Paul Valéry (1871-1945)
Je n’oublierai jamais ma conférence de Zurich, une des premières que j’aie faites. Je devais parler à l’Université de « La crise de l’esprit européen ».
Le 15 novembre 1922, devant les étudiants de l’université de Zurich, il s’est interrogé sur le destin des civilisations et sur l’Europe. Le texte en a paru en 1924.
Vous m’excuserez de donner à ces mots d’Europe et d’Européen une signification un peu plus que géographique, et un peu plus qu’historique, mais en quelque sorte fonctionnelle. Je dirais qu’une Europe est une espèce de système forme d’une certaine diversité humaine et d’ une localité particulièrement favorable ; façonnée enfin par une histoire singulièrement mouvementée et vivante. Le produit de cette conjoncture de circonstances est un Européen. […]
Je considère comme européens tous les peuples qui ont subi au cours de l’histoire les trois influences que je vais dire.
La première est celle de Rome. Partout où l’Empire romain a dominé, et partout où sa puissance s’est fait sentir ; et même partout où l’Empire a été l’objet de crainte, d’admiration et d’envie ; partout où le poids du glaive romain s’est fait sentir, partout où la majesté des institutions et des lois, où l’appareil et la dignité de la magistrature ont été reconnus, copiés, parfois même bizarrement singés, – là est quelque chose d’européen. […]
Vint ensuite le christianisme. Vous savez comme il s’est peu à peu répandu dans l’espace même de la conquête romaine. […] Mais, tandis que la conquête romaine n’avait saisi que l’homme politique et n’avait régi les esprits que dans leurs habitudes extérieures, la conquête chrétienne vise et atteint progressivement le profond de la conscience. […]
Ce que nous devons à la Grèce est peut-être ce qui nous a distingués le plus profondément du reste de l’humanité. Nous lui devons la discipline de l’Esprit […]. Nous lui devons une méthode de penser qui tend à rapporter toutes choses à l’homme, à l’homme complet.
Partout ou les noms de César, de Gaius, de Trajan et de Virgile, partout ou les noms de Moise et de saint Paul, partout ou les noms d’Aristote, de Platon et d’Euclide ont eu une signification et une autorité simultanées, la est l’Europe. Toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise, quant a l’esprit, a la discipline des Grecs, est absolument européenne.
Paul Valéry, « Note (ou L’Européen) »
première publication en 1924 dans la Revue Universelle,
repris dans Variété I, Essais quasi politiques, « La crise de l’esprit », Deuxième lettre.
En 1922, Alexis Leger commençait sa carrière au Ministère des Affaires étrangères. « Il s’efforça toujours d’aider de son mieux Paul Valéry en le faisant charger, par le « Service des Œuvres », de conférences littéraires ou de missions culturelles dans les villes d’Europe. » Fut-ce déjà le cas pour cette première conférence ?
Sa « Lettre à Paul Valéry » publiée dans la Pléiade est datée du 26 novembre, soit quelques jours après la conférence de Zurich, mais elle concerne un autre texte de Valéry, sa « Note et digressions sur la l’introduction à la méthode de Léonard de Vinci ». C’est un témoignage d’admiration d’une grande portée :
« Je ne connais point de plus pur, de plus noble témoignage de l’esprit humain ». OC., p. 463.
« Pour répondre à la curiosité [de Valéry] en matière de politique étrangère, il lui assura plusieurs fois l’audience du ministre des Affaires étrangères, Aristide Briand, avec qui il put même un jour le faire déjeuner dans l’intimité ». OC., p. 1239.
La Fondation Saint-John Perse conserve nombre de lettres échangées par les deux hommes, la plus ancienne date de 1912. De très courts extraits en sont donnés dans la Pléiade (p. 1139).