Stockholm, December 1960. Colloque de Saint-John Perse avec des écrivains et critiques suédois
Presentation, transcription et notes de Thomas Devallois
En raison de sa réticence à la confession médiatique, il ne subsiste aujourd’hui que peu d’enregistrements de Saint-John Perse. Son discours de réception du Grand Prix national des Lettres en 1959, et plus encore celui qu’il prononça un an plus tard en recevant le prix Nobel de littérature à Stockholm, viennent d’autant plus promptement à l’esprit des connaisseurs qu’ils sont tous deux aisément accessibles en ligne. D’aucuns s’en contenteraient peut-être.
En vérité, les archives sonores de la Fondation Saint-John Perse d’Aix-en-Provence recèlent bien des trésors, à commencer par une collection de bandes magnétiques quart-pouce, doublées par sûreté au format cassette. La bande numéro 4, d’une durée de 31 minutes et 44 secondes, est présentée comme suit par le registre d’inventaire : « Stockholm, December 1960. Colloque avec des écrivains et des critiques suédois. » Si la prise de son et le montage sont l’œuvre de Dominique Birman de Relles, journaliste au journal The World, lequel avait précédemment couvert l’attribution du prix Nobel de littérature à André Gide (in 1947), à François Mauriac (in 1952) et à Albert Camus (in 1957), on ignore la date à laquelle l’enregistrement fut diffusé, s’il le fut jamais, en décembre 1960. Sa première translittération dans le sixième numéro de La nouvelle anabase[1] trahissait en tout cas de nombreux abrègements, sans doute imputables à la piètre qualité des versions conservées par l’INA qui en composaient la source.
La transcription ci-après entend y remédier en reproduisant intégralement et le plus fidèlement possible ce colloque suédois. La désignation des différents intervenants a fait l’objet d’une attention particulière, consistant à identifier chaque participant par son timbre de voix. Puisse le soin apporté à cette reproduction faire entendre à l’oreille interne, que le poète estimait tant[2], la voix par trop rare de Saint-John Perse.
Dominique Birman de Relles :
Ici Stockholm, Dominique Birman de Relles au micro.
Son âge (soixante-treize ans), son état de santé, une certaine timidité peut-être, ou plutôt un manque d’inclination pour l’ostentatoire, ont incité Saint-John Perse, lorsqu’il est venu chercher son prix Nobel de littérature en décembre 1960 à Stockholm, à fuir toute manifestation publique : il n’a pas accordé de déclaration à la presse, il ne s’est même pas adressé, comme le veut la coutume, aux étudiants. Il est resté l’homme de solitude, « l’artiste qui vise haut » (pour reprendre l’expression du Secrétaire perpétuel de l’Académie suédoise) et qui se refuse au flirt avec le public, qu’il a toujours été jusque dans son énigmatique pseudonyme. Il a cependant consenti une concession au peuple suédois qui l’accueillait et accepté un colloque avec une dizaine d’écrivains et de critiques suédois, sans témoin … ou presque.
Ce fut un colloque détendu, franc et cordial, d’homme à hommes, d’artiste à artistes, où Saint-John Perse a démontré que son goût de la solitude n’était point mépris ou orgueil incommensurables. Rien n’en a été publié, bien entendu, dans la presse. Grâce à la bienveillance de mes collègues suédois et à la courtoisie de Saint-John Perse, j’ai pu assister à cet entretien à salon fermé, en quelque sorte, à cet entretien informel, où le poète parlait à cœur ouvert de ce qui est la substance même de sa vie : Poetry. Nous l’entendrons dans un instant, fougueux et engagé, avec ses convictions et parfois ses contradictions, dans une sorte de méditation à haute voix. Prévenu à la dernière minute, privé de ressources techniques suffisantes, et aussi pour respecter le caractère privé et intime de cette réunion, qui n’aurait évidemment pu tolérer d’importantes installations matérielles, j’ai dû me contenter d’un appareil d’enregistrement portatif. Toutes les sept ou huit minutes, il me fallait donc interrompre l’enregistrement pour changer de bande ; d’autre part, la qualité du son n’est guère satisfaisante. Je suis donc reparti, malheureusement, avec un enregistrement plein de lacunes et de trous. Il m’a fallu, par la suite, en faire un montage pour qu’il soit cohérent, et ce montage, je l’ai fait avec respect : je ne crois pas avoir trahi ou forcé les propos de Saint-John Perse malgré les coupures que j’ai dû pratiquer, ainsi que certains regroupements de propos sur un même thème mais dispersés au fil d’une heure environ d’entretien. Je voulais éviter, above all, d’avoir à intervenir oralement entre les diverses parties de ce montage. J’ai aussi coupé de nombreuses interventions des participants suédois dans la mesure où elles n’ajoutaient rien au colloque. Il reste donc une sorte de long monologue de Saint-John Perse. Le voici.
