« De l’exil des êtres à l’exil des mots »
commentaire composé de « Neiges »

Esa Christine Hartmann

Introduction

Situation du poème dans le recueil Exil, présentation de l’idée générale

Conçu en 1944 à New York, « du haut de cette chambre d’angle qu’environne un Océan de neiges », Neiges représente, après Exil et Pluies, le troisième poème que Saint-John Perse consacre à l’exil américain. C’est d’ailleurs cette « continuité météorologique » existant entre Pluies et Neiges que révèle l’incipit du poème : « Et puis vinrent les neiges ».

Témoignage d’une situation exceptionnelle, biographique et historique, existentielle et ontologique, Neiges est le fruit d’un « singulier destin où les mots n’ont plus prise », conduisant le lecteur, à travers l’expérience douloureuse de l’exil transformé en songe lyrique, à une nouvelle quête poétique, à la promesse d’un nouveau langage enfoui sous la neige.

Composition formelle et thématique du poème

Neiges est composé de quatre strophes, divisée chacune en quatre à six laisses ou versets, représentant des unités textuelles séparées entre elles par une ligne blanche, qui débordent la longueur du vers classique. Ces unités narratives ou descriptives ne correspondent pas toujours à une unité syntaxique, comme le démontre l’enjambement entre le troisième et le quatrième versets de la première strophe. En revanche, le dernier verset du poème correspond à une phrase unique : « Désormais cette page où plus rien ne s’inscrit », clôturant le poème en même temps que le geste d’écriture.

Après l’évocation du paysage new-yorkais apaisé, dans la première strophe, sous « cette chose fragile et très futile » qu’est la neige, celle-ci devient, dans la deuxième strophe, le symbole de la condition d’exil. Dans la troisième strophe, nous assistons à un dialogue intime entre le poète et sa mère absente, destinataire du poème, avant de poursuivre, dans la dernière strophe, un voyage poétique à travers l’exil des mots, à la recherche d’un langage pur et originel, caché sous la neige.

Problématique et projet de lecture

            Héritage d’Ovide, de Du Bellay, de Victor Hugo, mais aussi des poètes post-romantiques, l’exil représente une expérience existentielle autant que littéraire. Comment cet exil, situation biographique vécue par Saint-John Perse, se transforme-t-il en langage, en poésie ? Comment la neige devient-elle métaphore de cet exil, affectant non seulement la perception du monde, mais aussi la parole poétique et le sens ? Comment cet exil des mots se métamorphose-t-il en promesse, en chant ? Comment le poème Neiges se convertit-il en art poétique ?

Annonce du plan

Pour réponde à ces questions que peut soulever la lecture du texte à commenter, nous nous proposons d’étudier dans un premier temps la condition d’exil comme une expérience à la fois existentielle, métaphysique et ontologique, pour analyser, dans un deuxième temps, l’exil des mots, coïncidant avec la perte du sens et la fuite poétique dans le songe. Enfin, nous verrons comment l’exil se transforme en promesse d’une nouvelle présence, en la quête poétique d’un nouveau langage enfoui sous la neige.

I L’exil des êtres

1/ Le poète en exil : une expérience existentielle et ontologique

Neiges est écrit en exil américain, comme le révèle la notation liminaire à la fin du poème, « New York, 1944 ». Depuis 1940, début de la deuxième guerre mondiale, Alexis Leger est exilé aux États-Unis, le gouvernement de Vichy ayant destitué cet ancien Secrétaire général du quai d’Orsay de sa nationalité française. À cette indication paratextuelle situant le poème dans le parcours biographique de l’auteur, s’ajoute la dédicace initiale à la mère du poète, « À Françoise-Renée Saint-Leger Leger », « dame de haut parage », « celle à qui je pense entre toutes femmes de ma race », que Saint-John Perse adresse dans la troisième strophe du poème. Ce souvenir de la mère douce et pieuse, poétiquement évoqué autant que stylisé, lui confère l’image d’une pietà, d’une mater dolorosa, d’une vierge suppliciée, emblème universel de la souffrance maternelle – « chair de pauvre femme en toutes femmes suppliciées », « âme muette à l’ombre de[s] croix » – qui, « du fond de son grand âge lève à son Dieu sa face de douceur ». « Et il y a un si long temps que veille en moi cette affre de douceur… », dit le poète, l’expression oxymorique « affre de douceur » renforçant le sentiment doux-amer de la mélancolie, de la nostalgie qu’il éprouve dans son exil, en pensant à sa mère lointaine.

