Annexe VII – Rapport confidentiel joint par Jean de Noblet à la lettre précédente
(dossier Noblet, Archives diplomatiques)
Rapport Confidentiel
Le 9 octobre 1928, M. A. Léger, chargé de l’enquête au Quai d’Orsay après publication survenue le 22 septembre[1] dans le New York American, me faisait adresser par M. Bargeton un télégramme officiel m’invitant à rentrer d’urgence. Je pris le train aussitôt sans même prendre le temps de dîner et après un voyage de nuit de quinze heures, j’arrivai à Paris que j’avais quitté en congé le 15 septembre et me présentai chez M. Bargeton. Celui-ci, auquel j’avais le 3 octobre, répondant à une lettre privée[2], affirmé ma conviction que la fuite ne devait pas venir du Service de presse, déclara que ma convocation était une simple formalité et qu’il désirait seulement, pour la régularité de l’enquête, un rapport administratif déjà fourni par tous mes collègues du service. Il ajouta qu’il était trop pressé pour me parler en ce moment et qu’il me reverrait à ce sujet au début de l’après-midi.
Quelques instants après il revenait et me demandait de la part de M. Léger, de bien vouloir vérifier avec un commissaire de la Préfecture de police si aucune indication ne pouvait être relevée à l’encontre de certaines personnes suspectes. Il précisa qu’il s’adressait à moi parce que j’avais gardé le service pendant presque tout l’été tandis que lui-même et monsieur Bressy[3] étaient absents et qu’il comptait sur moi pour aider dans toute la mesure du possible aux recherches de la police et faire part de toutes les hypothèses qu’elles pourraient me suggérer. Je rencontrai dans les locaux du Cabinet du Ministre l’envoyé de la préfecture où je me rendis aussitôt. Là j’ai été gardé à vue de midi à 4 heures du matin. Envoyé pour avoir une conversation confiante de fonctionnaire à fonctionnaire je reçus l’assurance que les documents du service de presse avaient été emportés par M. Deleplanque et tous les moyens furent employés pour me faire croire à la disparition de pièces qui n’avaient jamais quitté leur dossier. Mais comme j’affirmais être certain d’avoir toujours remis le dossier avec le document intact dans le coffre, je fus pendant 16 heures[4] où mon interrogatoire ne s’arrêta pas un seul instant, menacé d’être mis en prison si je n’arrivais pas à donner une explication quelconque conforme à la version officiellement adoptée, tandis que l’affaire n’aurait aucune suite dans le cas contraire, les documents étant reconnus sans importance réelle. Ayant demandé à téléphoner à monsieur Léger il me fut répondu que j’étais détenu par son ordre.
Le parquet n’ayant été saisi que beaucoup plus tard[5], mon interrogatoire constituait une violation formelle de la loi et les circonstances dans lesquelles j’ai été amené à le subir un véritable guet-apens[6]. En me traitant ainsi la police agissait uniquement sur les instructions du Chef de Cabinet du Ministre. Le lendemain je demandais à voir M. Léger. Ce fonctionnaire chargé de l’enquête administrative a toujours refusé de me recevoir. Il se borna à me faire répéter par M. Bargeton que les renseignements recueillis par lui démontraient que les documents publiés ne pouvaient sortir que du service de presse et que cette conviction était acquise indépendamment des assertions de M. Deleplanque. Or les faits connus établissent au contraire que sur les 75 exemplaires de la circulaire, le seul exemplaire dont on ait vérifié la présence dans son dossier était celui du service de presse et que sur les cinq ou six exemplaires du document annexe publiés également par le New York American, le seul dont on connaissait la destination est celui qui a été retrouvé intact au service de presse. Où étaient passés les quatre ou cinq autres ? M. Massigli[7] entendu à l’instruction ainsi que M. Moureaux[8] ne l’ont pas indiqué.
