une vie professionnelle (
*
Je viens d’évoquer la manière dont Perse
représente l’homme imaginant, dont il figure la préhistoire ou le pressentiment
du poème, la persistance du lien entre le poète et le poétique au sein même de
la vie de chaque jour –ce qu’il appelle dans Nocturne « le long souci »,
« le long désir » (1395,
c’est la « paziente, disperata
sollecitazione » de son traducteur Ungaretti). En continuant sur la
même ligne, je voudrais observer ce qu’il nous dit de ce qui se passe un peu
plus tard, au moment où cédant à son « goût », le poète écrit le
poème.
Là encore, je laisserai de côté tout ce
qui a été dit sur la dimension sublime et sacrée de l’inspiration, et je
m’attacherai à ce qui nous est dit du lieu
de la création.
C’est une chose qu’on peut remarquer : la
plupart des poèmes de Perse sont domiciliés.
Perse est un poète « nomade », ou qui se veut tel. Mais ce nomade
n’écrit pas à cheval, ou en caravane. Il écrit (il dit qu’il écrit) dans une
île, ou dans une presqu’île, et en tout cas dans un lieu clos. Le poème nomade
s’écrit à la maison. On pourrait presque dire que chaque poème a sa maison.
Sur ces îles et sur ces maisons, le poème
lui-même et plusieurs de ses paratextes nous donnent des indications. Il y a
bien sûr la maison des Vigneaux, d’où est daté Chronique et qui est évoquée dans Chant pour un équinoxe. Il y a aussi la « maison de verre dans les sables » mentionnée dans le texte d’Exil (123), et qui est « cette villa d’été, face à l’Atlantique » à
Long Beach Island, dans le New Jersey, appartenant à Francis et Katherine
Biddle, et dans laquelle, selon la notice Pléiade, le poème a été
écrit (1109). Elle ressemble à Yellow Sands, qui est le nom de la
propriété où Perse habite sur Seven Hundred Acre Island, Ce nom est, nous le
savons désormais grâce à la notice de
Ajoutons encore à ces lieux la chambre
d’hôtel de Savannah où « Pluies »
fut « écrit », une nuit d’orage, paraît-il, non loin d’une
piscine au fond de laquelle une jeune femme s’était écrasée. Plus anciennement
encore, on songe au « petit temple taoïste désaffecté » où (si l’on s’en
rapporte à la biographie) aurait été écrite Anabase.
Les biographes pointilleux regardent
évidemment ces affirmations avec prudence, et même avec méfiance. Leger corrige
un peu, c’est sûr ; il simplifie ; ou comme disait selon lui Dugay-Trouin (à ce
que rapporte Pierre Guerre) pour désigner la manœuvre qui permet de garder un
navire dans l’axe, il rectifie. On
n’oubliera pas qu’il n’est pas le seul ; nous savons ce qu’il faut penser des
dates inscrites par Hugo au bas des poèmes des Contemplations ; de la prétendue « nuit de Gênes » de
Valéry, pas moins illuminée d’éclairs que la « nuit de Savannah » de
Leger. Beckett lui-même se plaisait à faire croire qu’il était né un vendredi
13… La vie des grands artistes disait Claudel, est symbolique d’un bout à
l’autre.
Le
contingent et l’absolu.
Les lieux que je viens de mentionner sont
à la fois parfaitement réels et entièrement fabuleux. Ils sont aussi très
singuliers et (pour cette raison même) pleins de charme, délicieusement
romanesques. On le vérifiera en relisant la lettre à Katherine Biddle du 20
septembre 1942, qui décrit les singularités de Seven Hundred Acre Island.
Si la contingence se définit comme la
manière d'être d'une réalité (être ou chose) susceptible de ne pas être, alors
il est clair que ces lieux, dont tout le charme tient à ce qu’il entre en eux
de caprice, ou encore de fantaisie au
sens que Baudelaire (parmi d’autres) a pu donner à ce mot, et qui fait
référence à ce qu’il appelle à propos d’Ingres hétéroclitisme –ces lieux, donc, sont entièrement contingents. Leur
séduction n’est pas séparable de leur contingence ; elle est en proportion
directe de celle-ci.
Or cela ne vaut pas seulement pour ces
lieux. Il y a dans les poèmes de Perse quantité d’objets ou de personnages dont
la contingence est si je puis dire exhibée. C’est vrai tout particulièrement
des objets ou des personnages présentés dans ces énumérations fameuses, qu’on
trouve par exemple dans Anabase, X,
dans « Exil », 6, et en plusieurs endroits de Vents : les « Gouverneurs
en violet prune », les chapelains qui rêvent « de beaux diocèses jaune paille »,
et aussi « les hommes de lubie »,
« et quelques hommes encore sans
dessein –de ceux-là qui conversent avec l’écureuil gris et la grenouille
d’arbre » (219-20), et plus bas « les tatoueurs de Reines en exil et les berceurs de singes moribonds
dans les bas-fonds des grands hôtels » et les « raconteurs d’histoires en forêt parmi leur
audience de chanterelles, de bolets » (225).
