Substrat créole, superstrat anglais : La genèse plurilingue de Saint-John Perse

Esa Christine Hartmann
Université de Strasbourg

 Chantant l’aventure humaine dans sa vocation universelle et sacrée, l’œuvre inclassable et énigmatique de Saint-John Perse reflète, dans sa dimension cosmique, « l’unité recouvrée sous la diversité[1] ». D’un point de vue linguistique, cependant, les lecteurs ont rarement hésité à inscrire cette œuvre dans une tradition littéraire profondément « française[2] », d’autant plus que son auteur, exilé depuis 1940 aux États-Unis, qualifiait la langue française comme « seule patrie imaginable[3] ». Et pourtant, les manuscrits[4] ou avant-textes[5] du poète, conservés à la Fondation Saint-John Perse d’Aix-en-Provence, dévoilent les méandres d’un processus créateur dont émerge une écriture plurielle, profondément plurilingue[6]. Par conséquent, nous souhaitons présenter ici une étude génétique de deux phénomènes complémentaires de la création poétique persienne, témoignant d’une genèse scripturale trilingue : l’alternance et le mélange[7] du français et du créole guadeloupéen lors de l’écriture des poèmes d’Éloges, ainsi que l’autotraduction du français vers l’anglais lors de la collaboration entre Saint-John Perse et T. S. Eliot à l’occasion de la traduction du poème Anabase[8].

Ainsi, notre analyse de la genèse plurilingue de Saint-John Perse essayera d’explorer les formes et les effets de cette interaction des langues au sein de la genèse poétique persienne, tout en étudiant leurs effets stylistiques, rhétoriques et poétiques : les pratiques scripturales plurilingues de Saint-John Perse augmentent-elles la poéticité du texte ?

Itinéraires plurilingues

Enfouie au plus profond des manuscrits, la dimension plurilingue de la création persienne fut rarement prise en compte par la critique. Ce fait est d’autant plus compréhensible que le poète a lui-même contribué à évincer toute allégeance possible à une langue autre que le français, qu’il considérait comme « le seul lieu géométrique où [il] puisse se tenir en ce monde[9] ». Pourtant, les grandes épopées persiennes (Anabase, Vents, Amers) résonnent des voix multiples de l’humanité en marche par le monde, auxquelles répond une cohorte de mots d’origine étrangère – Abel, Abraham, Baal, casbah, dinar, Eâ, Emir, Golgotha, griot, guèbre, Istar, Jabal, khalife, Mahomet, Mammon, numide, Sabéenne, Saul, Seth –représentant les grandes civilisations de l’Antiquité orientale. À l’image de ses héros, Saint-John Perse est un « poète transhumant[10] », et ses « œuvres, migratrices, voyagent avec [lui][11] ». De ce voyage à la fois biographique et poétique, Saint-John Perse a tiré des connaissances linguistiques considérables, qu’il ne manque pas d’intégrer dans ses créations littéraires.

La trajectoire existentielle d’Alexis Leger traverse quatre grands espaces géographiques : les Antilles françaises, la France métropolitaine, la Chine, les États-Unis. Né en Guadeloupe, le poète grandit dans une société multilingue, produite par le système colonial. Son enfance est donc riche d’un bilinguisme naturel : en famille et à l’école, il parle le français des colons blancs ou békés, tout en utilisant le créole en tant que langue de communication sociale, à Pointe-à-Pitre et sur l’habitation familiale. Microcosme de la société antillaise, celle-ci est marquée par la diversité culturelle, économique et linguistique de la société des plantations[12]. De même, la langue créole des Antilles, condensé plurilingue né du contact de plusieurs strates linguistiques exogènes et endogènes, est une et multiple à la fois.

Il n’est donc pas étonnant que les deux langues maternelles d’Alexis Leger, le français et le créole, fassent toutes les deux leur apparition dans les poèmes de jeunesse, rassemblés sous le titre Éloges et publiés, dans leurs versions définitives, en 1925 aux éditions de la Nouvelle Revue Française. Or, si le lecteur métropolitain est déconcerté par la présence de quelques expressions antillaises incompréhensibles dans cette édition, la plus grande partie du lexique créole n’émerge que dans son avant-texte (conservé sous l’appellation MS EL 6 à la Fondation Saint-John Perse), qui présente un grand nombre d’îlots « hétérolinguistiques[13] », fruits d’un « code-switching à l’intérieur du texte littéraire[14] ».

À douze ans, Alexis Leger quitte son île natale et s’installe en France métropolitaine. Dorénavant, l’identité créole[15], perçue comme altérité, s’avère problématique pour ce jeune homme qui se destine à une éminente carrière diplomatique. Celle-ci est couronnée, après un séjour à l’Ambassade française de Pékin (1916-1921), par la fonction de secrétaire général du Quai d’Orsay (Ministère des Affaires étrangères), exercée jusqu’en 1940. À cette date, Alexis Leger est contraint de s’exiler à Londres, puis aux États-Unis : cette dernière étape lui permet d’acquérir une connaissance accrue de la langue anglaise, l’autorisant à collaborer avec les traducteurs anglais, irlandais et américains de son œuvre[16].

Comme T. S. Eliot le constate dans la préface de sa traduction intitulée Anabasis (1930)[17], Saint-John Perse « possède, comme je puis en témoigner, une connaissance sensible et intime de la langue anglaise, autant qu’il maîtrise sa propre langue[18]. » C’est en annotant et en corrigeant les manuscrits des traductions anglaises de ses œuvres[19] que le poète se fait, selon l’expression de T. S. Eliot, demi-traducteur : « Quant à la traduction, elle n’aurait pu être ce qu’elle est sans la collaboration prêtée par l’auteur, au point d’en faire pour moi un demi-traducteur[20] ». Tandis que les suggestions et corrections de Saint-John Perse révèlent les points forts de son art poétique, cette activité d’autotraduction, uniquement visible sur les manuscrits, apparaît comme une création seconde, qui est aussi une création translingue.

Les deux phénomènes consécutifs que nous venons de présenter – la genèse bilingue d’Éloges et l’autotraduction d’Anabase – peuvent alors être analysés comme deux aspects complémentaires de la création plurilingue persienne, dont nous allons découvrir les constantes scripturales telles qu’elles se manifestent sur les manuscrits.

Le substrat créole

Inspiré du réel de son enfance antillaise, le texte définitif des poèmes de jeunesse réunis dans le recueil Éloges fait apparaître le lexique exotique de la faune et de la flore antillaises, véritable langue étrangère pour le lecteur métropolitain : acajou, ahinga, anibe, Annaô, coprah, icaque, jacaranda, kako, mangrove, manioc, palétuvier, papaye, pirogue, rocou, Saman … Évoquant une exubérance tropicale inconnue, la consonance exotique de ces mots antillais est due à leur origine extra-européenne, qu’elle soit amérindienne (caribéenne ou tupi), asiatique (malaisienne, polynésienne ou indienne) ou africaine (bambara) – l’étymologie du lexique créole dévoile certes le fruit de nombreux contacts et emprunts linguistiques, de sorte que l’on puisse parler ici d’une stratification plurilingue diachronique. Cependant, un nombre considérable de phénomènes de code-switching entre le français et le créole, uniquement visibles dans la première version des poèmes sur le manuscrit MS EL 6[21], sera effacé au profit d’une « langue universelle », tentant d’évacuer tout exotisme littéraire. La genèse poétique persienne évolue ainsi du plurilinguisme vers le monolinguisme.

