Il y a trente ans Saint-John Perse, Prix Nobel
Article d’André Velter paru dans Le Monde, édition du 21 octobre 1990
« Pour l’envolée altière et la richesse imaginative de sa création poétique qui donne un reflet visionnaire de l’heure présente », l’Académie suédoise décidait, le 26 octobre 1960, d’attribuer le Nobel de littérature à Saint-John Perse. Ce choix, qui ne surprenait certainement pas les cénacles littéraires et artistiques, révélait pourtant un inconnu de soixante-treize ans au public international et même au public français, tant son œuvre était restée jusque-là comme souverainement à l’écart.
Traduit très tôt par Rilke, T.S. Eliot, Walter Benjamin, Giuseppe Ungaretti, célébré par des écrivains aussi divers que Marcel Proust, Paul Claudel, Henry Miller, André Breton, François Mauriac ou Miguel Angel Asturias, l’auteur d’Amers présentait le profil d’un poète difficile, exceptionnel certes et de haute inspiration, mais destiné à quelques lecteurs choisis, à quelques privilégiés de la culture. Si Roger Caillois a parlé fort justement à son propos de « gloire secrète », c’est que la destinée de Saint-John Perse, libre, lui, de sa parole et de ses horizons, n’était nullement affranchie d’un autre destin plus repérable, plus contraignant et soumis statutairement à un devoir de réserve.
Car la biographie de Saint-John Perse commence comme celle d’un autre. Comme celle de ce Marie-René Alexis Saint-Léger, né le 31 mai 1887 à la Guadeloupe, dans un îlot situé au large de Pointe-à-Pitre et qui devait rester jusqu’à l’âge de douze ans dans cet univers seigneurial, exotique, d’éclat solaire et d’ombre sensuelle. Sa famille, qui avait fait souche aux Antilles depuis plusieurs générations, allait regagner la France en 1899. L’enfant poursuivit alors ses études à Pau, puis se retrouva à Bordeaux. En 1911, sous la signature abrégée d’Alexis Léger, il postulait pour une carrière diplomatique. En poste à Pékin dès 1916, il y restait cinq ans, et voyageait en Corée, en Mandchourie, en Mongolie. Sa traversée du désert de Gobi, ajoutée aux récits d’érudits aventureux qu’il accueillait chez lui, tels le sinologue Paul Pelliot ou le tibétologue Jacques Bacot, lui inspirait Anabase, sa première composition majeure, celle pour laquelle il s’inventait le paraphe de Saint-John Perse.
Désormais, l’homme a donné deux noms distincts aux versants de sa vie. Le diplomate brillant, courageux, si distingué, si racé, qui gravit rapidement les échelons, et le poète d’ample vision et de souffle infini, mais qui pour longtemps se tait, sacrifiant son chant profond aux exigences incertaines de l’Histoire. Ainsi Alexis Léger, directeur de cabinet d’Aristide Briand, puis secrétaire général du Quai d’Orsay, impose-t-il à Saint-John Perse un retour à l’anonymat et au silence d’une quinzaine d’années.
Pour survivre à une telle traversée du désert : une centaine de pages publiées, dont l’auteur interdit même toute réimpression. Mais ces pages sont de celles qui inaugurent et qui accomplissent, de celles qui s’inscrivent et deviennent aussitôt mémoire. Voici, à dix-sept ans, « l’obscure naissance du langage » et déjà la voix placée à l’étiage des plénitudes quand, « ouvrant le Livre, tu promenais un doigt usé entre les prophéties, puis, le regard fixé au large, tu attendais l’instant du départ, le lever du grand vent qui te descellerait d’un coup, comme un typhon, divisant les nuées devant l’attente de tes yeux ». « De mon frère le poète… »
Et c’est ce regard fixé au large qui allait, toujours, aimanter la parole, la jeter à perte de vue. « Tous les chemins du monde nous mangent dans la main », avait-il dit, et c’était la poussière levée des pistes caravanières qui montait jusqu’à lui tandis qu’il écrivait Anabase, dans un petit temple taoïste à une journée de cheval au nord-ouest de Pékin.
