Les devinettes de Saint-John Perse et le fou rire de Marcel Proust, Yves Fravalo
Du rire de Marcel Proust provoqué par la remarque de Céleste Albaret à la suite de sa lecture de poèmes d’Éloges nous avons deux témoignages directs : celui de la gouvernante elle-même de l’écrivain dans le livre tardif qu’elle consacre à la figure de l’homme qu’elle a servi avec tant d’attention et de dévouement de 1914 à la fin de sa vie :
Une fois, je m’en souviens, il me lut des vers qu’il venait de recevoir ou d’acheter – j’oublie si c’était de Paul Valéry ou de Saint-John Perse. Quand il a fini, je lui dis : « Monsieur, ce ne sont pas des vers ; ce sont des devinettes ». Il se met à rire comme un fou. Dans les jours qui ont suivi, il m’a raconté qu’il l’avait répété partout[1].
et celui de Paul Morand :
Petit dîner au Ritz avec Hélène et Proust […] Céleste dit des vers de Leger que « ce sont plutôt des devinettes que des vers ». Proust rit aux éclats de cette formule, en montrant ses superbes dents[2].
On sait quelle trace l’anecdote a laissée dans le roman. Céleste et sa sœur sont devenues ce que « dans le langage des hôtels [on] appelait deux courrières ». Le narrateur qui s’est très vite lié d’amitié avec ces « deux jeunes personnes » consacre tout un développement au langage si naturellement littéraire des deux « enjôleuses » – c’est le mot de Françoise -, avant d’évoquer la réaction de Céleste à la lecture de poèmes découverts dans un volume qu’elle a saisi sur le lit du héros, puisque, précise le narrateur, « elles venaient souvent le matin me voir quand j’étais encore couché » :
Un jour […] elles trouvèrent sur mon lit un volume. C’étaient des poèmes admirables mais obscurs de Saint-Léger Léger. Céleste lut quelques pages et me dit : « Mais êtes-vous sûr que ce sont des vers, est-ce que ce ne serait pas plutôt des devinettes ? » Évidemment pour une personne qui avait appris dans son enfance une seule poésie : Ici-bas tous les lilas meurent, il y avait manque de transition[3].
Nous n’allons pas nous tourner vers la question si complexe chez Proust comme chez tous les romanciers des rapports entre expérience et écriture, mais seulement chercher à comprendre dans un premier temps l’hilarité de l’écrivain – dont on pourra noter qu’il n’est rien dit dans le roman.
Une précision d’abord touchant à la date de l’anecdote : selon certains détails fournis par la correspondance avec Gaston Gallimard, on sait que Proust avait reçu de celui qui était en train de devenir son éditeur en remplacement de Grasset un volume d’Éloges en février 1916[4]. Même si la découverte de ces poèmes par Céleste et le fou rire de Proust ne datent que de l’année suivante – en juin 1917, la chose est toute récente si l’on en croit le Journal de P. Morand[5] – on peut retenir qu’à coup sûr l’auteur de La Recherche connaissait les poèmes de celui qui signait encore Alexis Saint-Leger Leger dans les mois de 1916 où il reprend et complète la rédaction des Jeunes Filles, ce qui est capital dans la perspective de l’hypothèse que nous allons soulever un peu plus loin d’un double point d’intertextualité possible entre le recueil de poèmes et le roman.
Née des hasards du réel, une mise en scène plaisante et démystificatrice
Un mot donc pour commencer sur l’hilarité de Proust, à propos de laquelle il ne faudrait pas se méprendre. Si le rire de l’écrivain a pour moteur ce sentiment de supériorité régulièrement désigné depuis Bergson comme le ressort décisif en la matière, ce sentiment ne saurait viser ici l’inculture de Céleste. Aucun mépris chez Proust à l’égard des gens simples, pas plus chez le romancier que chez son héros. « Moi qui trouvais les »enjôleuses » supérieures à toutes les clientes de l’hôtel » fait-il dire du reste à son narrateur après lui avoir fait préciser : « Je n’ai jamais connu de personnes aussi volontairement ignorantes, qui n’avaient jamais rien appris à l’école », une remarque destinée avant tout à mettre en relief le « génie étrange » et naturel dont témoignent les éloges si mêlés de critiques prodigués par Céleste devant sa sœur à l’endroit du héros « tandis qu’il trempait des croissants dans son lait[6] ». Ce qui met en joie vraisemblablement l’écrivain dans le mot de Céleste, c’est la façon dont il prend sa place, naïvement, mais avec une surprenante pertinence à ses yeux, dans un débat engagé avec les symbolistes dans les années 90 sur la question de l’obscurité en poésie[7]. Au cœur de ce débat il y a, en 1896, l’article du jeune Marcel Proust « Contre l’obscurité » et quelques semaines plus tard, la réplique de Mallarmé « Le Mystère dans les lettres[8] ».
C’est néanmoins à un texte de Mallarmé un peu antérieur – il est de juin 1891 – que nous nous reporterons pour saisir avec plus d’évidence la façon dont le propos de Céleste entre en résonance avec les mots du maître de la rue de Rome.
Nommer un objet, c’est supprimer les trois-quarts de la jouissance du poëme qui est faite de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole : évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet et en dégager un état d’âme, par une série de déchiffrements.
– Nous approchons ici, dis-je au maître, d’une grosse objection que j’avais à vous faire … L’obscurité !