À présent, nous allons transcrire[22] et analyser quelques passages intéressants du manuscrit MS EL 6, témoignant d’une création translingue (du créole guadeloupéen vers le français métropolitain) d’un état à l’autre. Tous les passages fonctionnent selon le modèle suivant : une variante V1 en L1 (créole) est remplacée par une variante V2 en L2 (français). La variante V2, écrite par Saint-John Perse à l’encre rouge dans les marges du manuscrit, représente une variante de lecture[23], puisqu’elle doit sa naissance à un procédé de relecture, de correction, de réception critique par l’auteur. En général, les variantes V1 peuvent être classées dans deux catégories lexicales, à savoir la faune et la flore antillaises. Absentes du texte définitif, elles nous livrent une précieuse clé herméneutique pour l’interprétation des V2. Dans la majorité des cas, il s’agit en effet du même référent appartenant à la réalité antillaise, transcendé dans la V2 par une expression moins figurative, mais plus universellement poétique. Absente de la version définitive, la V1 continue cependant à y exister en filigrane, de sorte que nous puissions parler d’un substrat créole dans Éloges, dont il s’agit d’exploiter la valeur exégétique. Par conséquent, le texte définitif apparaît comme un palimpseste plurilingue.

La faune antillaise

Dans notre premier exemple, Saint-John Perse remplace une expression créole, « pieds-gris » (V1), véhiculant le réel antillais, par une expression française à valeur générale et universelle, « moustiques » (V2). Tandis que la V1 désigne une variété locale de moustiques, la V2 recourt au nom générique de l’insecte.

MS EL 6 :V1+V2 :
… Mais de l’aïeule jaunissante
et qui si bien savait soigner la piqûre des <pieds-gris >/ [moustiques],
je dirai qu’on est belle, quand on a des bas blancs

texte définitif :
… Mais de l’aïeule jaunissante
et qui si bien savait soigner la piqûre des moustiques,
je dirai qu’on est belle, quand on a des bas blancs

« Pour fêter une enfance », IV (OC, p. 26).

L’espèce antillaise (« pieds-gris ») est remplacée par le genre de l’insecte (« moustiques »), ce qui entraîne un changement linguistique (code-switching) d’un état scriptural à l’autre, qui a pour effet d’estomper la couleur locale dans le poème. Cette opération de neutralisation linguistique et socioculturelle qu’entraîne l’effacement de l’expression créole, ne parvient pourtant pas à voiler le réel historique et colonial constituant le cadre du poème – la présence d’une caste blanche dominante (« l’aïeule » aux « bas blancs » représentant les colons blancs ou békés) – et géographique (la présence emblématique des « moustiques » évoquant le climat tropical). Lors de l’écriture initiale du passage, la figure de « l’aïeule» a certainement déclenché la remémoration affective du vécu antillais et son inscription dans une généalogie familiale et un héritage culturel, dont l’expression « pieds-gris » est tout à fait symbolique.

Pour accentuer ce statut emblématique des moustiques tropicaux, Saint-John Perse utilisera encore une fois le terme générique de « moustique » (V2) pour remplacer un terme spécifique local, « maringouin » (V1) :

MS EL 6 :
V1+V2 :
Il y a sur un morceau de ciel vert une fumée <prisonnière> / [hâtive] qui est le vol emmêlé des <maringouins> / [moustiques]

Texte définitif :
Il y a sur un morceau de ciel vert une fumée hâtive qui est le vol emmêlé de moustiques

« Images à Crusoé », « La ville » (OC, p. 14).

Résultat d’une créolisation linguistique[24], le mot « maringouin » est formé d’après l’expression mbarigui en tupi-guarani (langue indienne du Brésil) et appartient au lexique antillais. Il désigne une espèce de moustiques originaire des tropiques caraïbes et sud-américains. Condensé plurilingue (tupi-guarani, espagnol, français), le mot « maringouins » (V1) désigne, une fois de plus, un référent concret antillais (une espèce de moustiques), qui subsiste, en tant que soubassement référentiel, dans la variante générique « moustiques » (V2). La réécriture du passage conserve l’allitération en [m], matérialisation sonore du bourdonnement des moustiques en train de voler : morceau – fumée – emmêlé – maringouins / moustiques.

Qui plus est, le terme générique de « moustique » réapparaît à un autre endroit d’Éloges, qui peint « l’heure midi plus sonore qu’un moustique[25] ». La variante de lecture V2, utilisée dans des deux passages précédents, s’inscrit ainsi au sein d’un réseau d’images représentant l’univers antillais, dont elle devient le symbole. La réécriture persienne, établissant la relation d’une synecdoque généralisante entre V1 (espèce) et V2 (genre), lutte ainsi contre le pittoresque exotique, en tendant vers l’abstrait et l’universel : il s’agit, pour le poète, de peindre un univers tropical (une certaine « latitude »), détaché de la longitude caribéenne.

Dans une lettre à Valery Larbaud au sujet de la réception critique que connaît Éloges en France métropolitaine, Saint-John Perse s’insurge de fait contre tout ancrage géographique et historique de son œuvre, et surtout, contre toute interprétation antillaise :

Je vous remercie par-dessus tout d’avoir pensé à me défendre, littérairement, contre l’exotisme. Toute localisation me semble odieuse, aussi bien que toute datation, pour nos pauvres fêtes de l’esprit. Autant que d’inactualité, j’ai toujours eu grand besoin d’affranchissement du lieu, et si je tiens encore, pour une simple question de lumière, à un certain degré de latitude en ceinture à tout notre globe, je hais cordialement toute longitude. Des Antillais même pourraient penser […] qu’il y a là plus d’océanien, ou d’asiatique, ou d’africain, ou de toute autre chose encore, que d’antillais[26].

Le poète essaie donc de « brouiller les pistes », en niant l’ancrage antillais de ses œuvres.

La réécriture suivante illustre de nouveau le procédé stylistique d’une synecdoque généralisante. En effet, un groupe nominal à base créole – « les anolis timides » (V1) – est remplacé par une périphrase descriptive plus générale – « d’autres bêtes qui sont douces » (V2).

MS EL 6 :
V1 :
Les anolis timides, la queue de travers sur les troncs lisses, énoncent leur prière qui est la déglutition de deux perles gonflant leur gosier jaune …

V1+V2 :
<Les anolis timides, la queue de travers sur les troncs lisses, énoncent leur prière qui est>/ [Et d’autres bêtes qui sont douces, attentives au soir, chantent un chant plus pur que l’annonce des pluies : c’est] la déglutition de deux perles gonflant leur gosier jaune …

Texte définitif :
Et d’autres bêtes qui sont douces, attentives au soir, chantent un chant plus pur que l’annonce des pluies : c’est la déglutition de deux perles gonflant leur gosier jaune …

« Images à Crusoé », « La ville » (OC, p. 14).