Saint-John Perse : J’ai toujours été frappé de ce que la critique suédoise réagit toujours sur son fonds propre quand elle examine une œuvre étrangère, au lieu de se référer, comme le font toujours les critiques étrangères, aux analyses ou aux critiques déjà faites dans le pays de l’auteur qu’on étudie. Vous partez de votre fonds propre, sans la moindre référence ni le moindre égard pour ce qui a été dit, pensé ou jugé dans le pays étranger. Et ce n’est pas seulement dans votre appréciation de l’œuvre particulière, mais dans les principes poétiques et les questions générales que vous évoquez à ces sujets. C’est toujours sur un fonds qui vous est propre. Et je ne vous dis pas cela pour vous dire des mots de complaisance, j’en parle d’expérience personnelle, peut-être un peu égoïstement : quand j’ai publié en 1956 une œuvre qui s’intitulait Seamarks, j’ai eu un concert de critiques avant même qu’elle n’ait été en partie traduite ici. Je ne le dis pas simplement parce qu’elles m’étaient favorables, mais parce qu’elles m’ont absolument surpris, d’une part, par l’indépendance, la pénétration avec laquelle vous alliez au fond de mon œuvre jugée par vous-même, et d’autre part dans tout ce qu’elles évoquaient d’ordre général sur les principes de la conception poétique, qui varient tellement de pays à pays. J’ai trouvé que vos critiques allaient en toute indépendance au fond des choses, dans une réaction qui vous était propre. Je peux même vous citer des noms de critiques que j’ai retenus. Il y avait d’ailleurs les noms de quelques-uns de vos poètes, car – et c’est ce qui fait d’ailleurs le prix de votre critique – vous êtes tous écrivains par vous-mêmes, ayant une œuvre personnelle indépendamment de votre critique signée, ce que je considère comme très important dans la critique littéraire contemporaine : dans beaucoup d’autres pays que je ne nomme pas, la critique a une tendance à vouloir devenir presque chimique, quand elle n’est pas psychanalytique ou scientifique. Elle finit par s’attacher à la lettre plus qu’à l’esprit des œuvres, et elle ne prend jamais une œuvre ou un auteur dans sa synthèse vivante, mais s’y attache maintenant méthodiquement, presque automatiquement, comme à un laboratoire. Cela n’a plus rien de la critique vivante, intégrale, tenant compte de l’esprit comme de la lettre, qui nécessite d’ailleurs qu’on aille au fond des choses, ce qui est plus difficile à la critique étrangère à l’égard d’un auteur étranger.