– C’est en effet également dangereux, me répondit-il, soit que l’obscurité vienne de l’insuffisance du lecteur, ou de celle du poëte … mais c’est tricher que d’éluder ce travail. Que si un être d’une intelligence moyenne, et d’une préparation littéraire insuffisante, ouvre par hasard un livre ainsi fait et prétend en jouir, il y a malentendu, il faut remettre les choses à leur place. Il doit y avoir toujours énigme en poésie, et c’est le but de la littérature – il n’y en a pas d’autre – d’évoquer les objets[9].
« Il doit toujours y avoir énigme en poésie », « les trois-quarts de la jouissance du poëme […] est faite de deviner peu à peu », dit le grand-prêtre des Lettres ; « est-ce que ce ne serait pas plutôt des devinettes ? », demande la rustique Céleste ! On comprend le plaisir du tenant de la clarté qu’a toujours été le romancier devant semblable rencontre. Quel polémiste aurait pu inventer meilleure mise en scène ironique pour démystifier une esthétique qu’il cherchait à combattre ou par rapport à laquelle du moins il veillait à prendre ses distances ? Sous les hasards du réel, il a le plaisir de sentir à l’œuvre en quelque sorte un génie aussi inventif que celui qui règle en sous-main le jeu des Provinciales : telle est la découverte qui met en joie l’observateur distancié de la comédie des lettres que sait demeurer l’écrivain alors même qu’il tient son rôle dans la partition théâtrale par lui contemplée.
Et pourtant, comme le souligne Jean-Yves Tadié, « Proust est moins éloigné de [Mallarmé] que tous deux ne le croient[10] », ainsi qu’en témoigne la reprise romanesque de l’anecdote. L’écrivain présente en effet la scène qu’il dessine comme une illustration de l’hypothèse imaginée par le poète pour récuser les droits du lecteur « vulgaire » ou simplement insuffisamment préparé :
Évidemment pour une personne qui avait appris dans son enfance une seule poésie : Ici-bas tous les lilas meurent, il y avait manque de transition[11].
précise-t-il, comme on l’a vu, en écho aux mots de Mallarmé, qu’on peut eux-mêmes rappeler :
Que si un être d’une intelligence moyenne, et d’une préparation littéraire insuffisante, ouvre par hasard un livre ainsi fait et prétend en jouir, il y a malentendu, il faut remettre les choses à leur place.
Si la cible de Proust n’est pas la naïveté de Céleste, elle n’est pas non plus la poésie de Saint-John Perse, qu’il juge « admirable » ; cette cible serait plutôt la recherche artificielle de l’obstacle et le souci prétentieux de tenir à distance le non-initié qui habite certains disciples de Mallarmé.
Question non de technique mais de vision
· le chant de la lumière et la « petite musique de chambre de l’été »
« Le style pour l’écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique, mais de vision[12] », on connaît la formule du Temps retrouvé ; et ce qui fonde la qualité de la vision dessinée par une œuvre, littéraire ou picturale, selon une des lois de la création que le narrateur de La Recherche a su dégager de la contemplation des tableaux d’Elstir, c’est sa fidélité à l’impression. Or l’excellent lecteur qu’est Proust a bien senti chez le jeune Alexis Leger la primauté accordée par lui aussi à l’impression.
Quant au lecteur du roman, familier du poète d’Éloges, peut-il n’être pas frappé par une forme de parenté dans l’attention à certaines impressions sensibles ? Attention comparable ainsi de part et d’autre à la liaison qui existe entre l’intensité lumineuse des heures chaudes et le bourdonnement des mouches, chargé semblablement dans le poème et dans le roman d’une qualité à la fois musicale et solaire :
Et puis ces mouches, cette sorte de mouches, vers le dernier étage du jardin, qui étaient comme si la lumière eût chanté !
Éloges, « Pour fêter une enfance », III (OC, p. 25)
peut-on lire dans Éloges ; tandis que dans « Combray », le romancier-poète s’attarde à évoquer longuement la sensation de « la splendeur de la lumière » dont, l’enfant retiré à l’heure de la sieste dans sa chambre aux « volets presque clos », se plaît à jouir à travers la qualité sonore des instants de repos où se croisent les bruits de la rue invisible et le « concert » des mouches exécutant devant lui « comme la musique de chambre de l’été » :
Pendant que la fille de cuisine […] servait du café […] je m’étais étendu sur mon lit un livre à la main, dans la chambre qui protégeait en tremblant sa fraîcheur transparente et fragile contre le soleil de l’après-midi derrière ses volets presque clos où un reflet de jour avait pourtant trouvé moyen de faire passer ses ailes jaunes, et restait immobile entre le bois et le vitrage, dans un coin, comme un papillon posé. Il faisait à peine assez clair pour lire, et la sensation de la splendeur de la lumière ne m’était donnée que par les coups frappés dans la rue de la Cure par Camus (averti par Françoise que ma tante ne « reposait pas » et qu’on pouvait faire du bruit) contre des caisses poussiéreuses, mais qui, en retentissant dans l’atmosphère sonore, spéciale aux temps chauds, semblaient faire voler au loin des astres écarlates ; et aussi par les mouches qui exécutaient devant moi, dans leur petit concert, comme la musique de chambre de l’été ; elles ne l’évoquent pas à la façon d’un air de musique humaine, qui, entendu par hasard à la belle saison, vous la rappelle ensuite ; elle est unie à l’été par un lien plus nécessaire ; née des beaux jours, ne renaissant qu’avec eux, contenant un peu de leur essence, elle n’en réveille pas seulement l’image dans notre mémoire, elle en certifie le retour, la présence effective, ambiante, immédiatement accessible.
