Dag Hammarskjöld et la traduction de Chronique Göran Fäldt
Göran Fäldt[1]
Comment se fait-il que Dag Hammarskjöld ait pu traduire le poème Chronique de Saint-John Perse à temps avant la sélection du lauréat du prix Nobel par l’Académie suédoise en 1960, alors qu’il vivait peut-être la période la plus intense et la plus difficile de son existence en tant que Secrétaire général de l’ONU ?
Une forte amitié s’était tissée entre les deux diplomates comme le montrent, entre autres, les lettres qu’ils ont échangées au cours des années cinquante[2]. Leur ami commun, Henri Hoppenot avait œuvré pour que Dag Hammarskjöld succède en 1953 à Tryggve Lie en tant que Secrétaire général de l’ONU. En 1954 lorsque Dag Hammarskjöld devint membre de l’Académie suédoise, après son père, c’est alors Hoppenot qui suggéra à Hammarskjöld de recommander la candidature de Saint-John Perse pour le prix Nobel.
Il était pourtant convenu que c’était Erik Lindegren qui traduirait le poème de Saint-John Perse. Que Dag Hammarskjöld ait pris l’initiative d’inviter Erik Lindegren à traduire Saint-John Perse ressort d’une lettre du 7 septembre 1955. Il est surprenant que Hammarskjöld n’ait pas choisi Artur Lundkvist qui avait traduit Anabase[3] dès 1939, mais il considérait Lindegren (qui avait déjà brillamment traduit, entre autres, T. S. Eliot, Rainer Maria Rilke et Paul Claudel), comme un poète et traducteur moderne particulièrement talentueux. Il avait aussi traduit des extraits d’Éloges, d’Exil et de Vents (publiés en 1948 à Stockholm dans le recueil 19 Moderna franska poeter).
Saint-John Perse accepta sans hésiter la proposition de Dag Hammarskjöld et initia alors un échange de lettres avec Erik Lindegren (qui ont été conservées[4]). Saint-John Perse s’y montre extrêmement disponible et accommodant envers Lindegren, espérant aussi le rencontrer un jour à New York ou à Washington.
Pendant un peu plus d’un an, Lindegren réalisa plusieurs traductions de poèmes de Saint-John Perse (elles seront publiés en 1956 sous le titre de Jord, Vindar, Hav, en français Terre, Vents, Mers). Hammarskjöld et Saint-John Perse en furent l’un et l’autre entièrement satisfaits et convinrent de continuer à travailler avec Lindegren.
Pourtant, s’agissant de Chronique, Saint-John Perse reçut en 1960 une lettre de Dag Hammarskjöld (datée du 13 juin) dans laquelle il lui apprit que Lindegren n’avait apparemment pas commencé à travailler sur le poème, alors que celui-ci était paru en français depuis l’automne 1959[5].
Dag Hammarskjöld demanda alors à Saint-John Perse s’il voulait bien le laisser lui-même commencer la traduction, mais sous le contrôle de Lindegren. Il n’y eut pas de réponse de Saint-John Perse sous forme de lettre, mais une réponse affirmative a dû venir par d’autres moyens puisque Hammarskjöld se mit aussitôt au travail.
Il ressort de la lettre de Dag Hammarskjöld qu’il pensait que Lindegren était malade et ignorait que celui-ci avait effectivement commencé à travailler sur le texte. D’une manière ou d’une autre – peut-être en raison de lacunes dans la communication – Hammarskjöld se chargea de l’intégralité de la traduction.
Il est intéressant de noter que dans une lettre du 21 juin 1960 au metteur en scène Karl Ragnar Gierow, Hammarskjöld dit qu’après avoir travaillé sur le drame Växelsången (The Antiphon) de Djuna Barnes, il a « explosé » dans la traduction de Chronique ! Växelsången[6] fit salle comble au théâtre national, Dramaten en 1961 et fut saluée par la critique, mais c’était une œuvre radicalement différente de la poésie de Saint-John Perse.
Le 23 août 1960, Hammarskjöld envoya à Saint-John Perse, d’une part, un discours qu’il avait prononcé au Conseil de sécurité, et d’autre part la traduction complète de Chronique en suédois, ajoutant que Lindegren, à qui il l’avait communiquée, y avait « à peine touché ».
Le tout est étrange. Lindegren a peut-être compris qu’il était urgent de publier le poème en suédois, avant que l’Académie suédoise ne prenne sa décision sur le prix Nobel, sachant que Dag Hammarskjöld s’était prononcé en faveur de Saint-John Perse. Il était donc maintenant temps de mettre la touche finale.