Nous n’habiterons pas toujours ces terres jaunes, notre délice… (…) Terre arable du songe ! Qui parle de bâtir ? _ J’ai vu la terre distribuée en de vastes espaces et ma pensée n’est point distraite du navigateur…
C’est misère que de donner des bribes d’un tel poème épique où les mots gardent la densité des pierres, où le chant s’accorde à la houle des lointains. Car il est à proférer d’un souffle pour que vienne à la bouche une ivresse nomade, expédition guerrière, chevauchée de grand péril et de grand vent qui mène bien au-delà de nous.
Les dernières lignes tracées par Saint-John Perse avant sa longue panne poétique avaient goût d’amertume légère. « De mon frère le poète on a eu des nouvelles. Il a écrit encore une chose très douce. Et quelques-uns en eurent connaissance… « Place était faite à Alexis Léger qui se dévoua alors totalement à la politique européenne d’Aristide Briand, concevant, préparant, négociant les accords de Locarno (1), influençant directement le pacte Briand-Kellog sur la renonciation à la guerre comme instrument de politique nationale, rédigeant divers documents de la Société des Nations et, notamment, le Memorandum pour « l’organisation d’un régime d’union fédérale » en Europe.
La montée puis le triomphe du nazisme en Allemagne ruinent ces tentatives généreuses et lucides. Alexis Léger, après la mort de Briand en 1932, continue de tenir le rôle principal au ministère des affaires étrangères jusqu’au début de la seconde guerre mondiale. Pourtant, il se trouve de plus en plus fréquemment piégé par ses fonctions, assumant des directives qu’il réprouve, participant personnellement à des pourparlers qu’il condamne. Il assiste ainsi à la conférence de Munich, alors que son hostilité à la politique dite d' »apaisement » vis-à-vis de Hitler était connue.
Dénoncé comme belliciste par tous les collaborateurs en puissance, il est subrepticement limogé par Paul Reynaud après l’avancée décisive de l’armée allemande en mai 1940. Il refuse le poste d’ambassadeur à Washington, se met en disponibilité, s’embarque le 16 juin sur un cargo dans l’estuaire de la Gironde à destination de Londres, poursuit vers l’Amérique du Nord et arrive au Canada le 14 juillet 1940. Il apprend peu après que le gouvernement de Vichy l’a déchu de la nationalité française et que la Gestapo a mis à sac son appartement parisien.
Alexis Léger n’est plus qu’un exilé. Il a, au bout du compte, et quoique noblement, échoué dans la conduite des affaires du monde. Le temps de Saint-John Perse est définitivement revenu. C’est à lui qu’il appartient de ressusciter ses armes et de dire, non pas son exil, mais l’exil de tous les étrangers, en tous lieux et par tous les âges.
Nos pensers courent à l’action sur des pistes osseuses. L’éclair m’ouvre le lit de plus vastes desseins. L’orage en vain déplace les bornes de l’absence.
Ceux-là qui furent se croiser aux grandes Indes atlantiques, ceux-là qui flairent l’idée neuve aux fraîcheurs de l’abîme, ceux-là qui soufflent dans les cornes aux portes du futur.
Savent qu’aux sables de l’exil sifflent les hautes passions lovées sous le fouet de l’éclair… (…)
Et c’est l’heure, ô Poète, de décliner ton nom, ta naissance, et ta race… Cette heure de renaissance ne connaîtra plus d’éclipse »
Tragiquement débarrassé de tout fardeau politique, celui qui avait voulu pratiquer « le plus strict dédoublement de la personnalité » sans admettre qu’il signait là, avec lui-même, un pacte désolant, celui-là retrouvait son verbe d’altitude et l’insondable, merveilleux et magique miroitement des mots. Dans une île des côtes du Maine, il écrit un poème d’universelle amplitude, où les sinistres éclairs d’un présent meurtrier ne cessent de passer, de hanter le ciel et les consciences, mais comme transmués, sublimés, transformés en blasons d’infamie, en marques de vastes souffrances faites, à jamais, à l’esprit. Vents est « l’instance extrême où le poète a témoigné », l’acte violent de la parole qui se mesure à l’absolue violence, c’est aussi le chant par excellence, la moisson des syllabes, le développement des rythmes, le déferlement des sons, c’est une longue exhalaison liturgique qui semble renflouer le monde sous une haleine sacrée.