Cette obscure fraîcheur de ma chambre était au soleil de la rue, ce que l’ombre est au rayon, c’est-à-dire aussi lumineuse que lui, et offrait à mon imagination le spectacle total de l’été dont mes sens si j’avais été en promenade n’auraient pu jouir que par morceaux[13] …
· le soleil vert
Mais il y a plus frappant pour qui aborde ce passage des Jeunes Filles,
Malheureusement ce n’était pas seulement par son aspect que différait de la « salle » de Combray donnant sur les maisons d’en face, cette salle à manger de Balbec, nue, emplie de soleil vert comme l’eau d’une piscine, et à quelques mètres de laquelle la marée pleine et le grand jour élevaient, comme devant la cité céleste, un rempart indestructible et mobile d’émeraude et d’or[14].
en ayant en mémoire le second verset de l’ouverture d’Éloges :
Palmes … !
Alors on te baignait dans l’eau-de-feuilles-vertes ; et l’eau encore était du soleil vert ; et les servantes de ta mère, grandes filles luisantes, remuaient leurs jambes chaudes près de toi qui tremblais …
Éloges, « Pour fêter une enfance », I (OC, p. 23)
Surprenante rencontre sur le plan de la vision et de l’expression entre les deux passages ! Du côté de Saint-John Perse, bien sûr, la concision, la densité, la tension vers « l’ellipse », si essentielle à ses yeux au pouvoir de la poésie ; du côté de Proust, la phrase qui se déploie en un mouvement propre à assurer la « motivation » de la métaphore centrale, à faire admettre l’audace de l’image, à en éclairer et à en dissiper éventuellement l’énigme.
Fidèle à « l’impression première » et pleinement inaugurale chez le poète, cette image qui, au seuil de l’œuvre, fixe – venue d’une très lointaine enfance, une enfance d’avant l’éveil de la conscience séparatrice – la sensation de la lumière, de la feuille et de l’eau fondues en une même seule et même réalité ; vestige, vraisemblablement, du souvenir de bains donnés par des servantes sous un climat solaire, dans une eau où on a fait infuser des herbes apaisantes ou une eau dans laquelle se reflète une voûte ou une clôture végétale toute proche dans l’espace du dehors. Mais peu importe, on est dans l’univers de l’indistinction primordiale et heureuse, au sein d’un univers où, sous le double signe de l’aquatique et du féminin, se vit encore comme une sorte d’état prénatal qui serait traversé de vert et de lumière. On est dans le temps mythique d’une sorte genèse en cours (« et l’eau encore était du soleil vert »), dans un temps d’avant la séparation, le temps de l’Unité première – que la dramaturgie chorale d’Amers aura pour visée de restaurer[15] -, ce temps où l’être se tenait « à même la sève rayonnante et la semence très précieuse : dans tout ce limbe d’aube verte, comme une seule et vaste feuille infusée d’aube et lumineuse ». Ce qui se dit dans ce poème d’Éloges où se fête une enfance, c’est l’expérience fondatrice d’une immersion dans le vert et la lumière dont la mer restera dans toute l’œuvre le lieu réel et symbolique (« la mer immense et verte comme une aube à l’orient des hommes[16] »), – expérience fondatrice d’une vision qui aimantera les songes du poète et nourrira son discours dans certaines de ses avancées en direction d’un « au-delà irrationnel et mystique[17] ».
L’écriture d’Éloges et les leçons d’Elstir
La charge potentielle de sens impliquée par l’image persienne excède ce que peut en saisir le lecteur du seul recueil d’Éloges et on touche là sans doute à ce qu’il peut y avoir d’obscur dans la poésie persienne selon ce que l’auteur lui-même pourrait concéder ; retenons seulement, dans cette rapide approche, les traits d’une écriture où s’observe une pratique compatible avec les lois de la création artistique découvertes par le héros de Proust dans sa contemplation des marines d’Elstir :
Depuis les débuts d’Elstir, nous avons connu ce qu’on appelle « d’admirables » photographies de paysages et de villes. Si on cherche à préciser ce que les amateurs désignent dans ce cas par cette épithète, on verra qu’elle s’applique d’ordinaire à quelque image singulière d’une chose connue, image différente de celle que nous avons l’habitude de voir, singulière et pourtant vraie et qui à cause de cela est pour nous doublement saisissante parce qu’elle nous étonne, nous fait sortir de nos habitudes, et tout à la fois nous fait rentrer dans nos impressions.
JF, II, RTP, II, 194
[…] j’y pouvais discerner que le charme de chacune consistait en une sorte de métamorphose des choses représentées, analogue à celle qu’en poésie on nomme métaphore et que si Dieu le Père avait créé les choses en les nommant, c’est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre nom qu’Elstir les recréait. Les noms qui désignent les choses répondent toujours à une notion de l’intelligence, étrangère à nos impressions véritables et qui nous force à éliminer d’elles tout ce qui ne se rapporte pas à cette notion.
Parfois à ma fenêtre, dans l’hôtel de Balbec, le matin […] il m’était arrivé grâce à un effet de soleil, de prendre une partie sombre de la mer pour une côte éloignée ou de regarder avec joie une zone bleue et fluide sans savoir si elle appartenait à la mer ou au ciel. Bien vite mon intelligence rétablissait entre les éléments la séparation que mon impression avait abolie.