Ces circonstances biographiques apparaissent aussi dans les notes du poème, où Saint-John Perse commente : « Le poème fut écrit à New York en 1944. Dédié à la mère du poète, il put lui être communiqué avant sa mort, survenue à Paris, loin de son fils, en 1948 ». Les notations liminaires du poème créent son ancrage énonciatif dans un exil à la fois politique et affectif, créé par l’éloignement du poète de sa patrie et des êtres aimés.

C’est cette absence, silencieuse, floconneuse, douloureuse, qu’incarne la neige dès l’ouverture du poème : « Et puis vinrent les neiges, les premières neiges de l’absence », « neiges prodigues de l’absence, neiges cruelles au cœur des femmes ». La neige, métaphore de l’absence, couvre la terre de son manteau blanc et installe ainsi une séparation entre les êtres, entre les êtres et le monde, entre les êtres et le langage. Or c’est à travers la neige, symbole de la distance et du mutisme, que le poète essaie de communiquer avec sa mère : « Neigeait-il, cette nuit, de ce côté du monde où vous joigniez les mains ? » Et pourtant, le poète se reproche son silence d’homme d’exil, son « silence en terre lointaine », ainsi que « ce mutisme au cœur de l’homme comme une pierre noire », exil intériorisé qui accable, telle la neige, « vestige et charge d’âmes », la communication avec les siens, pénétrée de nostalgie et de tristesse au « masque de servante ». La neige symbolise aussi l’isolement du poète en exil dans une ville anonyme, impersonnelle, « seul à faire le compte, du haut de cette chambre d’angle qu’environne un océan de neiges », perdu, solitaire.

2/ New York sous la neige : un paysage d’exil en deuil

La première strophe du poème correspond à une scène d’exposition, présentant une situation d’énonciation. Ainsi sommes-nous en présence de deux indications temporelles : ma première, « et ce fut au matin, sous le ciel gris l’aube, un peu avant la sixième heure », temps de la découverte du paysage sous la neige fraîchement tombée, coïncide avec la prise de parole exprimant l’émerveillement « nous en dirons merveilles », tandis que la seconde, « Et toute la nuit », introduit une vision rétrospective, analeptique dans le deuxième verset, racontant la venue de la neige pendant la nuit. Dans la quatrième strophe, la reprise de l’indication temporelle « Et ce fut au matin » annonce l’avènement d’une terre promise, « songe » salvateur libérant le poète du poids de l’exil, « un beau pays sans haine ni lésine, un lieu de grâce et de merci ».

Quant au lieu d’énonciation, la cité de New York, Manhattan, à l’ambiance métropolitaine fantomatique et inhumaine, incarne la froide cruauté du paysage d’exil, peuplé de gigantesques gratte-ciel dont les fenêtres, innombrables, sont illuminées la nuit, « hautes villes de pierre ponce forées d’insectes lumineux », « front de pierre » immense aux « revêtements de bronze », avec des « élancements d’acier chromé », des « tuiles de gros verre ». Les « aciéries », la « fonte », « l’ordure » et le « mâchefer » contribuent à suggérer la monstruosité industrielle de la cité, avec ses « vastes gares », ses « chantiers illuminées toute la nuit », la « sirène des usines », les « chaînes aux roues des automobiles » sous le « fusée de marbre noir » et l’« éperon de métal blanc », – comment ne pas penser ici à l’Empire State Building ou aux constructions de Wall Street ? Cette ville de pierre et de métaux cède, dans la deuxième strophe, à un paysage aquatique avec ses « vaisseaux en peine », poussant « leur meuglement de bêtes sourdes », qui semble évoquer la rivière Hudson traversant New York, avant de s’ouvrir sur les « vastes plaines sans histoire » du Middle West, « pays de très grands lacs », pays d’exil « hors chrétienté », avec ses « silos », ses « ranchs » et ses « pylônes », royaume du « pionnier » et du « trappeur aux mains congédiées », « hommes d’exil » eux aussi.