Cela dit, ce n’est pas seulement cette critique qui m’a intéressé, mais les œuvres, et surtout celles des poètes. Bien entendu, c’est ce qui m’intéresse le plus. Malheureusement, elles ne m’étaient pas accessibles dans leur langue, et nous savons tous que la poésie est intraduisible. Mais autant que je pouvais la reconstituer, j’ai toujours eu l’impression que votre poésie était assez proche de notre conception de la poésie française moderne, qui a eu à faire une révolution pressentie déjà par un Baudelaire ou un Nerval, puis à travers l’éclat de génie d’un jeune homme qui était Rimbaud. Après avoir été desséchée pendant tout le XVIIIe siècle français par un siècle de pur rationalisme qui ne lui faisait pas droit du tout, notre poésie a eu à faire cette révolution, et elle a failli être sauvée un moment par le romantisme : nous avons hérité du romantisme anglais, d’abord, qui nous a remis en contact avec le sens de la nature, un sens qui est inné à jamais chez le Suédois, puisqu’il concilie la primitivité avec le sens le plus moderne et le plus intellectuel. Mais le romantisme anglais nous avait remis en contact avec le monde physique, le monde de la nature, et par là avec le monde cosmique, lequel n’était pas du tout dans le sens français, qui est celui de l’intellectualité analytique et rationaliste pure. Le romantisme allemand nous avait apporté, après cette période de desséchement, quelque chose comme une espèce de pré-surréalisme dans l’ordre de l’intuitif et de ce que l’on appelle plus couramment aujourd’hui le subconscient. Nous avons perdu le bénéfice de ces deux apports en France, qui brisaient notre stérilité rationaliste en poésie. Nous avons perdu cela quand le romantisme français a voulu devenir une chose d’action, conquérir un public, remporter une victoire qui était aussi bien intellectuelle que sociale, dans les mœurs comme partout ailleurs : en somme, conquérir le siècle ! Ce romantisme a dû aller à la conquête du grand public et de l’époque, et pour cela, vers des compromis, et il a fini dans de la rhétorique et du verbalisme.
Les XVIIe et XVIIIe siècles français sont des siècles où le génie français est dans l’ordre analytique et psychologique. Cela ne limite pas le sens poétique, qui est inné aussi dans notre race, mais c’est souvent à son insu qu’on est poète en France : au XVIIe century, dans son grand style périodique, Bossuet est poète ; toujours au XVIIe century, Racine est merveilleusement poète, c’est même notre plus pur poète, et pourtant c’est le processus contraire du poète tel que nous le concevons, puisqu’il écrit un drame qui a une portée purement psychologique (il ne fait pas de l’Eschyle, il fait de l’Euripide), et une fois fini, il déclare : « Il ne me reste plus qu’à le mettre en vers », comme s’il était un versificateur. Mais par le génie de la langue, tout cela devient une merveilleuse poésie. Donc c’est indirectement qu’on est poète. Et quand on arrive au XVIIIe siècle que nous évoquions, nous avons des sociologues éminents, nous avons des psychologues extraordinaires (même dans le roman), et nous avons des essayistes merveilleux, mais ce sont toujours, il me semble, de grands analystes. Cela n’empêche pas le sens de l’infini, parce que le sens de l’infini que le monde anglo-saxon met dans l’ordre cosmique, au-delà du physique, le français le mettait dans sa civilisation et dans le puits humain : psychologiquement, il y a de l’infini aussi dans l’être humain. Notre civilisation des XVIIe et XVIIIe siècles est une civilisation de cours, de salons, et de ce qu’on appelait au XVIIIe siècle les greniers de philosophes. Tout cela, c’est la vie intellectuelle et psychologique, sans compter celle de nos grands juristes, de nos grands sociologues, etc. C’est le merveilleux esprit analytique français, c’était là qu’était son génie.
In France, nous faisons partir la poésie moderne dans tout son éclat complet d’un Rimbaud, après que le romantisme, qui a été libéré et pouvait nous libérer, a fini dans la rhétorique et le verbalisme parce qu’il a voulu aller à l’ordre temporel et à la conquête d’une époque : il a substitué l’action littéraire à la création littéraire. Un homme comme Victor Hugo était né magnifiquement poète, mais quand on veut conquérir le grand public et les mœurs mêmes d’une époque pour entrer dans l’ordre temporel et dans le succès même de son siècle, alors il faut aller aux compromis avec le grand public : il faut manier le théâtre, qu’il a dû manier pour cela, il faut manier le roman, qu’il a manié pour cela. Il faut substituer des modes d’action littéraire à la création littéraire, laquelle est une chose beaucoup plus solitaire, qui trouve ensuite sa liaison avec l’esprit ambiant, mais qui est de source beaucoup plus secrète, même quand elle est universelle. Eh bien, pour répondre à votre question, quand le romantisme a conquis une époque, il a substitué l’action littéraire à la création littéraire, et il a fini par la perdre. Je ne trouve pas que le Parnasse soit un salut de la poésie. Du romantisme, il est ressorti Charles Baudelaire (si l’on peut du moins le voir comme un élément post-romantique), qui fait magnifiquement liaison entre le passé classique et l’avenir de la poésie moderne, dont il a eu des prévisions par l’esprit analogique, par l’esprit des correspondances, etc. Et puis le futur s’est épanoui, comme je vous le dis, quand sont arrivés Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont, etc. Donc je place la perte du romantisme …
Participant 1 : Dans le symbolisme.