Le mot « anolis » (anolis mormoratus), d’origine caraïbe[27], désigne le lézard (iguanidé) le plus connu des Antilles. De couleur verte, il peut se dissimuler par homochromie et possède un sac gulaire richement coloré, qu’il gonfle pour impressionner, intimider, séduire, ou pousser des cris. L’image de la « déglutition de deux perles gonflant leur gosier jaune » (V2) du texte définitif s’explique donc principalement par cette anatomie particulière des « anolis timides » (V1), qui émettent des cris (« énoncent leur prière ») en gonflant leur sac gulaire jaune. En accord avec le panthéisme persien, le caractère sacré de cette communication animale, exprimé par le mot « prière » (V1) dans la version originale, est conservé, dans la version définitive, par le « chant plus pur » (V2). L’analogie de forme si expressive entre le gonflement du sac gulaire et la déglutition des perles dilatant le gosier du lézard (V1), essentielle pour l’interprétation de la métaphore, disparaît au profit d’un comparant vague et générique « bêtes qui sont douces » (V2). Seule reste la charge affective d’une mémoire créatrice, qui apparaît dans la qualification « douces » attribuée à ce petit lézard, symbole d’une enfance paradisiaque vécue aux îles où la nature héberge le sacré. La connaissance de la variante avant-textuelle s’avère ici indispensable pour la compréhension du texte définitif.

D’autre part, les procédés de réécriture permettent à Saint-John Perse d’augmenter les qualités symboliques et poétiques du verset. La V1, en effet, semble mettre l’accent sur la concrétude évocatrice et visuelle du lézard, qui enroule sa queue autour du tronc d’arbre et « fait sa prière » en poussant des cris. Le rythme presque narratif et la sonorité mimant le cri aigu de l’anolis (produite par l’assonance stridente en [i] – anolis timides lisses prière qui), ainsi que le déplacement rapide de ce lézard timide (suggéré par l’allitération en [tr] – travers, tronc) créent une ambiance tropicale vivante et animée. La V2, en revanche, évoque l’atmosphère suave et sereine du soir. Celle-ci est bercée par une cadence régulière et apaisée (8 / 6 / 6 / 6 / 10 / 6) et une tonalité harmonieuse, produite par des assonances graves en [ã] (attentives, chantent, chant, gonflant) et en [õ] (sont, annonce, gonflant], tandis que les allitérations en [d] (d’autres, douces, déglutition, de, deux) et en [p] (plus, pur, pluies, perles) miment le bruit à la fois doux et tambourinant de la pluie. Ces procédés stylistiques de la V2 confèrent au passage ainsi réécrit un rythme litanique et une aura sacrée, renforçant le symbolisme et la poéticité du verset.

La flore antillaise

La flore des îles antillaises connaît le même sort que sa faune : les réécritures persiennes tendent à éliminer un grand nombre d’allusions à la couleur locale guadeloupéenne, en remplaçant le lexique créole par des termes génériques. Le texte évolue ainsi de l’exotique vers le symbolique.

MS EL 6 :
V1 :
C’est la sueur des sèves, le suint amer des icaquiers, l’âcre insinuation des mangliers charnus et les fusées du tamarin dont l’aube fut violentée.

V1 + V2 :
C’est la sueur des sèves [en exil], le suint amer des <icaquiers> / [plantes à siliques], l’âcre insinuation des mangliers charnus et <les fusées du tamarin dont l’aube fut violentée> / [l’acide bonheur d’une substance noire dans les gousses].

Texte définitif :
… C’est la sueur des sèves en exil, le suint amer des plantes à siliques, l’âcre insinuation des mangliers charnus et l’acide bonheur d’une substance noire dans les gousses.

« Images à Crusoé », « Le mur » (OC, p. 12).

Tandis que la V1 emploie le terme « icaquier », formé d’après l’expression caraïbe icaco désignant un arbrisseau tropical à fruits comestibles, la V2 utilise une périphrase descriptive, « plantes à siliques ». À l’instar des exemples précédents, l’espèce spécifique antillaise est remplacée par une catégorique botanique générique. De même, le « tamarin » (V1), désignant à la fois l’arbre tropical (tamarinier) et son fruit noir à saveur acide et rafraîchissante, est remplacé par la paraphrase descriptive générale « une substance noire dans les gousses » (V2). Le mot « tamarin » (tamarindus indica) est né à partir de l’arabe tamar hindi qui signifie « datte de l’Inde », possédant, comme toutes les expressions créoles, une racine lexicale extra européenne. Aux Antilles, le tamarinier croit le long des plages de sables volcaniques, d’où son nom créole « tamarin bord de mer ». L’image de « fusée des tamarins » peut évoquer à la fois le dynamisme vertical du « tamarin bord de mer » perçant l’horizon auroral, et l’acidité tonique de son fruit, « fusée » vivifiante.

Au niveau poétique, la généralisation translinguistique visible dans la réécriture de ce passage semble porter ses fruits, puisqu’elle renforce l’allitération en [s] à travers le verset (sueur – sèves – suint – siliques – insinuation – acide – substance – gousses dans la V2), évoquant à la fois le suintement et l’acidité de ces plantes tropicales. En revanche, la V2 perd une étrange et fascinante musicalité (« icaque », « tamarin »), ainsi qu’un certain dynamisme tropical suggéré par les termes « fusée », « violentée », « aube » (V1).

Les deux passages suivants semblent obéir aux mêmes mécanismes de réécriture, opérant, comme nous l’avons vu, selon le principe d’une synecdoque généralisante (V1 – V2).

MS EL 6 :
V1 :
Les pélicans se bercent dans un rêve huileux,
et le fruit creux du catalpa, sourd d’insectes, tombera
dans l’eau des criques, fouillant son bruit.

V1+V2 :
<Les pélicans> / [L’oiseau] /se berce<nt> [dans sa plume, sous] <dans> un rêve huileux,
<et> le fruit creux <du catalpa>, sourd d’insectes, tombe <ra>
dans l’eau des criques, fouillant son bruit.

Texte définitif :
L’oiseau se berce dans sa plume, sous un rêve huileux ; le fruit creux, sourd d’insectes, tombe dans l’eau des criques, fouillant son bruit.

« Images à Crusoé », « La ville » (OC, p. 14).

Mot d’origine amérindienne (emprunté à la langue cherokee), le catalpa (catalpa bignonioides) (V1), également appelé « arbre aux haricots », désigne un arbre tropical qui grandit au bord des plages antillaises, et dont le fruit forme une capsule qui ressemble à une gousse contenant des graines. Le texte définitif (V2) peut en effet être lu comme une ellipse : l’expression « fruit creux » (V2) y demeure rattachée au même référent, de sorte qu’en filigrane, elle continue à dénoter « le fruit creux du catalpa » (V1). Ce faisant, la réécriture élimine, une fois de plus, une expression hétérolinguistique.