C’étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde,
De très grands vents en liesse par le monde, qui n’avaient d’aire ni de gîte,
Qui n’avaient garde ni mesure, et nous laissaient, hommes de paille,
En l’an de paille sur leur erre… Ah ! oui, de très grands vents sur toutes faces de vivants !
Puis naît l’œuvre au long cours qui explore, ranime, réveille le réel et les songes qui l’ont vu naître. Homme des îles, il célèbre la mer comme il ferait de l’éternel, de l’énergie première, de la matrice initiale où tout surgit, où tout s’échoue, les êtres et les choses, les tribus et les empires, les civilisations, les fables, les mystères.
J’ai vu sourire aux feux du large la grande chose fériée : la Mer en fête de nos songes, comme une Pâque d’herbe verte et comme fête que l’on fête,
Toute la Mer en fête des confins, sous sa fauconnerie de nuées blanches, comme domaine de franchise et comme terre de mainmorte, comme province d’herbe folle et qui fut jouée aux dés…
Ce livre, Amers, est comme le berceau où s’entassent les trésors, les rapines, les emprunts miraculeux, les mythes inventés, les litanies des confins, les murmures des nuits peuplées. Saint-John Perse y marie sa maîtrise et ses caprices, sa fascination de l’immémorial et son plaisir du périssable. Avec l’enfance comme boussole secrète, il n’est pas loin d’en remontrer aux dieux. A moins qu’il n’ait voulu rivaliser avec le cyclone qui déposa un jour au milieu de son île natale un bateau qui se changea très vite en corbeille de fleurs.
Nous qui mourrons peut-être un jour disons l’homme immortel au foyer de l’instant.
L’Usurpateur se lève sur sa chaise d’ivoire. L’amant se lave de ses nuits.
Et l’homme au masque d’or se dévêt de son or en l’honneur de la Mer.
Le messager des mondes démunis
Vinrent pourtant la consécration, les honneurs, l’annonce de Stockholm. Il s’y présenta, dans un habit impeccable, sans décorations, jugeant que le poète n’avait pas à exhiber les breloques du diplomate. Et il lut au Banquet Nobel cinq feuillets qui, célébrant la poésie, désignaient lumineusement ses espaces, revendiquaient hautement son pouvoir. « Aussi loin que la science recule ses frontières, et sur tout l’arc étendu de ces frontières, on entendra courir encore la meute chasseresse du poète. Car si la poésie n’est pas, comme on l’a dit, « le réel absolu », elle en est bien la plus proche convoitise et la plus proche appréhension, à cette limite extrême de complicité où le réel dans le poème semble s’informer lui-même. »
Considérant la poésie comme mode de connaissance mais surtout comme mode de vie intégrale, il lui assigne toutes les tâches, les sauvegardes et l’invention des sources neuves. « Quand les mythologies s’effondrent, c’est dans la poésie que trouve refuge le divin ; peut-être même son relais. « A l’écouter, si précis, si enthousiaste dans son exhortation, on sent que, sans esprit de vengeance, Saint-John Perse fait quelque peu la leçon à Alexis Léger. On n’en doute plus lorsqu’il conclut abruptement : « Et c’est assez, pour le poète, d’être la mauvaise conscience de son temps. »
Aura-t-il été cette mauvaise conscience, ce ferment de révolte, cet aiguilleur d’inconnu ? Sans doute pas en France où sa hauteur de ton a suscité une admiration un peu abstraite, une ferveur désincarnée. Son verbe s’adresse en effet à des vivants moins frileux, à des hommes de vastes étendues, et qui connaissent les sables des déserts ou les miroirs orageux des océans. Saint-John Perse _ qui devait mourir en 1975 _ est le messager des mondes démunis, excessifs et grandioses que la lèpre des villes, jour après jour, colonise et avilit. Son œuvre, qui est de noblesse plus que de refus, appelle cependant, avec superbe et jubilation, à ce refus-là.
ANDRE VELTER