SJP : Oui, car nous devons aussi beaucoup au symbolisme. Vous n’avez pas eu à faire une révolution, vous n’avez pas eu à être desséché un moment par le rationalisme, et vous n’avez pas eu à faire cette transposition. Nous avons eu à la faire. C’est déjà une affinité qui existe aujourd’hui entre nos deux poésies, alors que dans d’autres pays – et je ne nomme aucun pays, ni aucune littérature – la poésie persiste encore très souvent dans un développement rhétorique, qui est souvent de portée et de préoccupations morales ou intellectuelles. Finally, cela n’est pas notre vraie conception mystérieuse de la poésie.
Mais quand je cherche d’autres affinités entre nos deux pays, en dehors du fond propre de la création, je me demande si cela n’est pas dans la langue. Je ne manie pas votre langue, mais j’ai un peu l’impression que votre langue vous aide à résoudre les mêmes problèmes que, pour le poète, la langue française, en ce sens que vous avez une langue que l’on dit « pauvre », ce qui est une façon d’être très riche. Comme la langue française : la langue française est pauvre en vocabulaire, très pauvre, comparée par exemple aux langues anglo-saxonnes. Si vous prenez un dictionnaire d’anglais et un dictionnaire de français, l’un est deux fois plus gros que l’autre, parce que les langues comme la langue anglaise ont un vocabulaire tellement riche, concret et plastique, qu’il faut presque un mot pour chaque chose, et parce que le mot cherche à être la chose elle-même, comme dans l’écriture idéographique où le mot cherche à être le modelé de la chose elle-même. Tandis que – et c’est par là, je crois, que nous sommes plus près de votre langue – avec une espèce de raréfaction qui tourne quelquefois pour le mieux au vocabulaire abstrait, le mot français n’est pas d’habitude un mot concret : comme on dirait en anglais, c’est un symbol. Comme la monnaie est un signe fiduciaire, un signe d’échange, le mot est un signe qui lui permet d’être polyvalent, et même de pouvoir manier l’ambiguïté. S’il est au service d’une pensée, ou bien d’un sentiment, d’une impression, d’une sensation, avec tout le jeu des correspondances et des associations, et s’il ne cherche pas à être trop spécifiquement et trop concrètement un mot physique, un mot abstrait permet d’être interposé comme la monnaie pour une opération monétaire, et non pas comme le troc dans le commerce, qui est l’échange d’une chose contre une autre. Eh bien vous avez cela dans votre langue, qui est une langue où il y a des mots abstraits qui permettent d’aller très loin, et souvent de suggérer de façon polyvalente plusieurs acceptions à la fois. J’entends toujours définir votre langue comme une langue pauvre dans le vocabulaire. Le français aussi est une langue très pauvre dans le vocabulaire. C’est ce qui a fait sa richesse, son prix et sa valeur, et qui lui permet d’exprimer encore plus, par cette valeur de signe qu’est le mot français. Est-ce que je m’aventure un peu trop en parlant d’une langue qui ne m’est pas familière ? C’est à vous de me dire cela : j’arrive ici, où je sens que j’ai à répondre, quand je voudrais interroger. Dites-moi un petit peu comment vous paraît ce que je vous ai dit là, et s’il y a moins d’affinités que je ne le crois, et que je ne l’espère, entre nos deux langues et nos deux littératures.
Participant 2 : Je crois en effet, monsieur Leger, que par gentillesse vous exagérez un petit peu les qualités logiques et intellectuelles de la langue suédoise. Pas d’un point de vue concret : pour le concret, le suédois est très fort. Mais d’un point de vue intellectuel, je crois que vous la surestimez un petit peu.
SJP : Vous croyez ?
Participant 2 : Oui, je crois. Mais nous nous efforçons, en effet, de développer l’instrument que nous avons.