Il est donc évident que le service de presse ne pouvait être responsable de la fuite. Or les communiqués et les directives officielles donnèrent immédiatement ma culpabilité comme un fait définitivement acquis alors que ma situation administrative me mettait dans l’impossibilité de me défendre. Voici en quels termes on parlait de moi : « Il reste à savoir si ce fonctionnaire a été pleinement conscient de sa faute personnelle, etc[9]. ». Tous les moyens de pression furent employés pour imposer cette version à la presse. Je ne citerai qu’un seul cas : Le Temps[10] ayant fait remarquer que les documents du service de presse avaient été retrouvés intacts et que dans ces conditions il était fort plausible que la fuite vînt d’ailleurs, le journaliste auteur de la note[11] fut convoqué par M. Léger et menacé par lui d’être chassé de son journal.
À la suite du rapport de M. Léger, j’ai été inculpé d’espionnage à la demande du département et contrairement à l’avis formel du ministère de la Justice. Dès que ce résultat fut atteint, j’ai été placé en disponibilité sans motif, sans explication, dans des conditions qui donnaient à croire qu’il s’agissait d’une faute disciplinaire et que les résultats de l’enquête judiciaire ne pouvaient faire de doute.
Quant à la Justice, elle fut privée de tout moyen d’investigation, les pièces les plus importantes furent soigneusement soustraites au juge d’instruction. Ainsi le rapport rédigé par M. Bargeton pour le Chef de Cabinet à la suite de ses entrevues avec M. Horan les 4, 5, 6 octobre n’a jamais été communiqué ; de même les explications données par M. Horan à l’Association Anglo Américaine de la presse et rapportées par elle à M. Léger. Or le rapport de M. Bargeton en particulier contenait des détails très précis sur la manière dont M. Hearst s’était procuré les documents, détails confirmés par les télégrammes chiffrés saisis au bureau télégraphique aussitôt après la publication.
De plus, M. Léger a toujours dissimulé la fuite importante survenue le 5 octobre dans l’Écho de Paris. Ce jour-là M. Pertinax a analysé ligne par ligne la correspondance franco-anglaise qui constituait le pacte naval et dont le gouvernement anglais venait de refuser la publication. Or l’origine de ces documents que M. Pertinax a eus entre les mains n’était pas douteuse, ces pièces, en raison de leur caractère confidentiel, n’étaient pas connues des services du Quai d’Orsay et en particulier du service de presse.
M. Léger n’a donc pas hésité à violer la loi en usant envers un agent de son département des pires procédés policiers, il a accumulé les fautes administratives en refusant de m’entendre, en dénaturant les faits, en accréditant dans la presse, même au prix d’une pression directe, une explication dont il ne pouvait ignorer la fausseté. Il a soustrait à la Justice des pièces capitales et après avoir obtenu une inculpation d’espionnage à propos d’un document dont toutes les données étaient dans le domaine public, il dissimulait les fuites connexes qui en raison de leur caractère confidentiel, pouvaient être immédiatement localisées.
Il est donc certain que l’enquête a été menée sans conscience et que M. Leger s’est délibérément employé à compromettre un agent qu’il savait innocent. Ces faits engagent non seulement la responsabilité administrative mais à mon égard la responsabilité personnelle de M. Leger.
Dans quel but a été montée de toutes pièces l’affaire Deleplanque ? M. Leger ne s’est jamais ému des évasions répétées qui lui ont été signalées à diverses reprises. Mais il n’avait jamais dissimulé son hostilité au compromis naval. Or, pendant l’été 1928, une série d’indiscrétions se sont produites, celles qui avaient trait à des documents secrets comme l’article de Pertinax étaient passées sous silence tandis qu’on enquêtait à grand fracas sur la circulaire du 3 août qui était répandue sans contrôle dans toutes les mains et dont on pouvait attribuer la disparition à n’importe qui.
