Parcours des poèmes
Publié en 1911 aux éditions de la NRF, le recueil Éloges est modifié dans les éditions ultérieures (1925, 1948). Il comporte plusieurs poèmes :
Écrit sur la porteJ’ai une peau couleur de tabac rouge ou de mulet,
j’ai un chapeau en moelle de sureau couvert de toile blanche.
Mon orgueil est que ma fille soit très-belle quand elle commande aux femmes noires,
ma joie, qu’elle découvre un bras très-blanc parmi ses poules noires ;
et qu’elle n’ait point honte de ma joue rude sous le poil, quand je rentre boueux.
*
Et d’abord je lui donne mon fouet, ma gourde et mon chapeau.
En souriant elle m’acquitte de ma face ruisselante ; et porte à son visage mes mains grasses d’avoir
éprouvé l’amande de kako, la graine de café.
Et puis elle m’apporte un mouchoir de tête bruissant ; et ma robe de laine ; de l’eau pure pour rincer mes dents de silencieux :
et l’eau de ma cuvette est là ; et j’entends l’eau du bassin dans la case-à-eau.
*
Un homme est dur, sa fille est douce. Qu’elle se tienne toujours
à son retour sur la plus haute marche de la maison blanche,
et faisant grâce à son cheval de l’étreinte des genoux,
il oubliera la fièvre qui tire toute la peau du visage en dedans.
*
J’aime encore mes chiens, l’appel de mon plus fin cheval,
et voir au bout de l’allée droite mon chat sortir de la maison en compagnie de la guenon…
toutes choses suffisantes pour n’envier pas les voiles des voilier
que j’aperçois à la hauteur du toit de tôle sur la mer comme un ciel.
daté de 1904 mais vraisemblablement écrit en 1906.
Vieil homme aux mains nues,
remis entre les hommes, Crusoé !
tu pleurais, j’imagine quand des tours de l’Abbaye, comme un flux, s’épanchait le sanglot des cloches sur la Ville…
Ô Dépouillé !
Tu pleurais de songer aux brisants sous la lune ; aux sifflements de rives plus lointaines ; aux musiques étranges qui naissent et s’assourdissent sous l’aile close de la nuit,
pareilles aux cercles enchaînés que sont les ondes d’une conque, à l’amplification de clameurs sous la mer…
Images à Crusoé, Les Cloches.
Palmes…!
Alors on te baignait dans l’eau-de-feuilles-vertes ; et l’eau encore était du soleil vert ; et les servantes de ta mère, grandes filles luisantes, remuaient leurs jambes chaudes près de toi qui tremblais…
(Je parle d’une haute condition, alors, entre les robes, au règne de tournantes clartés.)
Palmes ! et la douceur
d’une vieillesse des racines … ! La terre
alors souhaita d’être plus sourde, et le ciel plus profond, où des arbres trop grands, las d’un obscur dessein, nouaient un pacte inextricable..
Éloges, Pour fêter une enfance, I.
Enfance, mon amour, j’ai bien aimé le soir aussi : c’est l’heure de sortir.
Nos bonnes sont entrées aux corolles des robes… et collés aux persiennes, sous nos tresses glacées, nous avons
vu comme lisses, comme nues, elles élèvent à bout de bras l’anneau mou de la robe.
Nos mères vont descendre, parfumées avec l’herbe-à-Madame-Lalie… Leurs cous sont beaux. Va devant et annonce : Ma mère est la plus belle ! — J’entends déjà
les toiles empesées qui traînent par les chambres un doux bruit de tonnerre… Et la Maison ! la Maison ? … on en sort !Le vieillard même m’envierait une paire de crécelles et de bruire par les mains comme une liane à pois, la guilandine ou le mucune.
Ceux qui sont vieux dans le pays tirent une chaise sur la cour, boivent des punchs couleur de pus.
Éloges, XV.
Ce recueil composite, lié à Éloges, se construit au fil des publications aux éditions Gallimard (1911, 1925, 1948). Il comporte plusieurs poèmes : Récitation à l'éloge d'une Reine
daté de 1907.
« Haut asile des graisses vers qui cheminent les désirs
d’un peuple de guerriers muets avaleurs de salive,
ô Reine ! romps la coque de tes yeux, annonce
en ton épaule qu’elle vit !