Lindegren n’a soulevé aucune objection. Il a vu la traduction, l’a approuvée et a repris son propre travail là où il en était[7]. Lindegren agit d’une manière désintéressée alors qu’il était pourtant l’élu, le vrai poète et interprète, et celui qui avait le temps et le talent pour faire cette traduction.
Si Hammarskjöld avait commencé sa traduction le jour où il en a demandé par lettre la permission – c’est-à-dire le 13 juin – puis envoyé la traduction le 23 août, il aurait eu un maximum de 70 jours pour ce travail. La lettre à Gierow – celle concernant l’« explosion » – est datée du 21 juin et semble indiquer qu’il a commencé à travailler au moment où il a écrit à Saint-John Perse, sans attendre sa réponse. L’« explosion » remonte peut-être déjà à une semaine – la période entre le 13 et le 21 juin.
On peut supposer que l’universalisme de Saint-John Perse et sa recherche d’une vision holistique de la vie appartenaient à la propre vision du Secrétaire général. Ils avaient aussi en commun la citoyenneté mondiale, la vie intellectuelle nomade, l’action pour la paix, la vigilance contre les dictatures. Mais est-il suffisant de dire que la poésie de Saint-John Perse comprenait et exprimait tout ce que Hammarskjöld pensait et ressentait le plus profondément ? Saint-John Perse n’était que l’un des nombreux poètes qui étaient des contrepoids spirituels aux conflits auxquels Hammarskjöld faisait face chaque jour.
Il doit y avoir plusieurs raisons pour lesquelles leur amitié a duré et pour que Hammarskjöld traduise Chronique, autres que la simple admiration pour le poème lui-même, avec sa beauté et son contenu.
Ce qui est important pour Hammarskjöld chez Saint-John Perse, doit être la pensée elle-même et l’art lui-même, qui est au-dessus de l’existence dégradante et inhumaine. L’exaltation artistique, qui permet mentalement de persévérer dans un monde où les questions de pouvoir et de prestige menacent de détruire toute communauté humaine et toute culture, doit être ce qui est vital pour Dag Hammarskjöld. La recherche montre également qu’il existe un lien entre les crises politiques et les poèmes de Saint-John Perse. Les difficultés de négociation diplomatique en Chine et à Pékin avec la libération des pilotes américains entrés sur le territoire chinois sont reflétées dans Anabase. Des passages du poème « Hav » (Mers) l’avaient inspiré en août 1956 en pleine crise de Suez. Et à propos du Congo en 1960, Hammarskjöld a même dit que Chronique avait influencé sa décision au cours de la crise. C’est en soi un exemple extrêmement intéressant de l’importance de la poésie pour Hammarskjöld.
Hammarskjöld lui-même est-il présent dans Chronique ? Cela ne peut pas être exclu. Un passage notamment y fait peut-être allusion à Hammarskjöld :
« Nous faudra-t-il – car l’Océan des choses nous assiège – nous en couvrir le front et le visage, comme l’on voit, au plus haut cap, l’homme de grand songe sous l’orage s’enfouir la tête dans un sac pour converser avec son dieu ? »
« L’océan des choses » c’est peut-être le cours intense des événements, « l’homme de grand rêve » serait Dag Hammarskjöld, « le cap le plus haut » serait le gratte-ciel de l’ONU. « Quand le temps se déchaîne » – peut-être la crise de Suez ou la crise tunisienne, et le « sac » – peut-être le silence. Et enfin, « parler avec son dieu » (minuscule chez Saint-John Perse, non croyant) – serait le mysticisme chrétien, que l’on retrouve dans Vägmärken [Jalons, son journal].
L’accueil
Comment la traduction suédoise de Chronique a-t-elle ensuite été reçue lorsqu’elle a été publiée? Les critiques n’ont pas été très positives à ce propos. Dans une lettre datée du 26 octobre 1960, Hammarskjöld lui-même écrit à Saint-John Perse que la traduction n’est pas parfaite. Il avait donc insisté pour que l’édition suédoise contienne le texte original français d’un côté et la traduction de l’autre. Seul Åke Janzon, alors critique littéraire à Svenska Dagbladet, est assez positif dans sa critique, mais il n’est pas convaincu. Il pense que certaines expressions semblent lourdes et sans vie en suédois, et d’autres complètement inefficaces. Dans Jönköpingsposten du 15 décembre 1960, Josef Rydén laisse entendre qu’avec Saint-John Perse et après Salvatore Quasimodo l’année précédente, le prix Nobel avait été à nouveau attribué à un poète bien difficile …
Étant donné le degré de difficulté du texte, il faut aussi tenir compte des efforts que la traduction a demandé à Hammarskjöld, à quoi s’ajoute le manque de temps, à raison d’une actualité pour le moins dramatique. Mais le désir de rendre justice à Saint-John Perse avait donc triomphé de tous ces obstacles.