SJP : Si vous voulez développer un équilibre là-dedans, c’est que vous avez toujours eu inné, d’autre part, ce sens de la nature et des forces mystérieuses où baigne l’être humain. Vous avez toujours eu ce sens-là pour compléter. Vous pouviez être à la fois concret et abstrait, vous pouviez être les deux. Vous pouviez par exemple, en poésie, aller très loin dans un ordre presque ineffable, presque indéfinissable, et en même temps ne pas perdre le contact avec le sol. Parce que le problème du poète est que plus il va loin dans une matière presque insaisissable et souvent obscure, comme il en a le droit, plus il va loin vers l’abstrait comme objet, et plus il doit rester près du concret dans l’expression : par l’image, for example, plastique ou physique. Car s’il emploie des moyens aussi abstraits au service d’une pensée abstraite, alors il ne reste plus rien du poète, il n’a plus qu’à être philosophe ou essayiste. Et la pensée finale du poète tend toujours vers l’abstrait : c’est la fin justifiée pour lui, et les grands thèmes éternels du poète, qui sont toujours les mêmes, finissent presque sur le plan métaphysique.
Participant 1 : Mais croyez-vous que la poésie lyrique doive toujours garder ce caractère un peu hermétique qu’elle a maintenant ?
SJP : Not ! Pas du tout ! Qu’est-ce que vous appelez « hermétique[3] » ?
Participant 1 : Oh, parce que la poésie lyrique moderne n’est pas accessible au grand public …
SJP : Not, je vais vous le dire, il y a deux façons de comprendre l’hermétisme. Si vous appelez « hermétique » la forme elle-même, c’est-à-dire quand la forme est obscure ou compliquée, c’est inadmissible. Si c’est le fond qui est obscur, mais c’est la matière même de la poésie ! Quand vous maniez les thèmes éternels, qui touchent ou approchent presque de la métaphysique (life, la mort, etc.), c’est le mystère humain. Et que ce soit dans l’ordre collectif ou dans l’ordre individuel, le poète aura toujours à se mouvoir dans ce mystère irréductible où nous baignons tous. Et son rôle est de l’explorer jusqu’à l’ineffable, jusqu’à l’insaisissable, jusqu’à des prémonitions et des perceptions très subtiles. Eh bien, pour explorer tout cela, il explore une matière qui est obscure. Mais l’âme humaine est obscure ! Tout est obscur ! Cela est légitime ! Ce n’est pas ce qu’on appelle de l’hermétisme, ou bien c’est un hermétisme absolument légitime ! Si vous parlez de l’hermétisme de la forme, not ! Le poète manie des choses obscures. Vous savez cela dans votre tradition : même dans l’ordre collectif, on va à des choses très obscures, très mystérieuses, mais par les moyens les plus précis, les plus clairs, les moins hermétiques. L’expression, la langue que vous employez, ne doit jamais être vague ou mystérieuse. Plus vous maniez une chose mystérieuse, plus votre langue doit être aussi précise que la langue scientifique : elle doit être absolument rigoureuse, claire et pure. Donc l’hermétisme est légitime sur le fond que vous traitez, mais pas sur l’expression.
Participant 1 : D’accord, mais voyez-vous, quand des poètes s’exprimant d’ordinaire d’une manière qu’on pourrait appeler « hermétique » traitent de sujets qu’on pourrait dire plus concrets, comme quand Aragon ou Éluard prennent la parole aux heures tragiques de la France, for example, ils s’expriment d’une façon …
SJP : Ah, mais à ce moment-là, leur poésie devient engagée, ils ont une mission, ils ont à faire servir la poésie humainement pour un certain objet. Je ne dis pas que cela les entraîne dans une rhétorique, mais cela engendre forcément un mode qu’ils sont obligés d’employer pour jouer une certaine fonction presque publique, c’est-à-dire une fonction quelque peu verbale et oratoire. Éluard a employé ce mode pendant la Résistance, ainsi qu’à d’autres moments où il croyait devoir s’en acquitter humainement comme poète engagé. Mais il y a d’autres parties de sa poésie qui sont au contraire d’une sensibilité très pure ; vous l’appelleriez peut-être « ésotérique », mais elle ne l’est pas du tout.