ô Reine, romps la coque de tes yeux, sois-nous propice accueille
un fier désir, ô Reine ! comme un jeu sous l’huile, de nous baigner nus devant Toi,
jeunes hommes ! »
*
– Mais qui saurait par où faire entrée dans Son Cœur ?
Récitation à l’éloge d’une Reine, I.
écrit entre 1917 et 1923, en partie en Chine..
Ainsi parlant et discourant, ils établissent son renom. Et d’autres voix s’élèvent sur son compte : « …Homme très simple parmi nous ; le plus secret dans ses desseins ; dur à soi-même, et se taisant, et ne concluant point de paix avec soi-même, mais pressant, « errant aux salles de chaux vive, et fomentant au plus haut point de l’âme une grande querelle… À l’aube s’apaisant, et sobre, saisissant aux naseaux une invisible bête frémissante… Bientôt peut-être, les mains libres, s’avançant dans le jour au parfum de viscères, et nourrissant ses pensées claires au petit-lait du jour »
Amitié du Prince, II.
écrit en 1908, un des poèmes d’Éloges.
Tu as vaincu ! tu as vaincu ! Que le sang était beau, et la main
qui du pouce et du doigt essuyait une lame !…
C’était
il y a des lunes. Et nous avions eu chaud. Il me souvient des femmes qui fuyaient avec des cages d’oiseaux verts ; des infirmes qui raillaient ; et des paisibles culbutés au plus grand lac de ce pays… ; du prophète qui courait derrière les palissades, sur une chamelle borgne…
écrit entre 1917 et 1923, en partie en Chine
J’honore les vivants, j’ai grâce parmi vous.
Dites aux femmes qu’elles nourrissent,
qu’elles nourrissent sur la terre ce filet mince de fumée …
Et l’homme marche dans le songes et s’achemine vers la mer
Et la fumée s’élève au bout des promontoires.
*
J’honore les vivants, j’ai hâte parmi vous.
Chiens, ho ! mes chiens, nous vous sifflons…
Et la maison chargée d’honneurs et l’année jaune entre les feuilles
sont peu de chose au cœur de l’homme s’il y songe :
tous les chemins du monde nous mangent dans la main !
vraisemblablement écrit en Chine vers 1921.
Première-Née – temps de l’oriole,Première-Née – le mil en fleurs,
Et tant de flûtes aux cuisines…
Mais le chagrin au cœur des Grands
Qui n’ont que filles à leur arc.
S’assembleront les gens de guerre,
Et tant de sciences aux terrasses
Première-Née, chagrin du peuple,
Les dieux murmurent aux citernes,
Se taisent les femmes aux cuisines.
Anabase, publié aux éditions Gallimard en 1924, a été écrit entre 1917 et 1923, en partie en Chine.
Nous n’habiterons pas toujours ces terres jaunes, notre délice…
L’Été plus vaste que l’Empire suspend aux tables de l’espace plusieurs étages de climats. La terre vaste sur son aire roule à pleins bords sa braise pâle sous les cendres. — Couleur de soufre, de miel, couleur de choses immortelles, toute la terre aux herbes s’allumant aux pailles de l’autre hiver — et de l’éponge verte d’un seul arbre le ciel tire son suc violet.
Un lieu de pierres à mica ! Pas une graine pure dans les barbes du vent. Et la lumière comme une huile. — De la fissure des paupières au fil des cimes m’unissant, je sais la pierre tachée d’ouïes, les essaims du silence aux ruches de lumière ; et mon cœur prend souci d’une famille d’acridiens…
Chamelles douces sous la tonte, cousues de mauves cicatrices, que les collines s’acheminent sous les données du ciel agraire — qu’elles cheminent en silence sur les incandescences pâles de la plaine ; et s’agenouillent à la fin, dans la fumée des songes, là où les peuples s’abolissent aux poudres mortes de la terre
Anabase, VII.
Le recueil Exil est publié en 1944 aux éditions des Lettres Françaises à Buenos Aires. Il comporte plusieurs poèmes : Exil
écrit aux États-Unis, à Long Beach Island, New Jersey, en 1941.