Dans l’exemple suivant, le trait caractéristique d’une espèce botanique, à savoir la couleur rouge de son fruit, remplacera sa nomenclature spécifique antillaise, faisant partie du lexique créole.

MS EL 6 :
V1+V2 :
Dans un pot tu l’as enfouie, la graine <de gambeau> / [rouge ] demeurée à ton habit de chèvre.

Texte définitif :
Dans un pot tu l’as enfouie, la graine pourpre demeurée à ton habit de chèvre.

« Images à Crusoé », « La graine » (OC, p. 19)

Une fois de plus, Saint-John Perse supprime ici une variante typiquement antillaise. En effet, la graphie persienne francisante « gambeau » (V1) correspond au mot créole gombo, formé à partir de l’expression africaine (bantou) ngombo. Le gombo (abelmoschus esculentus) désigne une plante à fleurs jaunes, cultivée dans les régions tropicales pour ses fruits en forme de capsules, qui sont fréquemment utilisés dans la cuisine antillaise[28]. Comme dans la plupart des exemples précédemment analysés, le mot créole désignant une espèce botanique antillaise (V1) est remplacé par son trait caractéristique : la couleur rouge (V2) de son fruit, de sorte que nous puissions parler ici d’une synecdoque intégrante (pars pro toto). De toute évidence, la V1 livre ici de précieuses informations herméneutiques pour l’interprétation de la V2 : l’avant-texte fournit une exégèse (auctoriale) du texte définitif, en l’alimentant non seulement de sa base référentielle, mais aussi de tout son potentiel sémantique.

Dans le cas suivant, le code-switching d’une variante à l’autre (V1-V2) semble obéir à une nécessité scientifique.

MS EL 6 :
V1 :
c’est ton arc qui vient d’éclater, à son clou, suivant l’une des fibres qui le divisent. Et il s’entrouvre tout au long, comme le pois de flamboyant, comme la gousse du kourbari.

V1+V2 :
c’est ton arc qui <vient d’>éclate<r>, à son clou, <suivant l’une des fibres qui le divisent>. Et il s’<entr’>ouvre tout au long, [de sa fibre secrète] <comme le pois de flamboyant>, comme la gousse <du kourbari> / [morte aux mains de l’arbre guerrier]

Texte définitif :
c’est ton arc, à son clou, qui éclate. Et il s’ouvre tout au long de sa fibre secrète, comme la gousse morte aux mains de l’arbre guerrier.

« Images à Crusoé », « L’arc » (OC, p. 18)

En effet, ce passage est construit à partir d’une comparaison : l’arc éclate comme la « gousse du kourbari » (V1) ou comme « le pois de flamboyant » (V1), ou encore comme la « gousse morte aux mains de l’arbre guerrier » (V2). Le mot kourbari (V1), appartenant au lexique créole, est supprimé au profit d’une autre espèce botanique antillaise à consonance française : « l’arbre guerrier » (V2). Le courbaril (graphié kourbari par Saint-John Perse) est un mot d’origine caraïbe, qui désigne un arbre tropical (hymenaea courbaril) typiquement antillais, dont les fruits représentent des « gousses indéhiscentes d’environ deux centimètres[29] », ce qui veut dire que celles-ci ne s’ouvrent pas spontanément à maturité. Par conséquent, la comparaison avec l’arc qui éclate comme les gousses de fruits mûrs devient ici impossible. Les fruits du flamboyant (delonix regia), en revanche, possèdent bien cette caractéristique, puisqu’il s’agit ici d’un arbre tropical « à fleurs très larges rouge vermillon » (d’où son nom), « à gousses déhiscentes[30] », s’ouvrant donc spontanément à maturité, et contenant des graines (« pois »).

Pourquoi avoir finalement choisi « l’arbre guerrier » (V2) ? Celui-ci pourrait, en effet, faire allusion au boispistolet antillais (guarea macrophylla), « arbre dont les fruits capsulaires s’ouvrent avec fracas[31] ». Qui plus est, l’appellation scientifique guarea pourrait avoir donné naissance à l’expression poétique « arbre guerrier » (V2), forgée par Saint-John Perse selon une analogie du signifiant (guarea – guerre), tout en établissant un réseau sémantique belliqueux, véritable isotopie connectant les expressions arc – bois-pistolet (guarea) – arbre guerrier.

Comme nous avons pu le constater, la réécriture des poèmes de jeunesse lors de la constitution du recueil d’Éloges de 1925 va de pair avec une évolution du bilinguisme (créole et français) vers le monolinguisme (français « universel »)[32]. Ce dernier n’est pourtant jamais complètement atteint, puisque quelques expressions créoles de la faune et de la flore antillaises continueront à enrichir le texte définitif. Les variantes de lecture (V2), que Saint-John Perse porte à l’encre rouge sur les versions antérieures créoles (V1) du manuscrit MS EL 6, peuvent être lues comme des réécritures translingues, mais aussi comme une autotraduction et interprétation poétique du texte premier[33].

Les procédés de réécriture avant-textuelle suivent des schémas constants, que nous avons pu identifier comme synecdoque généralisante, pars pro toto (synecdoque intégrante), périphrase descriptive, ellipse. Dans un seul cas (le dernier), la réécriture est motivée par une nécessité scientifique, tandis que le refus de l’exotisme et du pittoresque antillais gouverne la naissance de toutes les autres variantes de lecture, dont certaines conduisent, comme nous l’avons vu, à une plus grande poéticité du texte.

Souvent, les variantes premières (V1) ravivent, grâce à leur étymologie, l’héritage des langues amérindiennes (surtout caribéennes) ou africaines, substrat des langues créoles. Elles énoncent un espace géographique, climatique et biologique précis (la faune et la flore antillaises). Le jeune poète était sûrement conscient que le mot exotique ne délivrait pas, pour le lecteur métropolitain, la sensation de la chose que tout créole, né aux îles, percevait spontanément. Si Saint-John Perse supprime ces variantes créoles, c’est parce qu’il aspire à une « universalité tropicale », dépassant l’ancrage antillais. C’est grâce à cette multiplicité de références culturelles et linguistiques que la portée universelle de son œuvre pourra s’installer.

Le superstrat anglais

L’écriture bilingue (français / créole) qui se fait jour lors de la composition d’Éloges est relayée par une activité d’autotraduction (français  anglais). De fait, comme le révèlent les manuscrits des traducteurs T. S. Eliot (Anabase), Denis Devlin (Exil), Hugh Chisholm (Vents), Wallace Fowlie (Amers) et Robert Fitzgerald (Chronique), Saint-John Perse, véritable poète traducteur, participe activement à l’établissement des traductions anglaises de son œuvre poétique. À titre d’exemple, nous analyserons ici quelques passages[34] du manuscrit de T. S. Eliot (Anabasis, 1930)[35], témoignage vivant de la première collaboration traductive de l’auteur.