Le motif de l’Académie suédoise
L’évaluation la plus intéressante du travail de Saint-John Perse est, bien sûr, le motif avancé par l’Académie suédoise pour justifier son choix. Comme le veut la tradition, il résume la poésie de Saint-John Perse : le prix Nobel de littérature lui est attribué « pour l’envolée altière et la richesse imaginative de sa création poétique qui donne un reflet visionnaire à l’heure présente ».
Les mots-clés sont « l’envolée altière » – une sorte de grand poème épique visionnaire. Dans les poèmes de Saint-John Perse, la nature est subordonnée à la vision, et l’histoire est subordonnée au temps. Son style est proche de celui de Dag Hammarskjöld dans Vägmärken, et souvent de sa prose.
On a demandé plus tard à Saint-John Perse pourquoi il écrivait des poèmes. Sa réponse était : « pour mieux vivre ».
Si on avait posé à Hammarskjöld la même question en lui demandant pourquoi il lisait et traduisait de la poésie, peut-être aurait-il répondu de la même manière : « pour mieux vivre ».
Nous ne le saurons jamais. Mais quelques vers du début du poème peuvent nous donner une idée de la très belle traduction de Dag Hammarskjöld, et témoigner de l’admiration qu’il mérite :
« Si haut que soit le site, une autre mer au loin s’élève, et qui nous suit, à hauteur du front d’homme : très haute masse et levée d’âge à l’horizon des terres, comme rempart de pierre au front d’Asie, et très haut seuil en flamme à l’horizon des hommes de toujours, vivants et morts de même foule. »
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Mentions par Saint-John Perse
des traductions de ses œuvres en suédois
dans la « Bibliographie » de ses Œuvres complètes
Anabasis. Traduction intégrale (avec introduction de Arthur [Artur] Lundkvist, dans son recueil Ikarust Flygt [Ikaros flykt], Bonniers, Stockholm, 1939. (OC, p. 1354)
Exil (I-VIII). Traduction de Erik Lindegren, sans son recueil Saint-John, Perse : Jord, Vindar, Hav [Jord, vindar, hav], Albert Bonniers, Stockholm, 1956. (OC, p. 1359)
Vents (I-III-IV). Traduction de Erik Lindegren, pour son livre Jord, Vindar, Hav. Publié chez Albert Bonniers, Stockholm, 1956. (OC, p. 1361)
[Amers] Sasom Karil Aro Skeppen [Såsom käril äro skeppen] (« Amants, ô tard venus parmi les marbres »). Traduction d’Erik Lindegren pour son recueil Saint-John, Perse : Jord, Vindar, Hav. op. cit., OC, p. 1364)
Kronika [Krönika]. Traduction intégrale de Dag Hammarskjöld. Publié en volume, édition bilingue, Alb. Bonniers Forlag, Stockholm, 1960. (OC, p. 1366)
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[1] Göran Fäldt, professeur retraité de français et anglais à Jönköping (Suède), est diacre dans la paroisse catholique Saint-François de la ville. Le présent texte est la traduction, adaptée et annotée par Marie-Noëlle Little et Claude Thiébaut, de la conférence sur Dag Hammarskjöld et Saint-John Perse qu’il a donnée en 2005 à la bibliothèque de Jönköping et publiée dans la revue Signum, Orientation catholique sur l’Église, la culture et la société (Uppsala).
[2] Les lettres échangées entre les deux hommes entre 1955 et 1961 ont été publiées par Marie-Noëlle Little dans les Cahiers Saint-John Perse (Paris, Gallimard, 1993), puis traduites, sous le titre The Poet and the Diplomat (Syracuse University Press, Syracuse, N. Y., 2001).
[3] Dans le recueil collectif Ikarust Flygt (Le Vol d’Icare, Bonniers, Stockholm) où la traduction est accompagnée d’un article de quatre pages qu’il avait d’abord publié en 1936 sous le titre « Une nouvelle anabase » et qui est conçu comme une « première introduction » à l’œuvre du poète français pour le public scandinave. Mention par SJP de la publication dans Le Vol d’Icare dans la « Bibliographie », OC, p. 1354.
[4] Ces manuscrits et ces lettres se trouvent dans les collections Lindegren et Hammarskjöld à la Bibliothèque Royale de Stockholm.
[5] Dans Les Cahiers du Sud, n° 352, octobre-novembre 1959, en livre chez Gallimard début 1960.
[6] Cette traduction (par Dag Hammarskjöld et Karl Ragnar Gierow) fut ensuite publiée à Stockholm chez Nordstedt en 1961.
[7] Lindegren n’a apparemment jamais terminé sa traduction de Chronique, en tout cas il ne l’a jamais publiée.