À nulles rives dédiée, à nulles pages confiée la pure amorce de ce chant…
D’autres saisissent dans les temples la corne peinte des autels :
Ma gloire est sur les sables ! ma gloire est sur les sables !… Et ce n’est point errer, ô Pérégrin,
Que de convoiter l’aire la plus nue pour assembler aux syrtes de l’exil un grand poème né de rien, un grand poème fait de rien…
Sifflez, ô frondes par le monde, chantez, ô conques sur les eaux !
J’ai fondé sur l’abîme et l’embrun et la fumée des sables. Je me coucherai dans les citernes et dans les vaisseaux creux,
En tous lieux vains et fades où gît le goût de la grandeur.
Exil II.
écrit aux États-Unis, en partie à Savannah, Géorgie, entre 1942 et 1943.
Douceur d’agave, d’aolès… fade saison de l’homme sans méprise ! C’est la terre lassée des brûlures de l’esprit.
Les pluies vertes se peignent aux glaces des banquiers. Aux linges tièdes des pleureuses s’effacera la face des dieux-filles.
Et des idées nouvelles viennent en compte aux bâtisseurs d’Empires sur leur table. Tout un peuple muet se lève dans mes phrases, aux grandes marges du poème.
Pluies V.
écrit aux États-Unis, à New York, en 1944.
Et puis vinrent les neiges, les premières neiges de l’absence, sur les grands lés tissés du songe et du réel ; et toute peine remise aux hommes de mémoire, il y eut une fraîcheur de linges à nos tempes. Et ce fut au matin, sous le sel gris de l’aube, un peu avant la sixième heure, comme en un havre de fortune, un lieu de grâce et de merci où licencier l’essaim des grandes odes du silence.
Et toute la nuit, à notre insu, sous ce haut fait de plume, portant très haut vestige, et charge d’âmes, les hautes villes de pierre ponce forées d’insectes lumineux n’avaient cessé de croître et d’exceller, dans l’oubli de leur poids. Et ceux-là seuls en surent quelque chose, dont la mémoire est incertaine et le récit est aberrant. La part que prit l’esprit à ces choses insignes, nous l’ignorons.
écrit aux États-Unis, à Georgetown, Washington, en 1942.
Poème à l’Étrangère ! Poème à l’Émigrée !… Chaussée de crêpe ou d’amarante entre vos hautes malles inécloses ! ô grande par le cœur et par le cri de votre race !… L’Europe saigne à vos flancs comme la Vierge du Toril. Vos souliers de bois d’or furent aux vitrines de l’Europe
et les sept glaives de vermeil de Votre Dame des Angoisses.
Les cavaleries encore sont aux églises de vos pères, humant l’astre de bronze aux grilles des autels. Et les hautes lances de Bréda montent la garde au pas des portes de famille. Mais plus d’un cœur bien né s’en fut à la canaille. Et il y avait bien à redire à cette enseigne du bonheur, sur vos golfes trop bleus,
Poème à l’Étrangère III.
C’étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde,
De très grands vents en liesse par le monde, qui n’avaient d’aire ni de gîte,
Qui n’avaient garde ni mesure, et nous laissaient, hommes de paille,
En l’an de paille sur leur erre… Ah ! oui, de très grands vents sur toutes faces de vivants !
Flairant la pourpre, le cilice, flairant l’ivoire et le tesson, flairant le monde entier des choses
Et qui couraient à leur office sur nos plus grands versets d’athlètes, de poètes,
C’étaient de très grands vents en quête sur toutes pistes de ce monde,
Sur toutes choses périssables, sur toutes choses saisissables, parmi le monde entier des choses…
Vents, I. 1.
Ce long poème est publié chez Gallimard en 1957. Daté de « 1953-1956 », il a été composé entre 1947 et 1956 aux États-Unis et aux petites Antilles (Iles Vierges, Trinité et Tobago, Saint Kitts et Nevis).
Étroits sont les vaisseaux, étroite notre couche.Immense l’étendue des eaux, plus vaste notre empire
Aux chambres closes du désir.
Entre l’Été, qui vient de mer. À la mer seule, nous dirons
Quels étrangers nous fûmes aux fêtes de la Ville, et quel astre montant des fêtes sous-marines
S’en vint un soir, sur notre couche, flairer la couche du divin.