La tristesse du poète exilé se retrouve dans le paysage endeuillé qui l’entoure, « terres en mouvance dont nul ne tient le fief », couvertes du linceul blanc de la neige,[1] tableau auquel s’ajoute la blancheur de « l’aube muette », promesse de « fraîcheur », dont le poète perçoit les premières lueurs blanches à l’horizon. Cette scène naturelle hautement poétique s’incarne dans de nombreuses figurations métaphoriques autour de ces deux phénomènes de blancheur, la neige et l’aurore, assimilées tour à tour à la soie, au linge, au lait, aux fleurs blanches, au nacre, aux plumes. Ainsi rencontrons-nous les expressions « nuit laiteuse », « heure soyeuse », « choses grèges de la neige[2] », « fraîcheur de linges », « roseraie blanche », « dahlia blanc », « le premier lait des jeunes bêtes », « ce haut fait de plume », « grandes nacres », qui contiennent toutes le sème de la blancheur, dont la signification oscille entre la fraîcheur d’une promesse et le silence du deuil.

3/ La neige, métaphore de l’exil métaphysique

Après le temps et l’espace, la troisième composante de toute situation d’énonciation, l’instance énonciative proférant le discours, correspond au « nous » dans la première et la quatrième strophes, relayé par un « je » dans la deuxième et la troisième strophes, où il s’adresse à un « vous », représentant l’interlocuteur fictif, la mère absente. Le cheminement symbolisé par cette répartition des pronoms personnels renvoyant à l’instance énonciatrice dévoile une plongée initiale dans la solitude métaphysique de l’exil, certitude exprimée tout particulièrement par la modalité épistémique de l’anaphore « Je sais que… » au début de la deuxième strophe, puis un deuxième mouvement ascensionnel vers une communion à la fois cosmique et poétique dans le « nous » final de la quatrième strophe.

Ce parcours symbolique, existentiel et ontologique est accompagné d’une quête métaphysique : le poète en exil est un poète « errant », appartenant à « ceux qui campent chaque jour plus loin du lieu de naissance », un « voyageur » « dont la conduite est incertaine et la démarche est aberrante ». Cette désorientation du voyageur symbolise l’errance de l’exilé, mais aussi celle de l’écrivain « nomade », dont la « démarche » scripturale est vouée à une quête métaphysique sans réponse, tel le « vaisseau en peine dans tout ce naissain pâle », « pouss[ant] [son] meuglement de bêtes sourdes contre la cécité des hommes et des dieux », les allitérations en [p] et en [d] faisant retentir le signal d’appel désespéré qu’émet le vaisseau dans le brouillard sans transcendance.

Le deuil métaphysique exprimée dans la « cécité des hommes et des dieux », ainsi que la séparation douloureuse de l’être aimé créent une césure tragique entre le sujet lyrique, « hôte précaire de l’instant, homme sans preuve ni témoin », et le monde. Cette distance, cette non-immédiateté de l’expérience du réel, caché sous la neige, se trouvent reproduites à l’intérieur du langage poétique : le paysage blanc et pur est en même temps opaque et illisible. La mimesis, langage de la nature interprétée par le poète, est devenue impossible.

