« ‟Où élire demeure ?”
La patrie du poète dans ‟Exil” »

Henriette Levillain
Transcription d’un cours enregistré le 7 avril 2006.

« L’exil n’est point d’hier ! l’exil n’est point d’hier ! ». Par cette double exclamation du second chant d’« Exil », Saint-John Perse signifie tout d’abord qu’il n’est pas le premier des grands exilés de la littérature : il est précédé par d’illustres ancêtres qui avaient déjà vécu ce lien inexorable entre l’art et l’exil, entre la poésie et le sentiment d’exil. Dans un premier temps, j’aimerais évoquer cette grande et longue filiation des écrivains de l’exil.

Une allusion plus personnelle se glisse dans l’exclamation. Cet exil de France en Amérique en juin 1940 a été précédé d’un premier exil : à savoir celui du départ de la Guadeloupe en 1899, vécu comme la perte de son île, la Guadeloupe natale, dans sa douzième année. Les poèmes d’Éloges, composés à Pau à partir de sa dix-septième année sont donc un point de départ de la compréhension des notions de déracinement et de nostalgie (rupture avec une terre, une histoire personnelle et collective, une langue maternelle). Comment comprendre en effet l’assertion suivante, « Me voici restitué à ma rive natale…Il n’est d’histoire que de l’âme, il n’est d’aisance que de l’âme » (« Exil V »), si l’on ne sait pas que, en 1940, Alexis Leger/Saint-John Perse retraverse l’Atlantique dans l’autre sens pour s’exiler aux États-Unis ?

En choisissant d’intituler Exil le premier poème composé sur la rive du Nouveau Monde et, ensuite, le premier recueil publié aux États-Unis Exil, SJP a non seulement cherché à refonder une patrie, mais à se mesurer aux grands poètes de l’exil, à Ovide, Dante et, plus explicitement, à Hugo. La voix de l’exilé de Guernesey se fait entendre, en palimpseste d’un texte écrit à Long Beach (New-Jersey[1]).

***

Une longue filiation de poètes de l’exil

On sait bien que l’exil a commencé dès l’Antiquité, où de nombreux écrivains se trouvèrent en exil par choix ou par contrainte, qu’il s’est poursuivi à toutes les époques (nous connaissons bien le grand exil de Dante, Les Regrets de Du Bellay), et s’est répété souvent tragiquement chez les grands poètes de la modernité. Or, depuis toujours, à la violence de l’exil, répond chez l’écrivain une aspiration violente à communiquer avec sa patrie abandonnée et le reste du monde. Il s’agit aussi de se projeter sur le futur : puisque le présent est douloureux et silencieux, reste l’espérance en un futur qui reconnaîtra la gloire du poète. Le cas exemplaire de l’Antiquité est Ovide. Il a écrit dans son exil à Tomes, sur la Mer noire (actuelle Roumanie) le poème dénommé Tristes. Ovide est un exilé de la proscription, puisqu’il n’a plus le droit de rentrer dans son propre pays et qu’il découvre un autre pays au climat rude, à la différence de ce qu’il connaît à Rome, avec autour de lui ce que les Romains appelaient les « barbares », à savoir une population parlant une autre langue. Or tout écrivain fait de sa propre langue une patrie. Ovide n’aura jamais appris le dialecte local et sera resté figé dans sa propre langue. Il dit et redit dans Tristes qu’il est l’étranger dans ce pays : « Mon sort a rompu mon œuvre. » Et c’est de ce destin, de cette rupture de l’œuvre, qu’il fait une autre œuvre. Un grand exilé de l’époque contemporaine, Prokosch, a dit de l’exil que c’était « une maladie créative » et effectivement, c’est de cette créativité de l’exil que tout écrivain compose une œuvre.