JF, II, RTP, II, p. 191
Effet de surprise, arrachement aux modes de perception accoutumés dans l’abolition des séparations instaurées par l’intelligence, fidélité à la vérité de l’impression : on voit en quoi le romancier pouvait trouver « admirables » des pièces relevant d’une poésie devenue « la vraie fille de l’étonnement », selon les mots prononcés beaucoup plus tard dans le discours de Stockholm[18].
Pour ce qui est du « soleil vert » qui emplit la salle à manger de Balbec, il serait sans doute hâtif et imprudent de parler d’imitation ou d’influence. L’examen des dates néanmoins permettrait sans doute de ne pas écarter a priori l’hypothèse : aucune certitude touchant aux détails de l’évolution du texte du fait de la dispersion puis de la disparition, consécutive à la préparation d’une édition de luxe parue en 1920, de feuillets qui auraient pu apporter « de précieux renseignements sur la genèse de l’œuvre » selon les mots de Pierre-Louis Rey[19], une genèse dont on sait tout de même qu’elle s’est poursuivie au-delà de 1914 et jusque vers 1917[20] et même 1918, pour certaines corrections portées sur les épreuves Gallimard – au-delà donc, comme on le soulignait plus haut, de la découverte des poèmes d’Éloges.
De Baudelaire à Saint-Leger : libération et fécondation nouvelle ?
Le génie le plus vrai, le plus original et le plus libre peut se trouver fécondé par un autre, et Proust lui-même ne cache pas ce que certaines des orientations qu’il prête à la rêverie de son héros soucieux de saisir, dans les temps de son arrivée à Balbec, quelque chose du plaisir poétique lié pour lui au « soleil rayonnant sur la mer » chanté par Baudelaire doivent au souvenir de la strophe de « Chant d’automne », qui s’ouvre précisément sur une allusion au vert et à la lumière des yeux de la femme aimée (« J’aime de vos longs yeux la lumière verdâtre … »). La notation du « vert », devenu l’attribut du « soleil » au terme d’une longue évocation de la mer[21], serait la dernière trace dans le texte final, au sein de ce passage, du poids ou de la prégnance du modèle baudelairien, à moins que l’on ne considère la métamorphose qui s’observe dans cette trace ultime comme le signe d’une libération, au bénéfice de l’accès à l’expression neuve d’une impression vraie.
Ce que nous pouvons apercevoir du cheminement de l’écriture pourrait laisser pressentir un mouvement de cette sorte. L’édition de la Pléiade offre la reproduction d’une esquisse nourrie de façon beaucoup plus étoffée de références au poème des Fleurs du mal. Cette esquisse, tirée du cahier 38[22], met en scène un héros habité par une ambition purement mimétique et condamné à se mouvoir dans l’ordre du « comme si ». Un texte à double niveau, d’une grande virtuosité, donne à voir le décor (balcon donnant sur la mer, soleil bas, soir d’automne), dessine les gestes étudiés du héros, explicite les visées d’un jeune lecteur « idolâtre », soucieux d’atteindre par l’agencement concerté de conditions physiques et purement matérielles à la jouissance évoquée et, semble-t-il, promise par le vers de Baudelaire (« Mais rien […] ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer ») et dénonce finalement la vanité d’une quête dont l’orientation consciente et appliquée ne peut qu’entraver la venue d’une impression authentique et profonde.
Le texte final en revanche se clôt, à l’instant où se creuse une inflexion narrative[23] nouvelle, sur une image dont la filiation baudelairienne – si elle demeure – est devenue très lointaine, une image dont on ne peut savoir si elle se trouve irriguée seulement par la sève rayonnante d’une impression vraie ou si sa venue s’est trouvée favorisée par la rencontre éblouie et brutalement révélatrice, au sein d’une œuvre neuve, d’une expression inédite, habitée d’un éclat propre à illuminer une impression personnelle imparfaitement élucidée jusque-là et qui aurait alors trouvé la forme d’expression vers laquelle, obscurément, elle tendait. ? Qui pourrait trancher la question ?
Un mot et une frappe
Va-t-on vers une dissipation ou un épaississement du mystère si l’on songe à une autre trace possible dans Les Jeunes Filles de la lecture, avouée plus loin dans Sodome et Gomorrhe, des poèmes d’Alexis Saint-Leger Leger ? C’est, dans le passage que nous allons convoquer, non plus la force singulière de l’image visuelle qui peut venir alerter la mémoire du lecteur d’Éloges, mais d’abord la seule qualité sonore et rythmique d’un texte réglé fugitivement, dans l’une de ses cadences, par la rudesse, exceptionnelle dans le roman, d’un tour brachylogique – l’usage d’un substantif apposé venant donner soudain à la phrase de Proust comme une frappe étrangement persienne.
Lisons le texte :
Nous étions sortis du petit bois et avions suivi un lacis de chemins assez peu fréquentés où Andrée se retrouvait fort bien. « Tenez, me dit-elle tout à coup, voici vos fameux Creuniers, et encore vous avez de la chance, juste par le temps, dans la lumière où Elstir les a peints. » Mais j’étais encore trop triste d’être tombé pendant le jeu du furet d’un tel faîte d’espérance. Aussi ne fût-ce pas avec le plaisir que j’aurais sans doute éprouvé sans cela que je pus distinguer tout d’un coup à mes pieds, tapies entre les roches où elles se protégeaient contre la chaleur, les Déesses marines qu’Elstir avaient guettées et surprises, sous un sombre glacis aussi beau qu’eût été celui d’un Léonard, les merveilleuses Ombres abritées et furtives, agiles et silencieuses, prêtes au premier remous de lumière à se glisser sous la pierre, à se cacher dans un trou et promptes, la menace du rayon passée, à revenir auprès de la roche ou de l’algue, dont, sous le soleil émietteur des falaises et de l’Océan décoloré, elles semblent veiller l’assoupissement, gardiennes immobiles et légères, laissant paraître à fleur d’eau leur corps gluant et le regard attentif de leurs yeux foncés[24].