II L’exil des mots

1/ La hantise de la page blanche, enneigée

La neige provoque un anéantissement presque mallarméen de la parole poétique, séparant, par son manteau blanc, le verbe du réel, le mot de son référent. Par conséquent, l’histoire personnelle du poète en exil se double, dans Neiges, d’un discours secondaire en filigrane, énonçant la difficulté d’écrire dans un monde déserté par la présence transcendante. C’est donc un véritable discours métapoétique qui surgit ici, le poème mettant en scène les conditions de sa propre création. Cette réflexion poétique est introduite, dès le début du poème, par la valeur à la fois symbolique, métaphorique et poïétique de la neige. Les « neiges de l’absence » forment une métaphore in praesentia, la neige étant le symbole de la séparation, de l’éloignement entre le sujet et le monde, muet et indéchiffrable, mystérieux. Par un deuxième procédé métaphorique, créé cette fois-ci à partir d’une métaphore in absentia, un deuxième niveau de lecture est amorcé. La neige y devient métaphore de la page blanche, mais aussi de la pureté de l’idée symboliste, jusqu’à devenir le symbole d’une impuissance de créer et d’écrire.

Le chant naît et meurt dans l’espace du poème, qui est en même temps l’espace de la page manuscrite, espace textuel en devenir où se profile le geste créateur. Cette image d’une écriture qui réfléchit sur elle-même, faute de s’ouvrir sur le monde qui ne fait que lui renvoyer sa vanité, se révèle notamment dans la dernière phrase du poème – « Désormais cette page où plus rien ne s’inscrit » –, alexandrin dont la perfection métrique mime l’effet de clôture d’une écriture qui se replie sur elle-même et refuse de s’ouvrir sur le réel. « Cette page » désigne l’espace du poème où la parole advient et expire, où l’écriture s’enferme dans son royaume langagier, en abolissant, en apparence, toute référence externe.

2/ La perte du sens sous la neige

Cependant, cette perte du pouvoir des mots sous la neige semble inexplicable, voire paradoxale – s’agit-il là d’un procédé rhétorique qui s’approcherait de la prétérition ? Le poème énonce sa propre impossibilité d’être, et pourtant, il existe, il est là sous nos yeux. Nous assistons apparemment à l’évanouissement de la parole poétique au point suprême du poème. La transparence du sens a disparu, car la neige provoque l’opacité des signes, et l’errance la dispersion de la signification : « Ce n’était pas assez que tant de mers, ce n’était pas assez que tant de terres eussent dispersé la course de nos ans ».

Le poète à la mémoire incertaine et au récit aberrant est initié à une expérience secrète, mystique, dépassant le langage et le souvenir de « cet éclat sévère où toute langue perd ses armes ». Le récit de cette expérience semble « aberrant » et incohérent, puisque le pouvoir du verbe se brise devant la lumière éclatante de la vision : l’exploration de « l’outre-territoire » entrevu dans le songe exige l’invention d’une langue nouvelle, d’une « outre-langue » existant au-delà des règles de la rhétorique et de l’éloquence classiques : « Ainsi l’homme mi-nu sur l’Océan des neiges, rompant soudain l’immense libration, poursuit un singulier destin où les mots n’ont plus prise ».

            C’est cependant au seuil de l’épiphanie que le langage poétique éprouve sa défaite, face au surgissement du réel dans toute sa clarté éblouissante, « gagné soudain de cet éclat sévère où toute langue perd ses armes ». Les armes du langage, nécessaires pour apprivoiser le réel, se révèlent impuissantes face à cette sensation qui dépasse le pouvoir analytique de la conscience, et la puissance suggestive des mots. La transparence de l’être dans son épiphanie glorieuse demeure au-delà des signes ; le dévoilement du mystère, caché sous la neige, « là où les neiges encore sont guéables », excède la parole. Le poème, abruptement, s’achève au seuil textuel sur l’expérience d’une limite – « Désormais cette page où plus rien ne s’inscrit ». La vérité réside au-delà du texte, au-delà du langage, dans le « songe » du poète.

3/ La neige, métaphore du songe

Les neiges de l’absence provoquent l’évanouissement du réel : « les grands lés tissés du songe et du réel » au début du poème se convertissent en « les grands lés du songe » à la fin du poème. Cet effacement progressif du réel est donc matérialisé dans le corps textuel par la disparition du mot « réel » lors de la reprise du syntagme « les grands lés » à la fin du poème. Le réel a disparu, seul demeure le songe comme matière du poème.