Si nous évoquons le cas de Saint-John Perse face à ces grands ascendants, nous découvrons que lui aussi, devant le pays de son exil, les États-Unis, se sent comme un étranger : le paysage est tout autre – « et voici que la terre exhale son âme d’étrangère… », « Pluies V » ; et ce sentiment s’éprouve non seulement par rapport à la terre, par rapport aux paysages, mais par rapport aux habitants : l’expression « Alienne », néologisme construit à partir de l’anglais, intervient dans « Poème à l’Étrangère ». Le poète ressent profondément cette « aliénation », ce sentiment de se sentir tout autre : il a perdu ses fonctions, son autorité, son confort psychologique et matériel, celui aussi d’être exclu de sa langue natale. Certes, parlait l’anglais, mais une langue diplomatique étrangère à la poésie. Tout est donc à réapprendre dans cet exil. C’est aussi un exil par rapport à soi- même. Il a été dit qu’on pouvait risquer la fausse étymologie suivante : « ex il » = on est sorti de soi-même. En ce qui concerne spécifiquement Saint-John Perse, on pourrait filer cette fausse étymologie en disant qu’il est sorti de son île (ex-île). C’est donc ce motif de l’étrangeté absolue que le poète développe dans les quatre poèmes d’Exil, au travers de l’image filée de la nudité.

Certes, le sentiment d’exil intérieur avait déjà commencé au XIXe siècle : on pense à Baudelaire, chez qui l’exil est en quelque sorte la condition structurelle de l’écrivain – on se souvient des quatrains de L’Albatros : « Le Poète est semblable au prince des nuées / Qui hante la tempête et se rit de l’archer / Exilé sur le sol au milieu des huées, / Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. » Ce prince, qui se prévaut de l’orgueil aristocratique du poète, on le retrouve précisément chez Saint-John Perse au chant II d’« Exil » : « Où vont les sables à leur chant s’en vont les Princes de l’exil », et au chant I, avec « Les spasmes de l’éclair sont pour le ravissement des Princes de Tauride ».

Toutefois, à partir du XXe siècle, il ne s’agit plus d’une condition uniquement intérieure, d’un rejet par la société de l’artiste condamné à se replier sur soi et à intérioriser son désir artistique. Avec tous les déplacements de populations, les proscriptions ou les génocides, l’exil et la conscience qu’il engendre du déracinement radical sont devenus des réalités mondiales : il s’agit désormais d’un exil réel, volontaire ou forcé – et on peut penser à des cas aussi différents que celui de Proust dans sa chambre de liège, ou de Tourgueniev qui s’exile à Baden-Baden, à Tolstoï même, à Thomas Mann qui choisit la Californie à cause du régime nazi, à Nabokov, à Pound, à Joyce qui choisit Trieste ne supportant plus l’enfermement irlandais, à Séféris qui choisit l’Angleterre, à Ungaretti et à tant d’autres…

Comme Ovide et Dante, comme Hugo, Saint-John Perse appartient à la catégorie des proscrits. Le 14 juillet 1940, jour où il est arrivé à New York après avoir été, en tant que secrétaire général du Quai d’Orsay, remercié par Paul Reynaud, il s’est retrouvé humilié et démuni. Son appartement parisien avait été pillé par la Gestapo, ses biens mis sous séquestre par le gouvernement de Vichy qui l’avait également déchu de la nationalité française. Perse se sent alors un errant, un être sans lieu fixe. La question angoissante qu’il se pose est bien : où élire ma demeure ? Cf. « Exil », Chant I, « J’élis un lieu flagrant et nul comme l’ossuaire des saisons ». Tout au long des quatre poèmes du recueil, on assiste à la quête d’un nouveau lieu d’élection par le  poète : « Je reprendrai ma course de Numide, longeant la mer inaliénable… » (L’errance est reliée à celle des grandes tribus nomades de l’Afrique de Nord et de leurs célèbres cavaliers). D’où la nécessité, lorsqu’on a perdu son propre habitat de faire appel à l’hospitalité, d’habiter des maisons d’emprunt : « Mon hôte, laissez-moi votre maison de verre dans les sables… » (« Exil I »). On sait que cette maison de verre dans les sables est celle de Katherine et Francis Biddle à Long Beach Island (New Jersey), précision en guise de signature à la fin du poème. En outre, le mendiant sur les routes de l’errance doit affronter l’humiliation d’avoir à mendier leur secours financier, de faire appel à leur prodigalité qui, fut, on le sait indéfectible : « ô Mendiante dans nos voies et sur les traces du Prodigue » (« Exil III »). En somme, descendant d’une longue généalogie d’exilés, Perse aime à se relier à une ascendance d’artistes que l’exil porte à la création.