On a là quelque chose que Caillois
appelait un « répertoire » et qui relève de la poétique des listes laquelle est à la fois très
ancienne (Sei Shonagon, Notes de chevet, Xème/XIème
siècles) et très moderne (Pascal Quignard, passim). Perse y a très probablement été introduit par Francis
Jammes qui a fait lui aussi des listes : par exemple, « Ce sont les
travaux… » dans De l’Angélus de
l’aube à l’angélus du soir, où l’on trouve une série de « celui
qui… » (« celui qui met le lait dans les vases de bois… celui qui
recueille les œufs tièdes ») vraiment très semblable à ce qu’on peut lire
sous la plume de Perse[4].
Or qu’est-ce qu’une liste sinon un jet
ou un jeu de singularités? qu’est-ce que la poétique des listes, sinon une
poétique des singularités, une poétique des événements, des choses et des gens
qu’on rencontre une fois, et une seule, et qu’on pourrait très bien ne pas
rencontrer ? Qu’est-ce d’autre, par conséquent, qu’une poétique du
contingent ? de l’éphémère ? de la finitude ?
En ce sens on peut bien dire que la
poésie de Perse est une présentation de la contingence, ou du moins : qu’elle comporte une présentation de la
contingence, une présentation souvent bienveillante, affectueuse, souriante, c’est le mot de Perse, de la
contingence.
Cependant, il est évident que l’œuvre
n’est pas que cela ; qu’elle ne fait pas cela seulement. La contingence n’est
que la moitié de l’art (de cet art) ; l’autre moitié est l’absolu, et l’œuvre
qui veut être une œuvre doit aussi s’orienter vers l’absolu, elle doit aussi
s’arracher à la séduction, si forte, si fragile, si touchante, de la
contingence. Elle doit exactement la sacrifier.
Elle la présente si je puis dire sous le couteau, et dans la séduction
émouvante de sa vanité, et d’une « douceur
qui va mourir » (196).
On peut lire Vents (et c’est ainsi que Leger incitait à le lire) comme une
épopée de l’innovation et de l’affranchissement : affranchissement du poids de
la culture et de l’histoire, manifestation d’un pouvoir d’ouverture et
d’inauguration qui renverse routines et coutumes. Mais il est remarquable que
ce pouvoir se manifeste de manière toute négative, comme pouvoir de déliaison
(et l’absolu : absolutum, c’est
exactement cela, le non lié, le délié). De l’action du Novateur, on ne doit pas
attendre une époque meilleure, des lendemains qui chantent, une fin de Satan,
une Cité idéale quelconque, l’accomplissement d’une Promesse, la destruction
« des choses imparfaites », comme dans saint Paul, et la venue de
« ce qui est parfait ». C’est l’élan, c’est l’affranchissement, la
résiliation qui ont une valeur, l’arrachement vaut par lui-même, et non pas le
dessein de celui qui s’arrache (« Mais
le Vent, ah ! le Vent ! sa force est sans dessein et
d’elle-même éprise », 214, je souligne) non le but vers lequel il
marche. Le but en effet est connu d’avance, puisque les hommes ne vont jamais
que là «où vont les hommes, à leurs
tombes » (196).