En vain la terre proche nous trace sa frontière. Une même vague par le monde, une même vague depuis Troie
Roule sa hanche jusqu’à nous. Au très grand large loin de nous fut imprimé jadis ce souffle…
Et la rumeur un soir fut grande dans les chambres : la mort elle-même, à son de conques, ne s’y ferait point entendre !
Amers, Étroits sont les vaisseaux, I
Édité chez Gallimard en 1960, Chronique a été composé à la presqu’île de Giens en septembre 1959. « Grand âge, vous mentiez : route de braise et non de cendres… La face ardente et l’âme haute, à quelle outrance encore courons-nous là ? Le temps que l’an mesure n’est point mesure de nos jours. Nous n’avons point commerce avec le moindre ni le pire. Pour nous la turbulence divine à son dernier remous…
« Grand âge, nous voici sur nos routes sans bornes. Claquements du fouet sur tous les cols ! Et très haut cri sur la hauteur ! Et ce grand vent d’ailleurs à notre encontre, qui courbe l’homme sur la pierre comme l’araire sur la glèbe.
Chronique II.
Dans la maturité d’un texte immense en voie toujours de formation, ils ont mûri comme des fruits, ou mieux comme des mots : à même la sève et la substance originelle. Et bien sont-ils comme des mots sous leur charge magique : noyaux de force et d’action, foyers d’éclairs et d’émissions, portant au loin l’initiative et la prémonition.
Oiseaux VIII.
Le recueil, édité à titre posthume en 1975 aux Éditions Gallimard, réunit plusieurs poèmes : Chanté par Celle qui fut là
Amour, ô mon amour, immense fut la nuit, immense notre veille où fut tant d’être consumé.
Femme vous suis-je, et de très grand sens, dans les ténèbres du cœur d’homme.
La nuit d’été s’éclaire à nos persiennes closes ; le raisin noir bleuit dans les campagnes ; le câprier des bords de route montre la rose de sa chair ; et la senteur du jour s’éveille dans vos arbres à résine.
Sire, Maître du sol, voyez qu’il neige, et le ciel est sans heurt, la terre franche de tout bât :
terre de Seth et de Saül, de Che Houang-ti et de Cheops.
La voix des hommes est dans les hommes, la voix du bronze dans le bronze, et quelque part au monde
où le ciel fut sans voix et le siècle n’eut garde,
un enfant naît au monde dont nul ne sait la race ni le rang,
et le génie frappe à coups sûrs aux lobes d’un front pur.
écrit en 1972 à la presqu’île de Giens.
Les voici mûrissants, ces fruits d’une autre rive. « Soleil de l’être, couvre-moi ! » – parole du transfuge. Et ceux qui l’auront vu passer diront : qui fut cet homme, et quelle, sa demeure ? Allait-il seul au feu du jour montrer la pourpre de ses nuits ? … Soleil de l’être, Prince et Maître ! nos œuvres sont éparses, nos tâches sans honneur et nos blés sans moisson : la lieuse de gerbes attend au bas du soir. – Les voici teints de notre sang, ces fruits d’un orageux destin.
À son pas de lieuse de gerbes s’en va la vie sans haine ni rançon.
écrit en 1974 à la presqu’île de Giens.
Quand la sécheresse sur la terre aura pris ses assises, nous connaîtrons un temps meilleur aux affrontements de l’homme : temps d’allégresse et d’insolence pour les grandes offensives de l’esprit. La terre a dépouillé ses graisses et nous lègue sa concision. À nous de prendre le relais ! Recours à l’homme et libre course !
Sécheresse, ô faveur ! honneur et luxe d’une élite ! Dis-nous le choix de tes élus… Sistre de Dieu, sois-nous complice. La chair ici nous fut plus près de l’os : chair de locuste ou d’exocet ! La mer elle-même nous rejette ses navettes d’os de seiche et ses rubans d’algues flétries : éclipse en manque de toute chair, ô temps venu des grandes hérésies !
Quand la sécheresse sur la terre aura tendu son arc, nous en serons la corde brève et la vibration lointaine. Sécheresse, notre appel et notre abréviation…