Car, cet exil en Amérique, le deuxième après celui de l’enfance lorsqu’il avait quitté avec sa famille son île natale, est celui d’un poète confirmé. Anabase, publié en 1924 chez Gallimard, l’a rendu internationalement célèbre. Comme ses prédécesseurs poètes, comme Hugo, en particulier, il est conscient de l’équation entre l’isolement spirituel et la création, comme si l’un et l’autre allaient de pair. C’est en effet, chez tous ces écrivains, une même protestation contre l’esprit de clocher, contre un bonheur douillet, contre un retour sentimental à la bonne petite patrie. La thématique est filée tout au long des quatre poèmes d’Exil et, en particulier, dans le très émouvant « Poème à l’Étrangère », poème d’aveu indirect de sa nostalgie. Sous prétexte, en effet, de faire chanter par l’Étrangère- la jolie Cubaine, Lilita Abreu, sa maîtresse- le souvenir mélancolique du « rire de lavandière aux ruelles de pierre », ou « de la rue Gît-le-cœur », Perse bannit le sentimentalisme et se défend au nom d’un réflexe viril de l’éprouver lui-même.

Les antécédents personnels : le premier exil.

L’exil a déjà été chanté dans l’œuvre, dès son seuil, celui d’Images à Crusoé, alors que le poète avait à peine dix-sept ans. « … D’un exil lumineux – et plus lointain déjà que l’orage qui roule – comment garder les voies, ô mon Seigneur ! que vous m’aviez livrées ? » La famille Léger a dû quitter la Guadeloupe, et le jeune Alexis, à son arrivée en France, se sentit comme un déraciné de l’enfance guadeloupéenne, de son enfance tout court. Tout le recueil Éloges restituait ce pays perdu et fêtait l’enfance. Aussi y a-t-il une ambivalence du second exil, qui est à la fois une perte matérielle, symbolique, mais aussi un retour : le retour à une patrie natale. Dans le chant V d’« Exil » : « Me voici restitué à ma rive natale… ». Par tout un jeu d’oppositions, l’exil va « aviver le sens de l’habitat et de l’habité », comme l’écrivait Jean Starobinski dans un très bel article, « Le jour dans Exil[2] ».
« J’élis un lieu flagrant et nul comme l’ossuaire des saisons » : cette recherche de l’habité va parcourir tout « Exil ».

« Exil »

La question est donc celle-là : où élire demeure ? – et elle est posée dès le premier chant. Àcette question sous-jacente, la réponse ne vient qu’aux derniers chants : « “J’habiterai mon nom“, fut ta réponse aux questionnaires ou port. » (VI) « Et c’est l’heure, ô Poète, de décliner ton nom, ta naissance et ta race… » (VII). Allusion faite bien sûr au nom/pseudonyme du poète, « Saint- John Perse », qui devient son nouvel habitat. Il contient désormais tout ce qui chez lui constitue l’essentiel de lui-même, l’île natale de la Guadeloupe. Entre le chant I et le chant VII et sa clausule, se développe ainsi un long cheminement par alternance de formes syntaxiques diversifiées qui va peu à peu conduire le poète vers cette grande découverte : le nom est une patrie.