Quelle oreille familière de l’œuvre pourrait n’avoir pas le sentiment de surprendre ici un écho du poème XIV d’« Éloges » ?
[…] ô mes amis où êtes-vous que je ne connais pas ?… Ne verrez-vous cela aussi ? … des havres crépitants, de belles eaux de cuivre mol où midi émietteur de cymbales troue l’ardeur de son puits …
« Éloges », XIV (OC, p. 46)
Ce que l’on sait assez précisément de la genèse de l’œuvre dans la zone du texte où s’insère ce passage semble rendre tout à fait recevable l’hypothèse d’une écriture définitive postérieure à la date de février 1916, et donc à la découverte d’Éloges par le romancier[25]. Une variante qui figure dans les notes de l’édition de la Pléiade[26] nous renseigne de façon très intéressante sur un état du texte antérieur à la version finale, un état dont nous pouvons retenir une expression autour de laquelle bouge encore un texte un peu hésitant :
[…] sous le soleil extincteur de l’Océan décoloré,
un texte qui semble trouver sa forme définitive quand le mot « émietteur », chargé d’une extension grammaticale désormais redoublée (apparition, avec le mot « falaises » en position immédiate, d’un second complément du nom : « émietteur des falaises et de l’Océan décoloré ») est venu évincer celui « d’extincteur[27] ».
On a ainsi successivement :
[…] les merveilleuses Ombres abritées et furtives, agiles et silencieuses, et promptes
[à survenir seules dans l’assombrissement, sous le soleil extincteur de l’Océan décoloré, immobilisées à côté du rocher qu’elles semblent éveiller comme son âme attentive et légères, laissant paraître à fleur d’eau leur corps visqueux et leurs regards foncés. Biffé]
[la menace du rayon passé [sic] à revenir auprès de la roche ou de l’algue dont, sous le soleil extincteur de l’Océan décoloré, elles semblent veiller l’assoupissement, gardiennes immobiles et légères, laissant paraître à fleur d’eau leur corps gluant et le regard attentif de leurs yeux foncés]
avant la version remise à l’éditeur et reproduite un peu plus haut.
Image énigmatique que celle du « soleil émietteur de falaises et de l’Océan décoloré » pour le lecteur qui n’a pas gardé en mémoire le souvenir de la scène où le héros découvre une aquarelle d’Elstir « prise » précisément aux Creuniers et des observations qui sont alors les siennes :
« […] je vous parlais l’autre jour de l’église de Balbec comme d’une grande falaise, une grande levée de pierres du pays, mais inversement, me dit-il, en me montrant une aquarelle, regardez ces falaises (c’est une esquisse, prise tout près d’ici, aux Creuniers), regardez comme ces roches puissamment et délicatement découpées font penser à une cathédrale ». En effet, on eût dit d’immenses arceaux roses. Mais peints par un jour torride, ils semblaient réduits en poussière, volatilisés par la chaleur, laquelle avait à demi bu la mer, presque passée, dans toute l’étendue de la toile, à l’état gazeux. Dans ce jour où la lumière avait comme détruit la réalité, celle-ci était concentrée dans des créatures sombres et transparentes qui par contraste donnaient une impression de vie plus saisissante, plus proche : les ombres. Altérées de fraîcheur, la plupart désertant le large enflammé, s’étaient réfugiées au pied des rochers, à l’abri du soleil …
ou qui aurait oublié cette confidence touchant à l’orientation nouvelle donnée à sa rêverie sur la mer par la contemplation de cette esquisse :
[…] je rêverais maintenant d’une mer qui n’était plus que vapeur blanchâtre ayant perdu consistance et couleur[28].
On comprend, en songeant à ce passage, d’abord la notation, très tôt retenue, de « l’Océan décoloré » sous l’intensité de la lumière, puis la substitution finale du mot « émietteur » à celui « d’extincteur » ; une substitution associée elle-même à l’addition du mot « falaises ». L’écrivain aboutit alors à une formulation d’une densité et d’une efficacité synthétique exemplaires, propre à constituer un rappel exact de l’impression fixée par l’esquisse – confirmée désormais par la découverte des Creuniers en compagnie d’Andrée sous une lumière comparable -, celle de la pulvérisation de la roche et de la vaporisation de l’eau.
Notre hypothèse serait que le souvenir ou la découverte du texte d’Éloges aurait pu, non pas fonder la vision, mais fournir le terme susceptible d’en permettre l’expression à la fois la plus brève, la plus économe et la plus frappante. Occurrence occasionnelle et passagère, dans le roman, de cette « syntaxe de l’éclair » empruntée à un jeune poète par un écrivain qui, soucieux toutefois de ne pas trahir son esthétique de la clarté, veille à ne se saisir du mot qu’en fournissant à son lecteur, à travers un jeu d’écho souligné par la narration[29], les indices susceptibles de situer « l’autre rive où le message s’illumine ».