Il faut se rappeler que M. Horan a déclaré à M. Bargeton le 4, 5, 6 octobre que les documents avaient été volontairement adressés à M. Hearst par un des plus hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay. Il a donné à ce sujet des indications précises qu’il a renouvelées à ses confrères américains. Aussitôt M. Horan était arrêté il n’obtenait sa liberté qu’après avoir acquiescé à la solution qui lui était soumise – puis il gagnait l’étranger. Nul ne croira que M. Horan a pu quitter la France sans une exceptionnelle bienveillance des autorités. Mais il était nécessaire qu’il ne pût être inculpé et qu’on n’ait pas à perquisitionner dans ses bureaux où à son domicile particulier. En fait il n’a pour ainsi dire jamais été question de M. Horan ou de M. Hearst. M. Vermorel, Secrétaire interprète à l’Agence Hearst, qui au lendemain de la publication adressait à M. Horan excursionnant en Normandie le télégramme suivant : « Mme Tantatino après discours une heure a finalement accepté son chèque », n’a jamais été interrogé;
La raison qui avait été donnée de l’arrestation de M. Horan est qu’il avait refusé de s’expliquer sur la manière dont il avait obtenu le document. Or M. Horan, qui pouvait si facilement se retrancher derrière le secret professionnel, avait au contraire parlé très nettement, menaçant de compléter ses révélations si on voulait l’expulser. Ses explications étaient confirmées non seulement par M. Hearst mais par les télégrammes chiffrés saisis 15 jours auparavant. Le 21 septembre M. Horan télégraphiait à l’Universal service : « Stanbury[12] en route avec lettre authentique Berthelot à tous les ambassadeurs français et contenant texte réel des documents en question – stop – j’envoie seulement 400 maintenant – stop – prière de faire savoir si vous désirez le tout d’environ 4000 ou un résumé », télégramme qui prouve que le texte publié ne comportait qu’une très petite partie des documents possédés par M. Hearst. Celui-ci envoyait lui-même de Londres le 24 septembre un télégramme où se trouve le passage suivant : « J’ai eu la convention navale comme vous savez pour être transmise intégralement à nos journaux ». L’action de M. Léger n’a eu pour but que de cacher à tout prix ces faits si nets, c’est pourquoi il a recouru à tous les moyens pour éloigner M. Horan et établir une version mensongère sans reculer devant les responsabilités les plus graves et devant une violation formelle de la loi. Pour agir ainsi il fallait une nécessité impérieuse. Si M. Leger a accusé un agent innocent, c’est qu’il était directement menacé par le développement normal de l’affaire Horan.
Jean de Noblet
Secrétaire d’ambassade
12 octobre 1929
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[1] La publication du document aux États-Unis date en réalité du 20 septembre.
[2] La lettre de P. Bargeton et la réponse de Noblet figurent dans son dossier personnel aux Archives diplomatiques.
[3] Pierre Bressy, Sous-chef de section faisant fonction de Chef de section au service d’information et de presse.
[4] Noblet dira 17 heures dans sa lettre à Louis Marin le 14 février 1931 (Annexe VIII, p. 183).
[5] Un juge d’instruction, Girard, n’a été saisi de l’affaire que le 24 octobre 1928.
[6] Noblet répétera ce même mot dans plusieurs communications (cf. p. 184, en 1931). La presse d’opposition en a usé également, par exemple Le Figaro le 16 août 1930 ?
[7] René Massigli, Chef du service français de la Société des Nations.
[8] Marcel Moureaux, Sous-chef de section au service français de la Société des Nations.
[9] Citation du Petit Parisien du 13 octobre 1928 reprise aussitôt par Paris-Midi. La plupart des journaux minimisent la gravité de la faute professionnelle mais n’émettent aucune réserve quant à l’existence de cette faute.
[10] « Ce qui est certain, c’est que, lorsque l’affaire éclata […], on constata que les documents en question se trouvaient dans le coffre-fort du service d’information et de presse. […] Les documents remis par M. Deleplanque à M. Horan et publiés par celui-ci, […] auraient-ils une autre origine que celle indiquée par lui » (Le Temps, 18 octobre 1928). Ces remarques ont été reprises le jour même par nombre de journaux, entre autres L’Ami du Peuple, L’Information sociale et la Revue de Paris (dans un article de Henri de Jouvenel), à Londres par The Daily Telegraph et le Guardian, et le lendemain par L’Action française.
[11] L’article du Temps n’est pas signé. À la différence de Leger, nous ne l’avons pas identifié.
[12] Stanbury, collaborateur de Hearst, n’a pas été identifié.