L’entreprise d’autotraduction persienne correspond, de fait, à une véritable création translingue qui répète, autant qu’elle la redouble, la genèse initiale du poème. Qui plus est, Saint-John Perse, en traduisant son œuvre, procède à son interprétation, de sorte que les variantes translinguistiques nous livrent de précieuses clés herméneutiques pour de nombreux passages obscurs de son œuvre. En dernier lieu, les variantes et corrections que Saint-John Perse porte sur les manuscrits de ses traducteurs font émerger les éléments centraux de son art poétique : le rayonnement sémantique des métaphores et de l’étymologie.

L’interprétation translinguistique des métaphores

Les corrections et annotations de Saint-John Perse sur le manuscrit de T. S. Eliot dévoilent, grâce à la réécriture translingue qu’est l’autotraduction, le fonctionnement de la métaphore persienne et sa signification dans la poétique d’Anabase. Dans ce passage, la sensation d’un « parfum » et l’idée de « génie » représentent les deux termes, concret et abstrait, sensible et idéal, d’une métaphore au sens complexe :

Texte français : et celui qui épie le parfum de génie aux cassures fraîches de la pierre (Anabase, X, OC, 112)

  1. S. Eliot: he who noses the genial scent in the new fissures of stone (ms. Anabasis, p. 25)

Variante de Saint-John Perse : [he who noses the] scent of genius [in the] freshly broken stones / fresh cracks

Annotation de Saint-John Perse dans la marge du manuscrit : par analogie ou association d’idées : odeur de phosphore, odeur cérébrale, odeur de foudre du génie, l’odeur fulgurante et subtile, l’odeur chimique et spirituelle de la cérébration (odeur du silex, des éclats du silex).

Texte définitif : he who sniffs the odour of genius in the freshly cracked stone

Pourquoi avoir remplacé « genial scent » (TSE) par « scent of genius » (SJP) ? La variante proposée par Saint-John Perse met en scène le pouvoir figuratif d’une métaphore in præsentia qui conserve l’équilibre rythmique et sémantique entre les deux substantifs, « scent » et « genius », l’un concret et l’autre abstrait, leur attribuant une valeur équivalente. Dans leur alliance analogique, la sensation odorante et l’idée de génie sont pareillement présentes. Le commentaire explicatif de Saint-John Perse retrace le chemin associatif de cette combinaison métaphorique extravagante, qui relève néanmoins d’une logique profonde. Le « phosphore », incarnant l’odeur et surtout la luminescence, engendre, chimiquement, étymologiquement[36] et symboliquement, la manifestation de la force spirituelle : la chaîne associative motive et justifie la proximité syntaxique et sémantique entre le « génie » et « l’éclat du silex ». La senteur et la lumière du phosphore, « l’odeur fulgurante », donnent naissance à « l’odeur de foudre du génie », à « l’odeur chimique et spirituelle », conjuguant ainsi, en tant que correspondances secrètes, la matière et l’idée.

Dans un autre passage, la magie de la pierre, donnant accès à un ailleurs grâce à la force transfigurante de la métaphore, apparaît dans une évocation plus visuelle qu’odorante, et devient le support d’un dessin figuratif :

Texte français : Je sais la pierre tachée d’ouïes (Anabase, VII, OC, p. 105)

  1. S. Eliot: I know the stones pitted with earholes (ms. Anabasis, p. 16)

Variante de Saint-John Perse : [I know the stones] stained [with] gills / ears

Annotation de Saint-John Perse : J’ai pensé aux plaques de lichens sur les pierres, et, par association, aux ouïes, écailles, dartres des lézards.

Version définitive : I know the stones gillstained.

L’annotation de Saint-John Perse remonte ici le chemin de la création, en poursuivant la naissance de l’image poétique à partir de son origine imaginaire, qui nous livre la clé herméneutique de cette métaphore picturale. En effet, le dessin du lichen sur la pierre rappelle la forme aquadynamique des ouïes et des écailles reptiliennes. Le transfert métaphorique est ainsi motivé par une analogie de forme : pour pouvoir traduire, il faut voir, retracer la 777vision initiale ayant inspiré le passage figuré. S’opposant à l’exemple précédent, où la métaphore reposait sur une motivation « verticale », créant une liaison entre les éléments concrets et abstraits en conférant au dernier une qualification sensorielle (« odeur cérébrale »), l’association figurative présente est « horizontale », le dessin du lichen sur la pierre et la forme des branchies du lézard représentant tous les deux une réalité concrète, visuelle.

Véritable transcréation, la réécriture des constellations métaphoriques en langue anglaise permet à Saint-John Perse de libérer la richesse sémantique et d’illustrer le fonctionnement poétique du texte français.

Les ressources translinguistiques de l’étymologie

Pour Saint-John Perse, l’étymologie incarne une source d’imagination, d’invention et de signification, une technique d’interprétation ainsi qu’une idéologie de la création et une vision du monde. Ressource linguistique influant sur la richesse sémantique d’un mot en dévoilant son sens premier, le principe étymologique représente un moyen d’explication par excellence pour le traducteur[37]. Aussi les variantes qu’inscrit Saint-John Perse sur le manuscrit de T. S. Eliot manifestent-elles le désir de maintenir l’étymon commun entre l’expression française et sa traduction anglaise. Observons le passage suivant qui illustre, grâce au procédé étymologique, la fonction autoréférentielle de l’écriture poétique, transformant Anabase, épopée de la conquête guerrière, en une quête poétique, en l’histoire d’une naissance et d’une ascension créatrices.

Texte français : Les cavaliers au fil des caps, assaillis d’aigles lumineuses et nourrissant à bout de lances les catastrophes pures du beau temps, publiaient sur les mers une ardente chronique. » (Anabase, VI, OC, p. 102)

  1. S. Eliot: The horsemen on the crest of the capes, battered by luminous eagles, stirring with their speartips the catastrophes of fine weather, issued over the seas a fervent report. (ms. Anabasis, p. 13)

Variante de Saint-John Perse : [The horsemen on the crest of the capes] assailed [by luminous eagles,] and nourishing on the tips of their spears the pure catastrophes of sunshine, published [over the seas] an ardent chronicle.

Édition I : The horsemen on the crest of the capes, battered by luminous eagles, and feeding on their spear-tips the pure disasters of sunshine, issued over the seas a fervent report.