Nul souci en revanche, dans le poème d’Éloges, de guider le passage vers la rive où pourrait s’éclairer l’énigme de ce « midi émietteur de cymbales » :
[…] ô mes amis où êtes-vous que je ne connais pas ?… Ne verrez-vous cela aussi ? … des havres crépitants, de belles eaux de cuivre mol où midi émietteur de cymbales troue l’ardeur de son puits …
« Éloges », XIV (OC, p. 46).
Ce qui joue si puissamment dans le dernier segment de ce verset, c’est bien évidemment une alliance de termes sans modèle, propre à donner à sentir l’effet de foudre[30] d’une violence lumineuse dont l’éclat démultiplié sur l’étendue cuivrée des eaux évoque l’explosion d’un disque, celui du soleil à son zénith, venu percuter, pour y creuser son « puits » éblouissant, un autre disque, celui de la mer, tendu sous son aplomb comme un miroir : éclat réverbéré à l’infini dans un choc où semble s’anéantir la double cymbale cosmique[31] portée à l’heure méridienne à son paroxysme lumineux et sonore.
Mais pourquoi prétendre rassembler dans l’unité d’une paraphrase impuissante à saisir son objet ce qui n’entre dans la nébuleuse du sens qu’à partir d’un éclatement des significations, les deux sèmes associés ici du visuel et du sonore[32] se trouvant projetés par la déflagration poétique[33] sur des voies à la fois parallèles et croisées en direction de suggestions elles-mêmes déportées jusqu’aux frontières du saisissable[34] ?
Le romancier de son côté, toujours avide de clarté, veille à faire apparaître en toute netteté le centre de gravité propre à assurer la stabilité de la constellation métaphorique qu’il dessine et dont la cohérence ne cesse de s’affirmer alors même que cette constellation se déploie et que s’accroît sa complexité[35].
Métaphore et recréation : du poète ou du romancer qui va plus loin ?
Deux points donc d’intertextualité dont l’hypothèse peut échapper – et dans le second cas de façon plus assurée – à l’objection des dates, et qui nous parlent au moins de rencontres ponctuelles entre les deux écrivains sur le plan de la vision[36] ; rencontres dont le romancier en lisant Éloges n’a pas pu ne pas prendre conscience et dont il n’a pas pu ne pas retirer au moins le sentiment d’une confirmation. Qu’il ait ou non emprunté, comme nous serions enclin à le penser, le mot « émietteur » au poète qu’il venait de découvrir – et peut-être même, la chose n’est pas à exclure, l’image du « soleil vert » assimilé à « l’eau d’une piscine » -, on comprend qu’il ait pu trouver « admirables » des poèmes fondés sur une telle attention à l’impression sensible et traversés d’expressions neuves et fulgurantes propres à en suggérer la richesse, à en sonder la profondeur.
Du poète ou du romancier du reste qui va plus loin et avec plus d’audace dans la reprise du geste de « Dieu le Père » à travers la « métamorphose des choses représentées » ? D’un côté, la pleine fusion des éléments contraires (eau et feu) au sein d’une vision qui ramène au temps de l’indifférenciation primordiale et restaure une identité dissoute par la nomination première ; de l’autre, une analogie, prête à avouer ce qu’elle comporte « d’illusion optique[37] » et à atténuer sa force dépaysante par le recours à un référent familier (« comme l’eau d’une piscine ») en même temps qu’au jeu de la métonymie fondé sur la contiguïté spatiale[38] (proximité de la mer devenue « rempart […] d’émeraude et d’or »). Chez Saint-John Perse, un mouvement en direction de la « métaphore » au sens le plus strict (substitution d’une réalité à une autre par le biais d’une nomination nouvelle : « eau » devenue – ou redevenue – « soleil vert ») ; chez Proust, un mouvement vers la simple comparaison (« comme l’eau d’une piscine »), docile aux exigences de l’intelligence soucieuse de rétablir, après la notation de l’impression première, les notions identificatrices et séparatrices qui lui sont propres et les données explicatives qu’elle juge utiles.
« J’appelle deviner »
On pourra retenir de ce parcours rapide que le futur Saint-John Perse, sous le nom encore de Saint-Leger Leger, alors même que son œuvre toute jeune ne jouit à cette date, et pour longtemps encore, que d’une audience extrêmement restreinte, fait partie du cercle des écrivains auxquels l’auteur de La Recherche se plaît à accorder l’hommage dans son œuvre non seulement d’une désignation, mais encore d’un éloge[39] et, à une ou deux reprises, de quelque chose qui pourrait être comme un geste d’emprunt. Écho textuel et désignation nominale toutefois ne passent dans l’œuvre, on l’a vu, qu’à très lointaine distance : un écart qui laisse beaucoup à supputer et comme à deviner …
Si reste obscure la question du rapport – sur le plan de l’intertextualité – entre ces deux œuvres, attentives l’une et l’autre à la saisie et à la notation de l’impression vraie, et animées plus largement l’une et l’autre par l’ambition d’accéder à ce que respectivement elles appellent le réel ou la réalité, la vérité ou le vrai[40], cela tient sans doute au statut du jeune poète à peine visible encore dans la culture du temps et auquel on peut emprunter plus subrepticement qu’à Racine ou Baudelaire ; mais peut-être pourrait-on voir dans le « mystère » entretenu sur ce point comme une « malice[41] », selon le langage de Céleste[42], du romancier lui-même – dont le double dans l’œuvre est qualifié par l’enjôleuse, au sein de la scène évoquée plus haut, de « petit diable noir aux cheveux de geai » – décidé sur ce plan à laisser jouer la sagacité du lecteur, comme se plaisent à le faire dans leurs poèmes les disciples de Mallarmé !