Ces alternances syntaxiques sont nombreuses. Le mode exclamatif produit tantôt des injonctions, tantôt des acclamations. Le mode interrogatif est également représenté. Toutes ces modalités convergent vers une syntaxe de l’émotion, on dirait presque de l’émotivité : par exemple, au chant V : « Ô présides sous l’eau verte ! qu’une herbe illustre sous les mers nous parle encore de l’exil… ». Toute cette syntaxe très mobile, très émotive, va de pair avec la volonté du poète de ne jamais demeurer en un seul lieu ou un seul temps, et en même temps, révèle chez lui l’inquiétude, au sens étymologique (ne pas pouvoir rester dans le repos). Autre formule syntaxique, le récit au passé : beaucoup de passés simples, et aussi des imparfaits : « Et quand se fut parmi les sables essorée la substance pâle de ce jour » (IV). Ces récits au passé contrastent avec le présent :« Ainsi va »,« nous reprenons »…

Ces oppositions renforcent l’impression de grande mobilité : on va de d’un temps à l’autre et on ne demeure jamais dans l’immuable. Petit à petit, on comprend bien que par cette série de figures syntaxiques mobiles, émotives, contrastées, nous allons parvenir à ce grand retournement qui est celui du sacrifice de toutes les possessions : rien ne demeure à soi, on ne s’approprie rien, ni le temps, ni l’espace, ni l’œuvre : « Que voulez-vous encore de moi, ô souffle originel ? ».

C’est ce retournement vers ce souffle originel qui, finalement, engendre le caractère positif de ce poème, par rapport à tout un début qui ne l’était pas. Ce désir du poème est avivé à partir du chant IV par l’expérience de la nuit et au chant V, l’éveil au poème par le chant du jour. Starobinski dit qu’il s’agit d’une des plus belles descriptions de journée de la poésie de notre siècle, et il la compare à celles de Claudel, Valéry ou Bonnefoy. Il ajoute ceci : « L’expérience du jour, inséparable d’une expérience ontologique où se nouent étroitement durée personnelle et temps cosmique ». Effectivement, ce chant V, si on le lit attentivement, raconte une journée d’homme : depuis l’aube (« l’enfance de ce jour »), jusqu’au soir (« Et déjà la journée s’épaissit comme un lait »). Cette journée d’homme est aussi une journée sur la terre, avec finalement cette équation d’un retour à soi et d’un retour au cosmos : l’être est conduit à se dévoiler (c’est l’« expérience ontologique » dont parle Starobinski. Retenir ce passage mémorable : « Avec l’achaine, l’anophèle, avec les chaumes et les sables, avec les choses les plus frêles, avec les choses les plus vaines, la simple chose, la simple chose que voilà, la simple chose d’être là, dans l’écoulement du jour… ». S’il a été privé d’un premier lieu, le lieu de sa patrie, le poète est maintenant revenu à l’expérience de l’être-là. Nouvelle naissance, sereinement extatique – et il faut lire dans sa plénitude sereine ce chant V.

Si le chant VI est un long catalogue de ceux qui comme le poète sont les exilés heureux de la Terre (la dimension cosmique a repris le dessus sur la dimension personnelle), le chant VII est celui de l’homme qui, fort de cette nouvelle naissance, se remet en mouvement et s’apprête à de nouveaux départs. Ici, le poète a trouvé la formule de la parole nouvelle, celle du poème à venir, de la « syntaxe de l’éclair », de « Ceux qui (…) savent qu’aux sables de l’exil sifflent les hautes passions lovées sous le fouet de l’éclair… ». « Exil » est donc le poème d’un homme qui se refuse à revenir à sa patrie initiale et cherche une nouvelle patrie non pas dans un lieu transcendant comme le faisaient les Romantiques, mais dans l’immanent, celui du monde qui l’entoure. Reste à écrire le poème projeté, les points de suspension de la clausule laissant la porte ouverte…

[1] Cf. notre sélection bibliographique.
[2] id.

Top