L’activisme (le « mal des ardents » (213) : locution
ambiguë à souhait puisque c’est à la fois l’ergotisme gangréneux et le mal des
passionnés) des héros persiens ne doit donc pas cacher que l’histoire n’est
jamais que le retour du Même : une suite cyclique d’arrachements et
d’enkystements, d’accumulations et de tables rases. L’innovation revient tôt ou
tard au Même, après des « accidents
extraordinaires » (196) : extraordinaires, mais des accidents, qui ne
peuvent donc pas construire un Progrès, ni paver la route d’une quelconque
promesse. Rien à attendre au bout du compte que le retour de la routine et le
creusement de nouvelles ornières : le grand arbre reprendra le fil de ses
maximes. C’est en se fondant sur des observations analogues qu’Alain Badiou
(dans un texte qui est loin d’être uniquement à charge) parlait il y a peu à
propos d’Anabase d’une « épopée
pour rien » [5]. Je reprendrais volontiers
pour ma part cette locution pour l’appliquer à Vents. Comme Chateaubriand autrefois, Perse tresse l’épopée avec la
vanité : « Des civilisations s’en
furent aux feux des glaces » (188)… « Insanité du jour », « emphase
immense de la mort » (233), hommes assombris, comme les bêtes, « du mal d’être mortels » (237), il
n’est pas jusqu’au poète qui ne soit « de
peu de poids » (195). « Et
révérence au Soleil noir d’en bas » (228) : ce soleil là est-il, comme
on l’a dit, l’inconscient freudien ? On peut songer avec de plus solides
arguments, me semble-t-il, au dieu des morts, à Thanatos, ou à la mélancolie
(comme dans le vers fameux de Nerval). Comme par hasard, le vers qui précède
immédiatement nomme l’ennui, et
l’associe au geste d’invention des figures d’une manière qui peut faire songer
plus qu’à tel ou tel professeur d’énergie à des Esseintes et aux décadents
fin-de-siècle (avec lesquels Perse a plus d’affinités qu’il ne lui plaît de le
reconnaître) :
Au fronton de nos veilles soient vingt
figures nouvelles arrachées à l’ennui, comme Vierges enchâssées au bourbier des
falaises ! (228)
Il y a là comme un revers (ou un
moteur ?) du vitalisme et de l’énergétisme de Perse. C’est bien parce que
« vivre est tel », comme on
peut le lire dans le 4° chant, qu’il convient de pousser à sa limite le
mouvement (233). Il arrive –plus d’une fois– que Perse donne à son lecteur le
droit de se souvenir du verset 14 du premier chapitre de l’Ecclésiaste :
« J'ai regardé toutes les œuvres qui se font sous le soleil : eh bien,
tout est vanité et poursuite de vent! ». De vent, précisément : le Qohelet nous rappelle cette valeur
allégorique (devenue classique) du météore. Perse encore :
Et qu’il fut vain, toujours, entre vos
douces phrases familières, d’épier au très lointain des choses ce grondement,
toujours, de grandes eaux en marche vers quelque Zambézie !... (234)
Ce qui est inscrire dans le poème la vanité
de cet acte : épier, épier le
lointain depuis le proche, épier l’auratique depuis le sans aura –ce qui est
insérer dans le poème un vers dans lequel s’énonce la vanité de l’acte qui est
l’acte même du poète. Et sans doute n’est-ce pas là le dernier mot de Perse. Sans doute n’est-ce qu’une des positions
possibles, qu’un des gestes possibles qu’il adopte ou qu’il essaie –entre
plusieurs autres. Il reste que cette position est si je puis dire dans la
gamme, dans sa gamme ; qu’elle n’est
pas ignorée, et pas exclue : « Les
tentations du doute seraient promptes » (195).
*
Entre absolu et relatif, il y a un
rapport qu’on ne peut pas défaire, puisque l’absolu se définit comme « ce
qui n’est pas relatif » ; et donc un rapport extrêmement étroit entre
l’absolu et la vanité, puisque l’absolu est ce auprès de quoi tout le relatif
paraît vain, se trouve frappé de vanité. Le sublime, écrivait Kant, c’est
« ce en comparaison de quoi tout le reste est petit »[6].
Comme d’autres poèmes de Perse, Vents peut être décrit, comme un
tressage de l’absolu et du relatif. Il faut dans le poème et pour le poème
sauver l’un et l’autre : ne pas renoncer à l’Absolu,
c'est-à-dire à la définition du poétique comme « recherche de
l’absolu », c'est-à-dire à ce que les historiens du romantisme appellent
aujourd’hui l’absolu littéraire ; et ne pas renoncer non plus au relatif,
c'est-à-dire le sauver, lui faire place dans l’épopée qui, dit Hegel, exige la
plus grande richesse de détails.
Ce sauvetage (qui ne va pas de soi) peut
se faire de plusieurs manières. Il se fait sous le signe du sourire, c'est-à-dire de l’indulgence ;
il se fait sous le signe du sacrifice qui
permet de présenter « le monde
entier des choses » (180) dans le mouvement même qui le récuse pour
cause d’insuffisance ; il se fait au nom d’une morale (nietzschéenne) de
l’intensité vitale (« Si vivre est
tel, qu’on s’en saisisse », 233), qu’on pourrait définir une dénégation vitaliste, une
exaspération du vouloir-vivre au contact de la vanité ; il se fait enfin au
moyen d’une énergétique qui autorise à s’accommoder de la vacuité de l’objet
pour autant qu’il peut apparaître comme le support ou le vecteur passager d’une
force qui vaut en elle-même et par elle-même, puisque elle peut être rapportée
à l’absolu, dont elle est un indice et peut-être une émanation.
[1] Michel Foucault, L’Ordre du discours, Gallimard, 1971, p. 30.
[2]
Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », in Oeuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de
[3] « Le ciel pour lui tient son écart », Vents, I, 5 (189).
[4] Francis Jammes : De l’Angélus de l’aube à l’angélus du soir, nrf, coll. Poésie/Gallimard, 1994, p. 41.
[5] Alain
Badiou, Le Siècle, Seuil,
« L’ordre philosophique », 2005, p. 124, 133.
[6] E. Kant, Critique de la faculté de juger, Gallimard, coll. Folio, 1989, p. 189.