« J’appelle deviner », écrit Julien Gracq, « tout simplement le plus triomphant moment de la quête. La vérité est triste, comme vous le savez. Elle déçoit parce qu’elle restreint. Elle tient dans un poing fermé, puis dans le geste d’une main qui se délace et rejette. Elle est pauvre, elle démeuble et démunit. Mais à l’approche d’une vérité un peu haute, encore seulement pressentie[43] … »
Si ce que nous avons tenté ici n’est finalement qu’une sorte d’approche, ainsi que dans le jeu auquel songe Céleste lorsque l’énigme ne peut être tout entière dissipée, pourquoi ne pas voir alors dans cette quête qui ne saurait conclure avec une pleine assurance comme une forme de privilège ? Mais si jamais c’était un peu plus – et l’objet de notre saisie, alors effective, fût-il en lui-même assez pauvre – nous resterions face à deux œuvres dont nous serions en droit de dire que ni l’une ni l’autre jamais ne saurait laisser son lecteur ni démeublé, ni démuni.
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[1] Céleste Albaret, Monsieur Proust, Robert Laffont, 1973, p. 151.
[2] Paul Morand, Journal d’un attaché d’ambassade, 26 juin 1917, La Table ronde, 1949, p. 299. Voir Sodome et Gomorrhe (SG), À la Recherche du temps perdu (RTP), III, p. 1477, note 2 de la p. 243).
[3] SG, RTP, III, p. 243.
[4] Voir J.-Y. Tadié, Marcel Proust, Biographies NRF Gallimard, 1996, ch. XIV, p. 756 et note 3.
[5] Voir supra note 2.
[6] SG, II, 2, RTP, III, p. 240 et suiv.
[7] Pour une présentation succincte du débat, voir J.-Y. Tadié, op. cit., p. 307-310, sous le titre « Proust et Mallarmé ».
[8] Article qui paraît dans la Revue Blanche, 1er septembre 1896. Voir Stéphane Mallarmé, OC, p. 1575-1576. Les références accompagnées de la mention OC renvoient aux Œuvres complètes parues chez Gallimard dans la collection « Bibliothèque de la Pléiade », aussi bien en ce qui concerne Mallarmé, éd. Bertrand Marxhal, 1974, que Saint-John Perse, éd. 1972, et Julien Gracq, éd. Bernhild Boie, 1989.
[9] Voir Proses diverses, Réponses à des enquêtes, « Sur l’évolution littéraire », Enquête de Jules Huret, ibid., p. 867.
[10] J.-Y. Tadié, op. cit. p. 308.
[11] Idée sur laquelle revient l’écrivain au sein de la méditation qu’il prête à son héros dans la dernière scène du livre : « La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice-versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur. De plus, le livre peut-être trop savant, trop obscur pour le lecteur naïf, et ne lui présenter ainsi qu’un verre trouble avec lequel il ne pourra lire. » Le Temps retrouvé (TR), RTP, IV, p. 490.
[12] TR, RTP, IV, p. 474.
[13] Du côté de chez Swann, I, 2, RTP, I, p. 82.
[14] À l’ombre des jeunes filles en fleurs (JF), RTP, II, p. 34-35.
[15] Amers, « Chœur », 2, op. cit., p. 367 et suiv.
[16] Amers, « Invocation », I, op. cit., p. 259.
[17] Voir les réflexions du poète rassemblées sous le titre « D’une interview de Pierre Mazars », OC, p. 576.
[18] OC, p. 444 ; voir aussi, p. 446, cette formule : « Poète est celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance ».
[19] Voir l’Introduction aux JF, RTP, I, p. 1295-1296.
[20] Voir ibid., p. 1305.
[21] Quatre-vingt-onze lignes dans l’édition de La Pléiade (JF, II, RTP, II, p.33-35).
[22] Voir « Esquisse XXXIV », ibid., p. 905-906.
[23] On va glisser du plan des impressions sensibles à la question de la place que le héros est soucieux d’occuper dans l’esprit des autres clients de l’hôtel réunis à l’heure du repas dans cette même salle à manger.
[24] JF, II, RTP, II, p. 277-278.
[25] Voir ibid, p. 1467, note 1 de la page 264 et surtout note 1 de la variante b, p. 264, où il est précisé que le texte du fragment concernant le devoir de Gisèle – qui précède de très peu le présent passage – a été écrit à la fin de l’année 1917. Et on sait, plus largement, que toute la seconde partie de « Noms de pays, le pays » a été reprise ou écrite très tardivement.
[26] Ibid, p. 1472, note a de la page 278.
[27] Un mot qui, certes, soulignait un paradoxe bien dans la manière d’Elstir, mais qui pouvait sembler à l’auteur inutilement explicatif et un peu redondant. Notons, d’autre part, que ce n’est qu’après cette substitution, doublée de l’insertion d’un nouveau déterminant, que l’on obtient les deux syntagmes de volume syllabique exactement équivalent : « émietteur de cymbales » / « émietteur de falaises », et la distribution des accents qui fonde des deux côtés la même cadence (3 / 3) ; masse syllabique et jeu accentuel propres à favoriser le surgissement de la « réminiscence », dans l’esprit du lecteur. Quant à la présence, dès les premières esquisses citées par A. Rey, de deux substantifs juxtaposés (« soleil extincteur »), il serait bien aventureux de prétendre y trouver la trace déjà, chez le romancier, d’une « réminiscence » du texte de Leger. Contentons-nous de rêver sur ce qui a pu se passer en aval de ce premier choix.