Participant 2 : Sur cette question d’obscurité poétique, si vous voulez bien un exemple concret : l’obscurité de Mallarmé. Parce que vous admettez bien qu’il est obscur …
SJP : Oui.
Participant 2 : Est-ce que selon votre définition, son obscurité réside dans la forme ou dans le fond ?
SJP : Not, je vais vous le dire. J’ai le plus grand respect, comme toute ma génération, pour Mallarmé, parce qu’il a d’abord donné moralement un exemple extraordinaire d’abnégation face à la chose poétique – le contraire des romantiques, n’est-ce pas ? Il y a chez lui un ascétisme extraordinaire. Et toute la génération d’avant moi, celle de mes aînés, qui avaient vingt ans de plus que moi et qui constituaient déjà la génération intermédiaire, laquelle est une grande génération par l’abnégation, par le désintéressement à l’égard de l’audience, du grand public et du reste, a vécu avec un respect de Mallarmé qui est surtout un respect moral pour son attitude d’écrivain devant son œuvre et pour ses exigences envers lui-même. Cela dit, même si nous lui devons beaucoup en comparaison de toute la littérature académique, officielle et mondaine qui lui était parallèle, Mallarmé a limité une chose qui n’était pas nécessaire pour rejoindre le grand public : c’est sa langue. Je ne veux pas dire sa langue dans son expression, car il a un sens de la propriété qui est essentiel, mais sa syntaxe. Vous savez, il y a une chose qui est très tentante pour le français, c’est l’héritage du latin : nous sommes tous latinistes, on ne peut pas être un bon écrivain français sans être latiniste. Et je vais vous dire pourquoi c’est une servitude : parce que, même si je vais peut-être vous choquer, je ne trouve pas du tout que le fonds de la littérature latine soit si important ni si valable. Or, nous n’en avons pas besoin comme matière, elle est relativement secondaire et piètre, mais la langue nous est indispensable. By cons, la littérature grecque, et surtout la littérature présocratique (dont nous n’avons que des fragments), ainsi que la grande littérature classique elle-même, constituent pour nous la grande littérature du passé ; mais de la langue grecque, nous n’avons pas besoin. Nous avons besoin de la substance de la littérature grecque, et sa langue ne nous sert à rien ; et nous avons besoin de la langue latine, alors que la substance latine est presque un ersatz de la magnifique chose grecque. Vous pouvez faire des exceptions, bien entendu, mais enfin je vous parais peut-être anarchiste quand je vous dis cela : je vous donne une opinion personnelle. Et pourtant, c’est pour accentuer le contraste : bien que nous n’ayons pas besoin de tout l’héritage latin dans la pensée latine (à moins que nous ne soyons juristes), la langue nous est indispensable si l’on a, comme tout écrivain français authentique, le sens de l’étymologie.
Participant 3 : Puis-je vous demander ce que vous pensez de l’avenir de la poésie : doit-elle s’orienter dans la ligne du symbolisme, et suivant l’apport du surréalisme, vers une sorte d’expression de plus en plus abstraite, ou doit-elle songer de temps en temps à l’élément populaire ? La poésie doit-elle être de plus en plus une poésie pour les initiés, ou doit-elle se ramener de temps en temps au niveau de l’enfant et de l’homme de la rue, qui attendent du poète la révélation des vérités des choses et de leur éternité ?