            Le réel se prolonge ainsi dans l’imaginaire, « songe de mélèze », dans le songe d’un nouveau langage susceptible d’évoquer et de figurer une réalité poétique, désormais substance du poème. L’absence du réel ne conduit pas au néant, mais au songe du réel, transformant celui-ci en possibilité, potentialité, virtualité. Même si l’association presque mallarméenne de la blancheur et de l’indicible risque parfois de culminer dans la dissolution diaphane de la sensation, la neige et le songe ne figurent pas l’absence de tout sens, mais, promesse de l’être et de l’inspiration, préfigurent son avènement postérieur sous une constellation crépusculaire. Surface miroitante qui lui renvoie sa propre image au lieu de s’épanouir dans la profondeur d’un espace, le poème Neiges échappe à l’impuissance de la parole poétique, enfouie sous la neige, puisque, grâce à la vertu prismatique du songe et malgré la hantise de la page blanche symbolisée par l’omniprésence de la neige, il nous renvoie les éclats du monde extérieur.

            La conscience de l’impuissance des mots produit en même temps le songe poétique d’un langage pur, d’un « langage sans paroles », constituant « ce chant très pur de notre race », « le chant de pur lignage », où l’acte de parole et l’être coïncident dans la transparence et l’immédiateté. L’évidence de l’être se situe avant les mots, le sens est à reconquérir : « nous remontons ce pur délice sans graphie où court l’antique phrase humaine ». Irrévélé dans une temporalité pure, avant les âges, avant le temps, enfoui sous la neige comme sous le poids d’un temps immémorial, « comme ces langues dravidiennes qui n’eurent pas de mots distincts entre “hier” et “demain” », le rêve philologique coïncide avec le songe au-delà du poème.

 III De l’exil à la présence

1/ « Blanches noces »

C’est donc au royaume du songe que la parole poétique fête les noces d’une nouvelle adhésion au monde : « Épouse du monde ma présence ! » Mais l’avènement de la présence n’est que promesse, peut-être mirage, voire mensonge : « Épouse du monde ma présence, épouse du monde mon attente ! Que nous ravisse encore la fraîche haleine de mensonge ! » Le monde, mais aussi le verbe sont traîtres, n’ayant pas d’emprise véritable sur le réel fuyant et impénétrable, intolérable et muet, radicalement autre. « Au-delà sont les grands lés du songe » : le sens réside au-delà, dans l’espace du songe, mais il renaîtra aussi dans un nouvel espace poétique, dans un nouveau poème. Le sens à conquérir, « flore nouvelle, en lieu plus libre », est encore irrévélé : « Et c’est aussi grand bruit de pelles à nos portes ! », s’exclame le poète, dont le stylo se transforme en pelle pour libérer le sens caché. La neige, manteau blanc qui enveloppe le secret de l’être, du signe et du sens, évolue ici du symbole de l’absence à la métaphore de l’occulte, du mystérieux, de l’hermétique : elle n’incarne pas l’impossibilité du sens, mais lance la quête d’un sens caché, dans « la nuit même qu’elle [la poésie] explore, et qu’elle se doit d’explorer : celle de l’âme elle-même et du mystère où baigne l’être humain[3] », acquérant ainsi un statut ontologique autant que poétique.

Symbolisant l’absence, la neige se métamorphose en promesse, en annonce paradisiaque, en un « havre de fortune », en un « lieu de grâce et de merci », en un « frôlement de cils », un « souffle à sa naissance », en une « merveille » promettant « prodige » et « fête ». « Et sur la hache du pionnier quelle inquiétante douceur a cette nuit posé la joue ? » La neige, métaphore d’une promesse douce « comme un frôlement de cils » figure l’affleurement de la parole nouvelle sur la page, l’attouchement de la plume du poète sur le manuscrit, où le sens renaît dans la transparence : « ô toutes choses à renaître, à vous toute réponse ! Et la vision enfin sans faille et sans défaut !… »

Ce parcours métaphorique qu’accomplit la neige de la séparation à la fusion, de « l’absence » aux « blanches noces », s’incarne aussi dans les éléments syntaxiques du poème. L’anaphore de la conjonction de coordination « Et » au début des phrases – « Et puis vinrent les neiges », « Et ce fut au matin » –, imitant la parole biblique, crée une nouvelle unité entre les mots et les êtres, promesse de présence. Le procédé rhétorique de la répétition et de la variation conduit lui aussi, à travers la récurrence cyclique des mêmes éléments – « Epouse du monde ma présence, épouse du monde mon attente », « Épouse du monde notre patience, épouse du monde notre attente » – à de nouvelles noces entre le sujet et la transcendance, au renouement avec le cycle cosmique, et le flux scriptural.