La variante de Saint-John Perse maintient la même étymologie entre l’expression française (chronique ardente) et son équivalent anglais (ardent chronicle), tandis que la traduction de de T. S. Eliot néglige ici ce rapprochement possible entre la langue originale du poème (L1, français) et sa traduction (L2, anglais) par l’existence d’un étymon latin commun. La version éliotienne (fervent report), cependant, semble obéir à des impératifs rythmiques (une cadence dactylique) et sonores (l’allitération en [f] : catastrophes, fine, fervent) dans la langue d’arrivée. Si Saint-John Perse propose la traduction « chronicle » pour « chronique », il met l’accent sur le contenu sémantique du mot, qui désigne un genre historique relatant des exploits politiques et guerriers. Cette thématique belliqueuse, présente également dans le genre historique de l’épopée, est attestée à l’intérieur du passage par un lexique militaire – « cavaliers », « assaillir », « lances », « ardent », « catastrophe[38] ». Aussi Saint-John Perse confère-t-il au mot « chronique » une valeur métapoétique, situant sa propre Anabase dans une tradition littéraire en l’inscrivant dans le sillage de Xénophon et de son Anabase, récit de la retraite des Dix Mille.

Avec la métaphore, l’étymologie représente ainsi un point central de l’art poétique persien. Les exercices d’autotraduction de Saint-John Perse aident T. S. Eliot à retrouver la profondeur des mots dans la langue anglaise, en ranimant les ressources sensorielles de la métaphore, et en remontant jusqu’à la signification étymologique dans sa présence concrète et palpable. En se traduisant, Saint-John Perse recrée son texte dans une langue seconde : cette transcréation d’une langue à l’autre contribue à enrichir, sémantiquement et poétiquement, le texte premier, tout en augmentant notre compréhension de l’œuvre et de ses passages obscurs, illuminés par cet échange translinguistique.

Saint-John Perse, poète plurilingue

Comme nous l’avons vu, l’envergure véritable de la création bilingue persienne ne peut être évaluée sans la prise en compte des avant-textes. Les variantes créoles sur le manuscrit d’Éloges montrent que le répertoire bilingue persien est beaucoup plus vaste que le texte définitif dans l’édition de 1925 le laisse deviner. La présence de nombreux îlots hétérolinguistiques met en lumière une véritable genèse bilingue : le poète puise dans deux répertoires linguistiques à la fois, écrivant un texte qu’on pourrait appeler « hybride »[39].

Les deux phénomènes que nous avons analysés au sein de cette étude, l’écriture bilingue dans Éloges et l’activité d’autotraduction lors de la collaboration avec T. S. Eliot, nous permettent d’interroger notre vision de la poésie persienne comme une création monolingue. Comme le montrent les manuscrits, la pratique scripturale plurilingue de Saint-John Perse transcende les frontières entre les langues et les intègre dans une genèse translingue, qui contribue fortement à la poéticité de ses œuvres – le plurilinguisme peut ainsi être reconnu comme un facteur de créativité.

Comme le révèlent les avant-textes, l’expérience de l’ailleurs comme thème central de l’œuvre persienne exige l’invention d’une langue nouvelle, transgressant les frontières linguistiques traditionnelles. Ainsi le poète proclame-t-il « l’hybridité, l’hybridité en tout[40] » et fête « l’unité recouvrée sous la diversité[41] », principe d’une nouvelle parole dynamique, vivante, plurilingue. La modernité de Saint-John Perse consiste certainement en cette créativité translingue, perpétuant, au sein de l’élan créateur, « la rumeur des peuples et de leurs langues immortelles[42] ».

——

Références bibliographiques

Olga Anokhina : « Étudier les écrivains plurilingues grâce aux manuscrits », in : Écrire en langues : littératures et plurilinguisme, O. Anokhina et F. Rastier (dir.), Paris, Éditions des Archives Contemporaines, 2015, p. 31-43.

André Claverie : « Lecture postcoloniale d’Éloges », Souffle de Perse, n° 14, 2009, p. 11-33.

Valérie Dauchy : « Note sur la genèse d’Éloges », Souffle de Perse, n° 2, 1992, p. 65-69.

Thomas Sterns Eliot : Anabasis, a poem by St-J. Perse with a Translation into English by T. S. Eliot, London, Faber and Faber, 1930.

Mary Gallagher : Créolité de Saint-John Perse, Paris, Gallimard, Cahiers Saint-John Perse, n° 14, 1999.

Édouard Glissant : « Conférence du 15 avril 2004 à New York », in Saint-John Perse : Atlantique et Méditerranée, Samia Kassab-Charfi et Loïc Céry (dir.), La Nouvelle anabase, n° 3, 2007, p. 167-170.

Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris, Presses Universitaires de France, 1994.

Rainier Grutman : Des langues qui résonnent. L’Hétérolinguisme au XIXsiècle québécois, Montréal, Fides, 1997.

Esa Christine Hartmann : Les manuscrits de Saint-John Perse. Pour une poétique vivante, Paris, L’Harmattan, 2007.

Esa Christine Hartmann : « Saint-John Perse et T. S. Eliot : une traduction à deux plumes », in Traduire avec l’auteur. Études et documents, P. Hersant (éd.), Paris, Sorbonne Université Presses, 2020, p. 45-73.

Henriette Levillain : Sur deux versants. La création chez Saint-John Perse d’après les versions anglaises de son œuvre poétique, Paris, Corti, 1987.

Henriette Levillain et Mireille Sacotte (éd.) : Saint-John Perse : Antillanité et universalité, Éditions caribéennes, 1988.

Dominique Millet-Gérard : Sur trois Versants: Étude des trois traductions d’Anabase par T. S. Eliot, in : Saint-John Perse en ses dictionnaires: l’idiolecte d’un poète, Actes du colloque de l’Université de Cergy-Pontoise, réunis et présentés par Catherine Mayaux, Paris, Honoré Champion, 2013, p. 79-93.

Mireille Sacotte : Éloges de Saint-John Perse, Paris, Gallimard, coll. Foliothèque, 1999.

Mireille Sacotte : Alexis Leger / Saint-John Perse, Paris, L’Harmattan, 1998.

Saint-John Perse : Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972.

St-J. Perse : Éloges, Paris, Nouvelle Revue française, 1925.

Renée Ventresque : Les Antilles de Saint-John Perse. Itinéraire intellectuel d’un poète, Paris, L’Harmattan, 1993.

Émile Yoyo : Saint-John Perse et le Conteur, Paris, Bordas, 1971.

——

* Une première version partielle de cet article fut publiée en 2018 sous le titre « Pour une approche génétique du plurilinguisme littéraire : le cas de Saint-John Perse », Aretè -.International Journal for Philosophy, Social & Human Sciences, n° 3, p. 59-78).

[1] Saint-John Perse, Oiseaux, IV, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p. 413 (désormais OC).

[2] La première exception fut l’ouvrage d’Émile Yoyo, Saint-John Perse et le Conteur, Paris, Bordas, 1971. L’auteur y critique la réception exclusivement occidentale et métropolitaine de l’œuvre persienne – « Ainsi on a fait de Saint-John Perse un auteur français et occidental et toute l’étrangeté de son œuvre a été expulsée par le terme d’exotisme » (p.16) – , pour y déceler les influences de la culture antillaise. L’œuvre persienne semble ainsi perpétuer la tradition orale du conteur créole, portant l’héritage du conteur africain.