[28] JF, II, RTP, II, successivement p. 254, puis p. 255.
[29] « Tenez, me dit-elle tout à coup, voici vos fameux Creuniers, et encore vous avez de la chance, juste par le temps, dans la lumière où Elstir les a peints. » (Remarque qui renvoie le héros à son passage dans l’atelier d’Elstir et le lecteur « diligent » au souvenir des commentaires du narrateur, p. 254-255).
[30] On pouvait déjà lire un peu plus haut dans le recueil : « La ville est jaune de rancune. Le Soleil précipite dans les darses une querelle de tonnerres. », « Éloges », XI, p. 43.
[31] « Cymbale » : objet de cuivre, potentiellement étincelant ; objet creux, nous rappelle l’étymologie < kumbalos < kumbos. Instrument dont l’irruption dans la symphonie vient créer ou couronner un paroxysme sonore.
[32] Voir la récurrence chez Perse des images fondées sur cette alliance du sonore et du visuel pour dire l’intensité solaire et méridienne : « Palmes ! / Et sur la craquante demeure tant de lances de flamme ! […] Et des torches à midi se haussèrent pour mes fuites. », Éloges, « Pour fêter une enfance » VI, OC, p. 29 ; « Un peu de ciel bleuit au versant de nos ongles. La journée sera chaude où s’épaissit le feu. Voici la chose comme elle sera : / Un grésillement aux gouffres écarlates, l’abîme piétiné des buffles de la joie (ô joie inexplicable sinon par la lumière ! », « Éloges », VII, p. 39 ; « […] La mer plus bruyante qu’une criée aux poissons. » « Éloges », XIV, p. 46 ; et plus tard dans Amers : « Les sagaies de midi vibrent aux portes de la joie. Les tambours du néant cèdent aux fifres de lumière. », « Invocation », I, op. cit., p. 259, etc. Il y a tout de même, on peut le souligner, ce jeu d’échos construit par tout le contexte du recueil et relayé au sein même du verset concerné par les mots « crépitants » et « cuivre » pour aider un peu le lecteur à « deviner » …
[33] Déflagration poétique dont le nœud énigmatique est bien ici ce « midi émietteur de cymbales » : la reprise phonique (mi–di / é-mi-etteur) vient – selon une démarche cratylienne familière au poète – suggérer entre les mots l’idée d’une parenté propre à en fonder le rapprochement : création d’une qualification de type homérique – ou pindarique – destinée à noter comme un trait de nature.
[34] Et ces remarques ne constituent qu’un démarquage, comme on le voit, des considérations développées par le poète lui-même dans sa lettre à la Berkeley Review, OC, p. 567 ; retenons plus précisément combien, adossées au contexte formé par l’ensemble des poèmes d’Éloges, ces notations se chargent de connotations que l’analyse ne peut prétendre inventorier.
[35] Voir ici le développement antérieur (JF, II, RTP, II, p. 254-555) dont le « soleil émietteur de falaises … » n’est que le rappel synthétique. Reconnaissons qu’on trouvera de façon particulièrement exemplaire dans Amers, mais aussi ailleurs dans l’œuvre du poète, des développements métaphoriques dont l’ampleur pourra travailler semblablement à assurer la cohérence.
[36] Nous n’oublions pas bien sûr l’image sonore et lumineuse des mouches aux heures de grande chaleur.
[37] Voir JF, II, RTP, II, p. 194 : « […] l’effort d’Elstir de ne pas représenter les choses telles qu’il savait qu’elles étaient, mais selon ces illusions optiques dont notre vision première est faite … ».
[38] Voir les analyses de Gérard Genette : « La métonymie chez Proust », Figures III, Seuil, 1972, p. 43-63.
[39] Cet éloge fût-il un peu mitigé (« poèmes admirables mais obscurs ») !
[40] Voir le retour de ces termes chez l’un et l’autre écrivain : épisode de la matinée Guermantes, pour Proust (TR) et Amers, pour Saint-John Perse.
[41] Beaucoup d’humour chez Proust aussi bien dans le fou rire doublement attesté que dans la transposition romanesque de l’anecdote (voir M. Sacotte, Éloges, La Gloire des Rois de Saint-John Perse, Foliothèque 79, Gallimard, 1999, p. 64), un humour qui vise bien sûr le théâtre des lettres, mais qui n’épargne pas l’écrivain lui-même, ou celui qui est sa figure dans l’œuvre (futur homme de plume lui aussi) traité par une de celles qui, étant « aussi douées qu’un poète », conservaient pourtant « plus de modestie », selon les mots mêmes de l’auteur, de « Pauvre ploumissou ! », SG, RTP, III, p. 241.
[42] « […] ô profonde malice ! Je ne sais à quoi pensait votre mère quand elle vous a fait » (id., ibid., p. 240), puis : « Ah ! sac à ficelles, ah ! douceur, ah ! perfidie ! rusé entre les rusés, rosse des rosses ! Ah ! Molière ! », lui fait dire le narrateur, avec ce commentaire : « (C’était le seul nom d’écrivain qu’elle connût, mais elle me l’appliquait, entendant par là quelqu’un qui serait capable à la fois de faire des pièces et de les jouer) » (p. 241).
[43] Julien Gracq, Un beau ténébreux, OC, I, p. 209-210.