2/ Neiges, un art poétique

            L’expérience d’exil, vécue et décrite dans le poème, est ainsi accompagnée d’une aventure poétique, « rive nouvelle où nous hâlons », d’une méditation sur « ce haut fait de plume », sur les modalités de l’écriture. Pour introduire cette réflexion poïétique, nombreuses sont les métaphores du langage poétique qui désignent et mettent en présence le texte lyrique lui-même, la page de poésie que nous sommes en train de lire. Ceci explique la présence d’un grand nombre de métaphores de la création littéraire (outils d’écriture tels que « plume », « navette »), et du « texte-tissage » (« lés »), d’un vocabulaire appartenant à la rhétorique des genres littéraires (« ode », « récit », « liturgies », « plein chant », « Ave »), et à la linguistique (« élisions », « phrase », « préfixes », « initiale », « locutions », « voyelles »), accompagnées d’expressions directement autoréférentielles (« cette page »). Tout un art poétique se trouve mis en abyme dans ce poème qui recrée à travers l’expérience douloureuse de l’exil la mort de la parole poétique sur la page blanche.

En effet, dès le début du poème, les « neiges de l’absence » se posent sur le paysage d’exil, mais aussi sur le texte, sur les « grands lés tissés du songe et du réel ». Les « lés tissés », représentant le texte écrit, constituent une métaphore motivée par l’étymologie du mot « texte ». Le substantif latin textus « tissu, trame », est en effet formé à partir du verbe texere (texo, texui, textum) et signifie « tisser / tresser, entrelacer / fig. formuler, échanger des propos, composer ». Désignant la largeur du tissu, d’une étoffe entre ses deux lisières, le « lé » figure également la page manuscrite, la dimension de la trame textuelle entre ses deux marges. Le songe et le réel font allusion aux deux domaines référentiels du poème, mais aussi à son contenu, à sa matière verbale et imaginaire. L’activation de l’étymon texte / tissu conduit donc vers une interprétation réflexive du passage. À travers la métaphore filée (« tissée »), Saint-John Perse nous révèle une conception de la création poétique comme « fabrication », « confection », « composition » – comme poiesis.

            Initié par la valeur polysémique de la neige, le réseau métaphorique se poursuit : « l’aube muette dans sa plume, comme une grande chouette fabuleuse en proie aux souffles de l’esprit, enflait son corps de dahlia blanc ». La « plume », associée, par analogie de couleur, au « dahlia blanc », désigne, en premier lieu et métaphoriquement, les flocons de neige tombant sur le paysage auroral. Cependant, sa valeur polysémique lui permet de faire également allusion à l’outil d’écriture du poète, soumis à l’inspiration poétique, aux « souffles de l’esprit ». Deux systèmes métaphoriques se superposent ici, créant deux niveaux d’interprétation. Le deuxième, réflexif, introduit un discours métapoétique, le texte poétique méditant les conditions de sa création.

3/ La neige, promesse d’une parole nouvelle

« Voici que j’ai dessein d’errer parmi les plus hautes tranches phonétiques ; jusqu’à des langues très entières et très parcimonieuses / comme ces langues dravidiennes qui n’eurent pas de mots distincts pour “hier” et pour “demain” » – La page blanche ne signifie donc pas la négation de l’acte créateur et de l’écriture poétique, mais symbolise la promesse d’un poème à venir, dans la mesure où la création est toujours une naissance à partir du néant, comme Saint-John Perse l’écrit dans son poème Exil : « Que de convoiter l’aire la plus nue pour assembler aux syrtes de l’exil un grand poème né de rien, un grand poème fait de rien… » L’absence du réel se convertit en une promesse de présence, en une potentialité immaculée et pure comme la neige, symbolisant le lieu poétique par excellence.