[3] « De la France, rien à dire : elle est moi-même et tout moi-même. Elle est pour moi l’espèce sainte, et la seule, sous laquelle je puisse concevoir de communier avec rien d’essentiel en ce monde. Même si je n’étais pas un animal essentiellement français, une argile essentiellement française (et mon dernier souffle, comme le premier, sera chimiquement français), la langue française serait encore pour moi la seule patrie imaginable, l’asile et l’antre par excellence, l’armure et l’arme par excellence, le seul « lieu géométrique » où je puisse me tenir en ce monde pour y rien comprendre, y rien vouloir ou renoncer. » (Saint-John Perse, Lettre à Archibald MacLeish, Washington, 23 décembre 1941, OC, p. 550-551 ; c’est nous qui soulignons).

[4] Pour une analyse intégrale des manuscrits de l’œuvre poétique persienne, voir notre livre Les manuscrits de Saint-John Perse. Pour une poétique vivante, Paris, L’Harmattan, 2007.

[5] Nous entendons par avant-texte tout document auctorial participant à la genèse d’une œuvre littéraire et, plus particulièrement, les différents états manuscrits et épreuves corrigées d’une œuvre, depuis sa création initiale jusqu’à sa dernière réédition. Si l’auteur collabore aussi à la traduction de son œuvre ou s’autotraduit lui-même, la genèse de l’œuvre initiale se poursuit (et se dédouble) dans une autre langue. Nous possédons, dans ce cas, des avant-textes dans deux ou plusieurs langues.

[6] Le terme de plurilinguisme littéraire est attribué aux œuvres littéraires construites à partir de deux ou plusieurs langues. La critique génétique s’intéresse avant tout au processus d’écriture (la genèse scripturale), visible dans les avant-textes (brouillons, manuscrits, épreuves corrigées, carnets de notes). Attribué au corpus avant-textuel, le plurilinguisme littéraire peut qualifier deux phénomènes principaux : la genèse plurilingue (impliquant une alternance de codes linguistiques au fil de l’écriture) et l’autotraduction (pratiquant une alternance de codes consécutive). Dans le premier cas, le processus scriptural utilise et intègre au moins deux langues (L1, L2 et éventuellement L3), alors que, dans le deuxième cas, la première version écrite en langue 1 (L1) est ensuite autotraduite en une deuxième version en langue 2 (L2), voire en une troisième version en langue 3 (L3).

[7] Ces phénomènes sont également appelés code-switching et code-mixing, ou encore translanguaging.

[8] Cette activité d’autotraduction se poursuit à travers toutes les traductions anglaises de son œuvre ultérieure. Ainsi Saint-John Perse collabore-t-il à la traduction d’Exil par Denis Devlin (Exile and other poems, 1949), de Vents par Hugh Chisholm (Winds, 1953), d’Amers par Wallace Fowlie (Seamarks, 1958), et de Chronique par Robert Fitzgerald (Chronicle, 1961). Pour une étude détaillée de cette collaboration sur les manuscrits des traductions anglaises, voir H. Levillain, Sur deux versants. La création chez Saint-John Perse d’après les versions anglaises de son œuvre poétique, Paris, Corti, 1987 ; Esa Christine Hartmann, Les manuscrits de Saint-John Perse. Pour une poétique vivante, Paris, L’Harmattan, 2007 ; Dominique Millet-Gérard, « Sur trois Versants: Étude des trois traductions d’Anabase par T. S. Eliot » in Saint-John Perse en ses dictionnaires: l’idiolecte d’un poète, Actes du colloque de l’Université de Cergy-Pontoise, réunis et présentés par C. Mayaux, Paris, Honoré Champion, 2013, p. 79-93.

[9] Saint-John Perse, Lettre à Archibald MacLeish, Washington, 23 décembre 1941, OC, p. 551.

[10] Saint-John Perse, Discours de Florence, OC, p. 457.

[11] Id., ibid.

[12] Le poète, véritable enfant élu, « parle d’une haute condition » : vénéré par ses nourrices, servantes et serviteurs d’origine caraïbe, africaine ou asiatique, il grandit au milieu du métissage ethnique et religieux des habitants des îles. Il est initié au vaudou, représenté par le « sorcier noir », au shivaïsme hindou incarné par la « nourrice jaune », ainsi qu’au catholicisme des colons blancs. (Saint-John Perse, Éloges, OC, p. 24 et 29).

[13] Voir Rainier Grutman, Des langues qui résonnent. L’Hétérolinguisme au XIXsiècle québécois, Montréal, Fides, 1997. L’hétérolinguisme y désigne la textualisation d’idiomes étrangers dans l’œuvre littéraire.

[14] Voir Olga Anokhina, « Étudier les écrivains plurilingues grâce aux manuscrits », in Écrire en langues : littératures et plurilinguisme, O. Anokhina et F. Rastier (dir.), Paris, Éditions des Archives Contemporaines, 2015, p. 36.

[15] Ce terme désigne, chez Saint-John Perse, toute personne « née aux Îles ».

[16] À ce sujet, voir notre ouvrage Les manuscrits de Saint-John Perse, op. cit.

[17] T. S. Eliot traduit le poème Anabase (1924) de Saint-John Perse à partir de 1926.

[18] « He has, I can testify, a sensitive and intimate knowledge of the English language, as well as a mastery of his own. » (T. S. Eliot, « Preface », Anabasis, op. cit., p. 11).

[19] Les manuscrits des traductions anglaises sont conservés à la Fondation Saint-John Perse d’Aix-en-Provence. Richement annotés de la main du poète, ils dévoilent une véritable activité d’autotraduction. À ce sujet, voir H. Levillain et E. Hartmann, op. cit.

[20] « As for the translation, it would not be even so satisfactory as it is, if the author had not collaborated with me to such an extent as to be half-translator » (T. S. Eliot, « Preface », op. cit., p. 10-11).

[21] Ces versions premières des poèmes de jeunesse, assemblées dans le manuscrit MS EL 6 et partiellement réécrites à cette occasion (cf. les variantes de lecture apparaissant sur ce manuscrit), représentent les avant-textes de la version définitive du texte, publiée en 1925 aux éditions de la NRF sous le titre Éloges, et signée St‑J. Perse. Les éditions ultérieures de 1948 (chez Gallimard, sous la signature Saint-John Perse) et de 1972 dans les Œuvres complètes (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade) modifient uniquement la disposition des poèmes au sein du recueil, mais n’apportent pas de modifications textuelles. C’est pourquoi nous considérons l’édition de 1925 comme texte définitif. Le MS EL 06, qui sert de corpus pour cette étude, représente le dernier état avant-textuel en vue de cette édition. Le MS EL 06 et l’édition de 1925 du recueil Éloges présentent les poèmes de jeunesse dans l’ordre suivant : « Écrit sur la porte », « Pour fêter une enfance », « Éloges » en dix-huit chants ; sous le titre La Gloire des Rois : « Récitation à l’éloge d’une Reine », « Amitié du Prince », « Histoire du Régent » (anciennement chant III d’« Éloges »), « Images à Crusoé », « Écrit sur la porte ». Le recueil est signé St‑J. Perse.