SJP : Je ne crois pas qu’on doive être dogmatique à ce sujet. D’abord, ce n’est pas en voulant atteindre la foule ou le peuple qu’on les atteint. C’est souvent sans avoir voulu les atteindre. Et il faut faire cet honneur aux sources populaires, de penser qu’elles sont souvent infiniment plus proches de percevoir les choses que la poésie qui peut paraître la plus ésotérique, la plus hermétique, parce que leur perception est quelquefois plus intuitivement neuve que celle de la littérature bourgeoise acclimatée ou intermédiaire, et que celle des milieux de culture moyenne. Therefore, je ne crois pas du tout qu’il faille avoir un objet précis, et dire : « Je vais faire de la poésie pour atteindre l’audience populaire ». Not, absolument pas ! Je ne le crois pas. D’autre part, je ne crois pas que ce soit un avantage d’avoir une école. Les écoles sont nécessaires à certains moments pour briser des accoutumances, pour briser des choses qui deviennent trop statiques. La vie est une perpétuelle recréation, qui commence par de la destruction pour de la rénovation ; donc les écoles sont nécessaires, mais c’est ingrat pour elles, parce qu’ensuite, elles deviennent des limites : les écoles croient devoir illustrer leurs manifestes par des œuvres qui sont déjà limitées. C’est déjà une contrainte. Il y a des périodes entre les écoles, les écoles sont nécessaires de temps en temps pour briser quelque chose et passer à une rénovation, puisque la vie se perpétue toujours et que la poésie est en perpétuelle évolution, comme toute la vie. Mais je ne crois pas qu’on doive vouloir ne vivre que d’écoles, substituer une école à une autre indéfiniment ; je crois que c’est une erreur, et j’ai l’impression que c’est un très grand avantage pour la poésie, à certains moments, de ne pas relever d’une école particulière. Et nous sommes dans une époque, comme je le crois, dans tous les pays du monde, où la poésie a le droit de brasser toute une synthèse, sans rien refuser du passé, du présent, du futur et de ce qui est encore virtuel.
Participant 1 : Est-ce que vous croyez à un retour possible du poème conventionnel ? Du lyrique ?
SJP : Not, je n’y crois pas.
Participant 1 : Vous n’y croyez pas ?
SJP : Not, les formes conventionnelles …
Participant 1 : Je veux dire même de Baudelaire, de Verlaine, etc.
SJP : Not, je ne le crois pas. Parce qu’un retour aux formes conventionnelles serait un produit de culture. Mais le rythme de la vie à notre époque, et même de la pensée et de la sensibilité ne se prête pas à cela. Je ne le crois pas.
Participant 3 : Je pense que les moules classiques peuvent accidentellement redevenir extrêmement aisés si un poète trouve moyen de s’exprimer naturellement par les canons classiques et traditionnels.
SJP : Alors il s’interdit beaucoup de choses.
Participant 3 : Peut-être pas. Il y a plus de limites qu’on ne le suppose dans la mesure même des traditions. Je crois que Valéry nous l’a montré dernièrement. Un autre Valéry peut revenir. Je ne crois pas qu’il faille condamner, au nom des tendances d’une époque, des choses qui ont donné de grandes œuvres.
SJP : Vous répondez de façon générale. Moi, je vous réponds d’une façon qui m’est personnelle, que je conçois à partir de la liaison entre la poésie et le rythme de mon époque. Claudel aussi vous aurait répondu de la même façon que moi. And, mon Dieu ! j’ai discuté de cela bien souvent avec Valéry, qui était un très vieil ami, très intime.
Participant 3 : J’ai bien connu Valéry aussi.
SJP : Nous avons surtout été intimes à l’époque où il s’interdisait de publier, tout comme moi, qui avais vingt ans de moins que lui ; nous étions donc d’autant plus intimes, vivant en dehors de la littérature, pour nous dire franchement les choses. Mais à en croire tout ce qu’il me disait dans les derniers temps, je ne crois pas du tout que Valéry lui-même aurait pensé cela. Se condamner ainsi ne lui ressemblait pas, et il n’aurait jamais pensé qu’il fallût astreindre l’évolution poétique de notre époque aux formes classiques, cela je ne le crois pas.
Participant 3 : Ne croyez-vous pas que c’est uniquement une question de nature et de tempérament, plutôt que d’époque ?
SJP : Not, il n’y a pas qu’une question de nature et de tempérament. Oui, évidemment si l’on veut s’enfermer dans de l’orfèvrerie, dans une chose intellectuelle et culturelle, bien entendu. Mais si vous voulez faire jouer à l’œuvre poétique sa fonction presque physiologique, liée à tout un rythme de notre époque, je ne crois pas, for example, que la forme de l’alexandrin vous le permette. Elle vous limite à autre chose. Elle vous limite à de très belles œuvres d’art, cela n’empêche rien ! Mais je ne crois pas que, par là, elle suivra le cours de la pensée, de la sensibilité et de l’imagination modernes.