Ce langage nouveau n’est plus médiation, discursivité. Là où le mot saisit l’instant de la manifestation ineffable du réel, il s’anéantit dans la plénitude de l’évidence, perdant son « sens à la limite de la félicité », comme dit Saint-John Perse dans son poème Oiseaux. La coïncidence exacte entre sentir et dire révèle leur fusion à la source de l’être, à son surgissement où le sens (analytique) cède à l’évidence, à l’éblouissement, à l’illumination : « Et un oiseau de cendre rose, qui fut de braise tout l’été, illumine soudain les cryptes de l’hiver ».

            Rêve linguistique, morphologique, phonétique – le rêve d’une langue nouvelle est porté par le désir nostalgique d’une langue mythique, « l’antique phrase humaine ». Le sujet lyrique baigne dans le délice verbal d’une langue adamique : « nous nous mouvons parmi de claires élisions, des résidus d’anciens préfixes ayant perdu leur initiale, et devançant les beaux travaux de linguistique, nous nous frayons nos vies nouvelles jusqu’à ces locutions inouïes, où l’aspiration recule au-delà des voyelles et la modulation du souffle se propage, au gré de telles labiales mi-sonores, en quête de pures finales vocaliques ». Après une errance poétique assimilée à l’exode judaïque – « tant d’azyme encore aux lèvres de l’errant » – le rêve philologique fait advenir, sous l’aurore matinale du songe poétique, le poème promis : « … Et ce fut au matin, sous le plus pur vocable, un beau pays sans haine ni lésine, un lieu de grâce et de merci pour la montée des sûrs présages de l’esprit ».

 Conclusion

Au moment même de la constatation de la stérilité du monde dépourvu de sens, au moment de la découverte de la vanité de la parole, la neige, métaphore de la poésie, se convertit en un potentiel de vivacité, en une puissance d’enthousiasme et de créativité, capables de métamorphoser le néant en plénitude. Les « neiges de l’absence » produisant la béance douloureuse de la présence désirée – à un premier niveau de lecture celle de la mère aimée à laquelle le poème est dédié –, le poète fera de ce vide infiniment fécond l’objet même de son poème. Créer à partir de l’absence et, dans une position plus radicale et plus absolue, à partir du néant : c’est de ce paradoxe que naît, dans une contradiction fondamentale, le trop-plein du chant.

La poétique, telle qu’elle se manifeste dans le poème Neiges, pourrait être la mise en œuvre de cet oxymore : créer à partir du néant, c’est déjà, en l’évoquant, en « tissant » les « grands lés du songe et du réel », l’emplir de mots et de rêves, le peupler, l’habiter. Des « poudres mortes » d’Anabase pourra enfin s’élever « l’oiseau de cendre rose » de la création nouvelle, le verbe poétique recréant le mirage d’un sens riche et plein, portant la « fraîche haleine de mensonge » vers un accomplissement fragile, précaire et éphémère, accompagné du constat lucide de son impossibilité.

            Neiges incarne de façon originale la confrontation du sujet avec l’opacité du réel et du signe. La conversion de l’exil en présence, du néant en plénitude de l’accomplissement poétique ne va plus de soi ; telle l’œuvre d’un Sisyphe, elle est toujours à recommencer. L’écriture poétique moderne signifie le départ, toujours renouvelé, vers la conquête du sens : dans la violence de l’action, dans la contemplation du songe. Cette quête du sens, « chose fragile et très futile, comme un frôlement de cils », unique justification de l’activité créatrice toujours recommencée, aboutit, ça et là, à l’épiphanie de l’être dans et par la parole, dans le cri ou le silence.

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[1] Dans la culture asiatique, le blanc représente la couleur du deuil et de la mort.
[2] faisant allusion à la soie grège.
[3] Discours de Stockholm, 1960.

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