[22] Lors de notre transcription des variantes, nous utiliserons les signes suivants : V signifie variante (V1 / V2), L signifie langue (L1 / L2), le signe < V > désigne une variante supprimée, le signe [ V ] désigne une variante ajoutée. La cote MS EL 6 provient de la Fondation Saint-John Perse. Écrite à l’encre rouge, la pagination (1‑105) provient de Saint-John Perse. Toutes les variantes persiennes, qui tendent à l’effacement du caractère plurilingue des versions initiales, sont écrites à l’encre rouge.

[23] Nous distinguons la variante de lecture de la variante d’écriture. La variante d’écriture désigne une « réécriture qui intervient au fil de la plume, immédiatement ; elle est identifiable grâce à un critère de position : sa place est directement à droite de l’unité biffée, sur la même ligne. » (Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p. 246). La variante de lecture désigne une « réécriture qui intervient après une interruption du geste scriptural, généralement après une relecture ; sa place se situe dans l’espace interlinéaire ou dans les marges. » (id., ibid.).

[24] Nous entendons par créolisation linguistique le processus de naissance d’une expression créole à partir d’un substrat linguistique (une expression idiomatique de départ appartenant par exemple à la langue indigène des Caraïbes ou à l’africain des esclaves déportés) au contact d’autres langues formant un superstrat (par exemple le français, l’espagnol et l’anglais des colons antillais).

[25] OC, p. 28.

[26] Lettre à Valery Larbaud, Pau, décembre 1911, OC, p. 793.

[27] Parlé jadis sur les îles caribéennes, le caraïbe est, comme le tupi (Brésil) et le nahuatl (Mexique), une des nombreuses langues amérindiennes (langues indigènes d’Amérique). Il représente, avec les langues africaines (bambara, bantou), le substrat le plus important du créole antillais.

[28] De nombreuses recettes créoles utilisent le gombo (appelé aussi okra en Amérique du Nord) : gombos sautés, gombos en vinaigrette, gombos sauce créole…

[29] Nous citons ici l’ouvrage du Révérend Père Duss (botaniste célèbre et ami des parents d’Alexis Leger), qui figure dans la bibliothèque personnelle de Saint-John Perse, conservée dans les archives de la Fondation Saint-John Perse : R.P. Duss, Flore phanérogamique des Antilles françaises, Annales de l’Institut Colonial de Marseille, Mâcon, Protat frères, 1897, p. 238.

[30] Id., ibid., p. 230-231.

[31] Id., ibid., p. xxvii. Nous lisons également, p. 128 : « le fruit brun […] s’ouvre en quatre valves par déhiscence loculicide. » En botanique, l’expression « déhiscence » désigne la fonction de certains organes végétaux qui s’ouvrent à certaines époques pour libérer leur contenu (fruit, graine, pollen, spore).

[32] Voici comment l’écrivain antillais Édouard Glissant commente cette stratégie de dissimulation des éléments créoles : « Saint-John Perse parvient de manière magnifique à dissimuler les sources de son inspiration et de son langage, et en particulier les mécanismes créolisants de sa poésie : nous autres poètes antillais, nous clamons volontiers notre créolisation – ce que des amis à moi ont appelé une « créolité » – , alors que Perse la cache. Je pense que c’est une des grandes conquêtes qu’il accomplit sur le langage : en cachant ses sources, il nous oblige à les chercher, et je pense que cela est quelque chose qu’il partage avec les plus grands écrivains du XXe siècle : peut-être avec Faulkner et peut-être avec Joyce. Dire « sans dire tout en disant » est une des vocations des littératures modernes […] » (Édouard Glissant, Conférence du 15 avril 2004 à New York, in Saint-John Perse : Atlantique et Méditerranée, Samia Kassab-Charfi et Loïc Céry (dir.), La nouvelle anabase, n° 3, 2007, p. 169).

[33] La genèse scripturale étant toujours ponctuée par des phases de réception par l’auteur (lecture et correction du texte d’un état scriptural à l’autre), cette réception implique, dans le cas d’un texte plurilingue, souvent aussi une activité d’autotraduction.

[34] Pour une analyse exhaustive des variantes persiennes inscrites sur le manuscrit de T. S. Eliot, voir notre article « Saint-John Perse et T. S. Eliot : une traduction à deux plumes », op. cit. Pour l’histoire de cette collaboration fascinante, voir Henriette Levillain, Sur deux versants, op. cit.

[35] Pour la première édition de cette traduction, voir Anabasis. A poem by St-J. Perse with a Translation into English by T. S. Eliot, London, Faber and Faber, 1930.

[36] Le mot phosphore a pour sens étymologique la luminosité (grec jwsjoroV « lumineux, brillant » de jvV « lumière »). La luminosité étant symboliquement liée à l’esprit, le verbe phosphorer signifie, dans le registre familial, « travailler intellectuellement ». Ce qui peut expliquer, entre autres, l’association entre « phosphore » et « génie » dans ce passage.

[37] L’explication sémantique du titre Anabase révèle le recours à l’étymologie comme technique interprétative : « Pris dans sa double acception étymologique, il [le titre Anabase] signifie à la fois « montée en selle » et « expédition vers l’intérieur ». » (OC, p. 1108) Voir aussi cette annotation persienne sur le manuscrit de la traduction de T. S. Eliot : « Le mot Anabase est neutralisé dans ma pensée jusqu’à l’effacement d’un terme usuel, et ne doit plus suggérer aucune association d’idée classique. Rien à voir avec Xénophon. Le mot est employé ici abstraitement et incorporé au français courant avec toute la discrétion nécessaire – monnaie usagée et signe fiduciaire – dans le simple sens étymologique de “expédition vers l’intérieur” avec une signification à la fois géographique et spirituelle (ambiguïté voulue). Le mot comporte aussi, de surcroît, le sens étymologique de “montée à cheval”, “montée en selle” ». (ms. de T. S. Eliot)

[38] Le mot catastrophe, qui signifie initialement « le bouleversement, la chute, la défaite », peut lui aussi s’inscrire dans ce champ lexical.

[39] Le bilinguisme d’Éloges est attesté par sa réception problématique en France métropolitaine : de nombreux termes créoles restent incompris par le lecteur métropolitain, qui accuse le poète d’affabulation et d’extravagance. C’est uniquement en 1987, à l’occasion d’un colloque organisé en Guadeloupe pour célébrer le centenaire de la naissance du poète, que les critiques métropolitains furent éclairés par les critiques antillais au sujet des créolismes présents dans les poèmes de jeunesse. Les actes de ce colloque sont édités sous le titre Saint-John Perse : Antillanité et universalité, Henriette Levillain et Mireille Sacotte (éd.), Éditions caribéennes, 1988.

[40] Saint-John Perse, Lettre à Mrs. Henry Tomlinson Curtiss, OC, p. 1061.

[41] Oiseaux, OC, p. 413.

[42] Amers, OC, p. 373.

Top