Participant 3 : Je ne dis pas qu’il faille revenir à ce qui a été fait : il ne faut jamais retourner en arrière sauf accidentellement. Mais quand je vois la beauté qu’ont conservée certaines œuvres exprimées d’une manière très classique, cette pérennité prouve que, si cela est le cas pour les poètes du passé, un poète dans l’avenir peut parfaitement s’exprimer avec une aisance profonde et même bouleversante dans les vieux modes classiques. Je ne dis pas qu’il faille continuer à le suivre, and …
SJP : Vous aurez de la difficulté à faire passer la notion de mouvement, comme la notion du rythme respiratoire. Si vous voulez faire de la cristallographie, si vous voulez faire une œuvre intellectuelle, yes. Mais si vous voulez impliquer la notion de mouvement, qui n’intervient pas assez souvent dans cette chose vivante qu’est la poésie, ce n’est pas vrai. Déjà Claudel n’a pas été assez loin : Claudel a eu le souci, ce qui était déjà une révolution à son époque, de faire intervenir la mesure du mouvement respiratoire. Et c’est exact, parce que l’alexandrin ou l’octosyllabe, for example, sont comme un métronome. Vous pouvez y faire passer intellectuellement tous les raffinements que vous voulez, aller très loin par l’intelligence, mais physiologiquement vous n’y ferez pas passer grand-chose. Et si le poète n’est certes pas un définisseur intellectuel, je ne dis pas qu’il est un mime, mais que c’est un être qui devient le poème lui-même : il est le poème, et il est lui-même la matière poétique, il n’est pas simplement un homme qui élabore intellectuellement son poème comme dans un laboratoire. Il incarne le poème, il le devient, il le vit, il l’agit. Eh bien, en faisant cela dans le corset d’une métrique classique, vous pouvez donner une œuvre géniale au point de vue purement intellectuel, vous ferez de la cristallographie, mais vous n’aurez pas une œuvre qui soit mystérieusement, dans son amplitude ou ses mouvements, comme les mouvements de la mer ou les mouvements de notre époque. Nous vivons sur des cycles et nous vivons sur un échange de mouvements. Claudel a déjà rendu un très grand service quand il a libéré à moitié le rythme de l’être humain dans la poésie : il a compris – mais cela n’était pas aller assez loin – qu’il fallait suivre le rythme respiratoire, lequel vous donne déjà quelque chose de moins automatique, parce que suivant le moment de passion qui passe dans un être humain, ou le bouleversement de mouvements, votre amplitude respiratoire n’est pas la même, mais elle est plus ou moins précipitée, plus ou moins large ou restreinte. Seulement, cela ne va pas encore assez loin, parce que ce sont encore des limites que la cage thoracique d’un être humain. C’est déjà très beau d’avoir donné cette respiration et cette amplitude suivant la précipitation du débit et du mouvement dans l’être humain. Mais on peut aller beaucoup plus loin, comme on peut aller dans beaucoup de complexité dans la métrique intérieure. Finally, je ne prétends avoir aucun jugement, je ne parle que personnellement et d’instinct. Mais pour répondre à votre question, je ne crois pas que ce soit le cas. Au contraire, cela tendrait à séparer la poésie de l’être humain vivant que d’en faire intellectuellement cette belle chose dans un très beau corset.
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[1] « À propos de documents méconnus : archives radiophoniques (th, November, December 1960) », Loïc Cery, in Saint-John Perse, 1960-2010 : the 50 ans d’un Prix Nobel, La nouvelle anabase, No. 6, Paris, L'Harmattan, 2010, p. 51‑62.
[2] « Contrairement à ce qu’on peut imaginer, le poème français le plus expansif, ou même le plus emphatique en apparence, ne serait encore fait que pour l’oreille interne. » (Saint-John Perse, « Lettre à la Berkeley Review sur l’expression poétique française », Complete Works, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p. 568).
[3] Le passage qui s’ouvre sur cette question (jusqu’à « Si vous parlez de l’hermétisme de la forme, not ! ») est le seul dont une diffusion radiophonique soit à ce jour recensée. Cf. "Saint-John Perse, le poète en exil », Une vie une œuvre, productrice Bénédicte Niogret, réalisateur Jean-Claude Loiseau, France Culture, 23 February 1995, 1 . 24.