Hommage à Saint-John Perse, de Daniel Berghezan (Claude Thiébaut)

Des hommages à Saint-John Perse, on en connaît beaucoup, par exemple, dès 1950, celui des Cahiers de la Pléiade, ceux de la Berkeley Review (1956), de Combat (1957), des Cahiers du Sud (1959), de Poesia Española (1960) et de la revue japonaise Mungen (1964). Ils sont cités ou au moins nommés dans le monumental Honneur à Saint-John Perse paru chez Gallimard en 1965 (plus de 800 pages). Hommages collectifs, textes choisis par le poète, quelquefois sollicités. La nrf en a publié un dernier en 1976, peu après la mort du poète. L’hommage du sculpteur Patrice Alexandre, exécuté en 1989, visible à Paris dans les jardins du Muséum National d’Histoire Naturelle, a pris la forme de trois monolithes. De nombreuses toiles de la peintre Monique Virelaude ont depuis 2010 été exposées en divers lieux comme autant d’hommages à Saint-John Perse.

Daniel Berghezan vient de publier le sien. Il arrive après beaucoup de noms illustres mais sans complexe aucun, en suivant sa propre intuition. Manifestement l’auteur a fait siens les conseils donnés par Rilke dans ses Lettres à un jeune poète :

Votre regard est tourné vers le dehors ; c’est cela surtout que maintenant vous ne devez plus faire. Personne ne peut vous apporter conseil ou aide, personne. Il n’est qu’un seul chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire : examinez s’il pousse ses racines au plus profond de votre cœur. […] Demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit :« Suis-je vraiment contraint d’écrire ? » Creusez en vous-même vers la plus profonde réponse. Si cette réponse est affirmative, si vous pouvez faire front à une aussi grave question par un fort et simple : « Je dois », alors construisez votre vie selon cette nécessité.

« Je dois », en allemand « ich muß » est à prendre au sens de « il me faut », « impossible pour moi de faire autrement », il s’agit bien d’une contrainte et non pas d’une résolution, d’un devoir moral (en allemand ce serait « ich soll »).

En dehors de toute sollicitation, à la différence de beaucoup des hommages connus, Daniel Berghezan a donné à son texte la forme d’un poème persien, ou pour mieux dire, son texte s’est imposé à lui sous cette forme, malgré les obstacles. En publiant son poème, il prend en effet des risques. Il s’adresse directement au poète, cela peut surprendre, mais Patrick Chamoiseau a fait de même dans Méditations à Saint-John Perse. Son poème devient incantation (« Ô Saint-John Perse ») et cela peut étonner, mais c’est qu’il est né d’une émotion, laquelle a déterminé sa forme, laquelle est susceptible ensuite de faire renaître la même émotion chez son lecteur selon un phénomène de résonance bien connu des physiciens. Autrement dit, son texte est lyrique mais comme l’est aussi Saint-John Perse pour autant que le lyrisme, ainsi que l’a souligné Paul Valéry, « suppose la voix en action, la voix directement issue de – ou provoquée par – les choses que l’on voit ou que l’on sent comme présentes[1] ».

Rien d’étonnant dès lors à ce que, par résonance, l’hommage de Daniel Berghezan vibre « à la manière de Saint-John Perse », d’où ces structures parallèles, entre autres effets de style, qu’on trouve sous sa plume dès le début et tout au long de son poème :

Hommage ! Hommage au prince en marche parmi nous !
Hommage ! Hommage au chantre en transe devant nous !
Ô Saint-John Perse, cette aisance que tu arraches aux turbulences de
ton destin,
cette audace que tu attaches aux deux sorciers de ton langage,
récitation éducatrice de l’intelligence,
révélation consolatrice de l’indigence,
nous sont baume au cœur dans le bonheur si juste de t’écouter.

L’auteur sait le risque qu’on prend d’être mal compris quand on semble vouloir se mesurer aux plus grands. Et ne va-t-on pas assimiler son texte à un plagiat ? Non, la source du texte ici n’est pas masquée. Ou à une parodie ? Non, le texte est tout sauf satirique. À un pastiche alors, autrement dit à un jeu de société ? Faut-il que le texte de cet hommage à Saint-John Perse se soit imposé à son auteur avec force pour qu’il l’ait malgré tout couché par écrit et qu’il soit maintenant publié !

Rien à voir en l’occurrence avec une parodie, un plagiat ni à un pastiche, ni avec les ateliers d’écriture qu’animent certains professeurs dans les collèges et lycées[2], et encore moins avec ces exercices de réécriture tels qu’ils sont proposés depuis quelque temps aux candidats au baccalauréat. Il peut en effet leur être demandé d’écrire une page sur tel ou tel auteur à partir d’un extrait de leur œuvre. Mais à Daniel Berghezan, on n’a rien demandé, et il nous propose spontanément non pas une page mais un long poème structuré en dix mouvements, consacré à un auteur et à nul autre, et dont toute l’œuvre lui est familière.

C’est pour nous un gage d’authenticité.

Son témoignage va rassurer les lecteurs de Saint-John Perse, tentés de se désespérer de ce qu’ils soient trop peu nombreux : au bout du monde, ou au cœur du Massif central (Daniel Berghezan réside à Riom), il est de vrais « amateurs » et bons connaisseurs de l’œuvre du poète. Il témoigne aussi du fait que la poésie peut aller pour certains jusqu’à bouleverser leur vie. De cela aussi Rilke avait prévenu son correspondant :

Votre vie, jusque dans son heure la plus indifférente, la plus vide, doit devenir signe et témoin d’une telle poussée. Alors, approchez de la nature. Essayez de dire, comme si vous étiez le premier homme, ce que vous voyez, ce que vous vivez, aimez, perdez.

Daniel Berghezan nous importe en ce qu’il montre clairement qu’il écrit lui-même, comme Saint-John Perse, « pour mieux vivre », et qu’il y réussit. On sait que telle est la réponse du poète à la question toujours posée : « Pourquoi écrivez-vous ?[3] ».

Mais quid des plus nombreux, à savoir les lecteurs qui ne sont pas eux-mêmes poètes ? Une connaissance intime d’Anabase, même en dehors de tout projet d’écriture, d’Exil, Amers, Vents, Chant pour un équinoxe, et même du tout premier recueil, Éloges, et aussi du « Discours de Stockholm » (tous ces titres sont cités en épigraphe) peut avoir ce même résultat heureux. Merci à l’auteur de nous montrer, et de la plus belle des façons, que l’œuvre de Saint-John Perse, contre l’idée a priori de sa difficulté, peut nous être à tous très proche, que loin d’être seulement un prétexte à analyses savantes, très précieuses au demeurant, ni à enquêtes sur la réalité à laquelle elle s’adosse, elle s’ouvre sur la vie et est porteuse d’espoir dans un environnement qui n’est pas moins hostile aujourd’hui qu’hier. Parole de vivant !

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[1] Paul Valéry, Littérature, Gallimard, 1930. Lyrique Saint-John Perse ? Cf. Jean-Michel Maulpoix, « Du lyrisme selon Saint-John Perse », in Du lyrisme, José Corti, 2000.
[2] Voir « Présence de Saint-John Perse dans l’enseignement « branché » », C. Thiébaut, Colloque Postérités de Saint-John Perse, Nice, mai 2000, textes réunis et présentés par Éveline Caduc., ILF-CNRS, 2002.
[3] « Réponse à un questionnaire sur les raisons d’écrire », OC, p. 564.

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